Rupture des temps

dans le présent immobile

samedi 8 septembre 2018, par Etienne.

Penser fatigue

Voici un texte un tantinet difficile écrit voici plus de dix ans. Un tantinet difficile, surtout par paresse. Penser fatigue : le cerveau est l’organe du corps le plus gourmand en oxygène et en glucose. Fatigue plus grande qu’on est digital native, geek, addict. Ecran paresse à lire, surtout des textes qui imposent de s’affronter soi-même, d’affronter les limites de sa propre capacité à connaître, que nous croyons infinie pour ne pas voir ses limites. Paresse, préférence pour le présent, préférence pour la routine, cupidité : nous préférons la sécurité des cadres qui ne brisent pas notre confort.

Or, entre les faiblesses de nos capacités de représentation et le cataclysme en gésine la relation est directe. Mais cette relation, nous ne l’apercevons pas faute de pouvoir la concevoir. Car jamais l’humain, ses membres, ses sociétés, n’ont été confrontés à des changements aussi abrupts, massifs et rapides dont ils auraient gardé l’empreinte, d’expérience, de mémoire sur lesquelles s’appuyer pour comprendre, agir, s’adapter.

Innocente ignorance

Le cataclysme sera de notre main, alors que la plupart n’a pas encore saisi, ou ne peut pas saisir, l’ampleur et la proximité de la menace.
En tant qu’espèce, nous sommes incapables d’apercevoir la limite de notre entendement, que nous croyons d’une perspicacité sans limite. Alors que pour bonne part il est interpolation, approximation, intégration, héritage, recyclage, bricolage, accident.

Plutôt qu’affronter la monstrueuse ampleur des conséquences de nos actes passés – la possibilité dès maintenant du désastre local, global, rapide – la plupart préfère par aveuglement innocent ou stupide garder la sécurité d’œillères bien étanches et ne pas à avoir se soucier de questions trop grandes ou de temps trop éloignés.

Affronter nos propres limites cognitives et sociales, trouver le moyen par la culture, la politique et la technique d’accepter nos limites, en tant qu’espèce globale sur une planète finie, pour créer et nous adapter àu monde ravagé qu’ils nous laissent. Sinon nous ne survivrons pas.

Penser la catastrophe

La relation de cause à effet est fondée sur la proximité et la consécutivité. Il est impératif d’esquiver la charge de l’auroch acculé : la charge du ruminant est la cause, l’esquive de l’homme sa conséquence, parce que les deux évènements sont à la fois proches et consécutifs.

Les deux évènements sont liés dans le temps direct de l’expérience. Le référentiel implicite est celui trivial de l’homme vivant. Si, à l’inverse, les durées sont énormes – la dérive des continents entasse des nappes de charriage qui s’empilent en montagnes – le géologue infère de son expérience directe, de la causalité proximale, triviale, celle plus large, plus longue de la convexion magmatique qui meut les plaques terrestres sur le dos de rouleaux de magma.

Ainsi la causalité à large échelle de la dérive continentale reste-t-elle sur « le plancher des vaches », déduite du directement perceptible, du substrat trivial de l’expérience de l’espace et du temps. Les théories quantique ou relative tentent de tendre un pont entre le temps et l’espace triviaux, et celui où espace, temps, énergie sont des termes solidaires et permutables. Quelle est leur traduction sensible ?

Mais si la forme du temps, de l’espace et de l’énergie n’est pas celle de ma perception, alors la relation entre cause et effet ne se joue pas nécessairement selon les géodésiques locales du temps, de l’espace et de l’énergie, seules accessibles à ma perception. Si bien qu’apparemment, des événements disjoints dans l’espace et le temps triviaux peuvent être, vus d’ailleurs, proches et consécutifs.

Nous sauver de la faim, cette peur archaïque, vitale, transcendante, nourrir la planète, produire des engrais, bâtir les industries nécessaires, raffiner les carburants des tracteurs, des camions, acheminer sur des routes de goudron à des distances de plus en plus considérables les récoltes de l’agriculture mécanique qui impose le remembrement des parcelles, l’arrachage des haies, d’extraire le charbon, les minerais, le pétrole, ces dépôts d’ères entières épuisés en deux siècles d’industrialisation, creuser, excaver, niveler, terrasser au point que le travaux humains deviennent le premier agent d’érosion, ouvrir à coup de dynamite des ports, des voies de béton pour drainer les récoltes, acheminer les intrants, exporter les extrants, organiser les marchés, centraliser la collecte des capitaux, accélérer leur rotation, financer les investissements et les amortissements, écrémer les profits, travailler plus, s’alimenter plus, consommer plus, et entretenir la compulsion de produire et de consommer toujours, réguler le symbole pour qu’il serve toujours à fuir la pleine liberté, la pleine autonomie, la pleine responsabilité d’une destinée assumée en tout être : voilà la trajectoire de la modernité, l’un possible des destins humains, où l’accident nous aura fourvoyés.

Bientôt le moteur de la crainte, du manque, de la peur de la faim, de la compulsion de manger, de produire, excède ses propres rives. L’atmosphère s’emplit de carbone anthropique qui hausse les températures, relève le niveau des mers, ajoute à l’énergie globale du système des quantités énormes d’entropie, multiplie les tornades, tempêtes, typhons, ouragans.

L’excès modifie les profils d’équilibre des fleuves, rivières, ruisseaux, suscite tout au long de leurs cours et très loin des rivages et jusqu’aux sources instables des montagnes des remaniements profonds, glissements de terrains, effondrements de versants, fluage de sols imbibés d’eau.

Dans les régions subarctiques, les pergélisols préservent gelées d’énormes masses de végétaux décomposés. En fondant, ils relâchent déjà des quantités colossales de carbone, dans un cercle vicieux auto-entretenu de réchauffement-dégazage. Les océans saturés sont incapables de continuer à jouer leur rôle de puits à carbone.

L’élévation des températures suscite la fusion des clathrates, ces hydrates de méthane posés au fond des océans, dont le pouvoir calorique est vingt fois supérieur à celui du CO2. Leur dégazage pourrait n’être pas graduel, mais brutal. Quelques jours suffiraient.

La calotte antarctique est aujourd’hui mitée de puits énormes où s’engouffrent en cataracte des fleuves d’eau formant sous elle des lacs qui la soulèvent, où flottent bientôt des pans entiers d’islandsis qui pourraient en quelques heures glisser en masse vers l’océan déclenchant un gigantesque tsunami planétaire.

Le Gulf Stream, altérant brutalement son cours, pourrait en quelques semaines dire la messe de l’espèce. Associé à des précipitations abondantes, le globe s’enfoncerait dans une glaciation planétaire, résultat paradoxal du réchauffement climatique. Cette phase de « terre blanche », la terre l’a peut-être déjà traversé par le passé. La « terre blanche » constitue l’un des attracteurs étranges, l’un des équilibres méta-stables du chaos stochastique caractérisant la dynamique du climat.

De ces scénarii, quel sera notre destin, tandis qu’à la faveur de l’effondrement halieutique et agricole, de l’altération des biotopes, disettes, épizooties, épidémies et pandémies se répandent parmi des populations fragilisées, déstabilisées par plusieurs siècles d’exode, aux solidarités pulvérisées, moralement asthéniques, tandis que se pressent aux frontières débordées des centaines de millions de réfugiés affamés, alors qu’irrédentismes et terrorismes partout imposent le feu, le sang, le recours à la guerre préparée de longtemps par des armes terrifiantes ?

Les abeilles assurent la pollinisation de quatre-vingts pour cent des espèces végétales. Plus du tiers de l’alimentation humaine dépend de ces insectes. Les pesticides que l’agriculture intensive épand pour accroître les rendements et, dit-on, préserver la planète de la famine, se retrouvent dans les pollens et les nectars que consomment les pollinisateurs et leurs larves.

Le développement des monocultures raréfie les ressources et les variétés de pollen, ce qui affecte la santé des abeilles, ouvre le champ à l’apparition de parasites ou d’affections virales nouvelles, tandis qu’à la faveur d’un climat changeant et de dissémination liée aux transports des hommes ou des marchandises, des espèces allochtones font leur apparition .

Pour tenter d’enrayer leur prolifération, on rend résistantes les cultures vivrières en manipulant leur génome pour les rendre toxiques à leurs agresseurs. Toxiques, elles le deviennent pour toute la biosphère, pour les vaches qui la consomment et les hommes qui mangent du steack-salade. Les pouponnières de la ruche ressemblent de plus en plus souvent à des cimetières, tandis que la fertilité déclinante des spermatozoïdes des mâles humains annonce des crèches silencieuses.

En quoi la chute d’un astéroïde sur le Yucatan concerne-t-elle l’aventure humaine ? En précipitant la fin des dinosaures, l’écrasement du bolide aurait précipité l’avènement des primates, parmi eux le sapiens.

Contre Euclide ou Newton, le futur n’est pas une simple prolongation des lignes du passé. Une espèce disparue ne renaîtra jamais à l’identique, prévient Konrad Lorenz. Une espèce est la rencontre d’une racine génétique et d’une niche écologique. Elle est la croisée, la rencontre dynamique d’un potentiel génétique, d’un territoire, de ressources, de conditions climatiques, de populations concurrentes, d’accidents, écheveau tellement enchevêtré qu’il est impossible de le désintriquer.

Ce qui s’est produit ne peut nullement ne pas s’être produit, et aucun des évènements antérieurs, proche ou distant, majeur ou mineur, ne peut plus s’exclure de la conjonction des causes menant à la conséquence actuelle. On tente de sauver un germon à partir de la poignée de gênes qui subsistent, de sorte que si l’espèce n’eût été décimée, son avenir eût nécessairement différé dans des proportions potentiellement énormes. Dans quinze ou vingt mille ans, elle devra sa forme à sa décimation anthropique quinze ou vingt mille ans plus tôt.

Nos cellules sont dotées de mitochondries, essentielles à la conversion du glucose en énergie. Elles possèdent leur propre ADN et seraient les vestiges de « parasites » ayant un jour infecté quelque proto-cellule. Tous les métabolismes du vivant sont construits sur des régulations aussi vieilles que la vie, quelque quatre milliards d’années. Une infection accidentelle artificielle, touchant à des mécanismes fondamentaux mis en place très tôt par la vie entraînerait-elle dans le futur des conséquences d’ampleur symétrique ? S’il arrivait qu’au cours d’un incident scientifique ou terroriste, une fuite dispersât quelque nano-élément qui trouve à se glisser au sein d’un génome vivant , se pourrait-il que se développe une pandémie aux conséquences infinies en magnitude et durée ?

Introduire une variabilité génomique minime, polluer accidentellement ou non les métabolismes par l’injection de chaînes nanoscopiques inédites, sont des actions d’une brutalité fulgurante appliquées à des systèmes dont les homéostasies, les cycles d’action et de rétroaction suivent des dynamiques multimillénaires. De telles actions ont le potentiel de rompre des chaînes de millions de maillons, déséquilibrant les stocks vivants, entraînant en cascade la rupture d’autres cycles parfois fort éloignés, qu’on tente de corriger par des actions apparemment rationnelles qui en retour induisent des oscillations plus amplifiées encore, dans tous les ordres de conséquence : eaux empoisonnées, terres toxiques, campagnes désertées, exils continentaux, génocides, villes asphyxiées, personnalités désaxées, étoffe sociale désagrégée, modes de vie broyés, rythmes si effrénés qu’ils laissent stupéfaits et désarmés les temporalités longues du terreau biologique et ceux du vivre ensemble.

Dissonance des temporalités, discordance des durées auxquelles répondent l’énormité énergétique des agressions anthropiques, rythmes déchaînés par les outils mais dont l’ampleur des conséquences excède de loin toutes les possibilités de remédiation technique. La haute instabilité des effets répond à la haute énergie des influx. Les temps linéaires sont désormais finis.

Comme l’action humaine gagne en magnitude, en impact, en puissance, en intensité, orages et tempêtes s’enchaînent, l’instabilité s’étend, le tangage enfle, les à-coups exacerbent les voltes qui nourrissent les secousses ; le système gavé d’énergie rompt toutes digues, les vecteurs tirent à hue et a dia, les durées dérapent sur des orbes fuyants, comme si partout, à toutes les échelles, de l’ADN au climat, du virus à l’homme et aux populations, toutes les trajectoires sombraient dans le chaos , nourries d’impulsions formidables, et finalement toutes les cordes tendues à l’excès en une dissonance synchrone, dans un claquement paroxysmique rompent, laissant derrière elle le seul écho du vide comme le claquement d’un fouet ?

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P.-S.

Illustrations
1 : représentation d’artiste de l’intrication quantique
2 : représentation d’artiste de la superposition d’états quantiques
3 : Chaos, par Johnson Pollock
4 : Emergence du manifeste : représentation d’artiste
5 : Réseaux de câbles informatiques : une vision réaliste de la causalité


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