Voici deux entretiens avec Raoul Vaneigem, qui prennent du recul pour voir les révoltes en cours sous d’autres angles et éviter les pièges :
Raoul Vaneigem : « Sauver les acquis sociaux ? Ils sont déjà perdus »
Auteur d’une quarantaine d’ouvrages, le philosophe et médiéviste belge n’en démord pas : il ne tient qu’à nous de changer la donne. Figure de l’Internationale situationniste (IS) — qui, de 1957 à 1972, s’opposa au règne de la marchandise et du « travail aliénant » pour mieux louer « l’autogestion généralisée1 » —, Vaneigem s’est tenu, sa vie durant, à distance des grands médias. Celui qui publia il y a quelques décennies de cela un appel à la grève sauvage et au sabotage sous le nom de Ratgeb observe aujourd’hui le soulèvement des gilets jaunes et les ZAD avec un enthousiasme non dissimulé ; hors de l’Europe, c’est au Chiapas et au Rojava qu’il perçoit les formes d’une alternative émancipatrice. Persuadé que les urnes ne sont d’aucun secours, son dernier livre enfonce le clou ; la frappe est optimiste : tourner la page de l’Homo œconomicus et défendre l’ensemble du vivant, cela se peut encore. Nous nous sommes entretenus avec lui.
Extraits :
Les techniques publicitaires l’ont emporté sur la terminologie politique, emmêlant, comme on sait, gauche et droite. Quand on voit d’un côté le ridicule d’élections accaparées par une démocratie totalitaire qui prend les gens pour des imbéciles, et d’autre part le mouvement des gilets jaunes qui se moque des étiquettes idéologiques, religieuses, politiques, refuse les chefs et les représentants non mandatés par la démocratie directe des assemblées et affirme sa détermination de faire progresser le sens humain, on a raison de se dire que tout ce fatras idéologique, qui a fait couler tant de sang, obtenant au mieux des acquis sociaux désormais envoyés à la casse, décidément, oui, nous n’en avons plus rien à foutre !
Quant à la question de la majorité et de la minorité, je me suis plus d’une fois expliqué à ce sujet. Selon moi, le vote en assemblée autogérée ne peut se réduire à du quantitatif, à du mécanique. La loi du nombre s’accorde mal avec la qualité du choix. Pourquoi une minorité devrait-elle s’incliner devant une majorité ? N’est-ce pas retomber dans la vieille dualité de la force et de la faiblesse ? Passe pour les situations où l’urgence prescrit d’éviter les discussions et tergiversations sans fin, mais même s’il s’agit de décider d’une broutille sans conséquence dommageable, la concertation, la palabre, la conciliation, l’harmonisation des points de vue, autrement dit le dépassement des contraires, sont indéniablement préférables à la relation de pouvoir qu’implique la dictature des chiffres. Essayons de n’avoir pas à « travailler dans l’urgence. » A fortiori, j’estime que, serait-elle adoptée à une large majorité, une décision inhumaine — un châtiment, une peine de mort par exemple — est irrecevable. Ce ne sont pas des Hommes qu’il faut mettre hors d’état de nuire, c’est un système, ce sont les machines de l’exploitation et du profit. Le sens humain d’un seul l’emportera toujours sur la barbarie de beaucoup.
Ce n’est pas de la dénonciation des chefs grenouillant dans les assemblées d’autogestion que nous avons besoin, c’est de la prééminence accordée à la solidarité, au sens humain, à la prise de conscience de notre force potentielle et de notre imagination créatrice. Certes, la mise en œuvre délibérée d’un projet plus vaste est encore tâtonnante et confuse, mais au moins est-elle déjà l’expression d’une saine et tranquille colère qui décrète : plus personne ne me donnera des ordres, plus personne ne m’aboiera dessus !
Sauver les acquis sociaux ? Ils sont déjà perdus. Trains, écoles, hôpitaux, retraites sont poussés à la casse par le bulldozer de l’État. La liquidation continue. La machine du profit, dont l’État n’est qu’un banal engrenage, ne fera pas marche arrière. Les conditions idéales seraient pour lui d’entretenir une atmosphère de guerre civile, de quoi effrayer les esprits et rentabiliser le chaos. Les mains de l’État ne manipulent que l’argent, la matraque et le mensonge. Comment ne pas faire plutôt confiance aux mains qui dans les carrefours, les maisons du peuple, les assemblées de démocratie directe, s’activent à la reconstruction du bien public ?
La belle victoire que de faire trembler un technocrate qui a le cerveau d’un tiroir-caisse ! L’État n’a rien cédé, il ne le peut, il ne le veut. Sa seule réaction a consisté à surévaluer les violences, à recourir au matraquage physique et médiatique pour détourner l’attention des véritables casseurs, ceux qui ruinent le bien public. Comme je l’ai dit, les bris de vitrines, si chers aux journalistes, sont l’expression d’une colère aveugle. La colère se justifie, l’aveuglement non ! La valse à mille temps des pavés et des lacrymogènes fait du sur-place. Les instances gouvernementales y trouvent leur compte.
Interview de Vaneigem pour We Demain n° 26
1.Un demi-siècle après mai 68, aucun slogan contestataire n’est arrivé aux chevilles de ceux que vous avez inspirés à l’époque. Les poètes regardent-ils ailleurs ?
La poésie écrite n’est que l’écume de la poésie vécue. L’acte poétique par excellence est aujourd’hui le réveil de la conscience humaine, après cinquante ans de somnolence, d’abrutissement consumériste et médiatique. Les mots « Réveil des lucioles » inscrits sur le gilet jaune d’une manifestante me paraissent aussi prometteurs que l’antienne de 1968 « Nous voulons vivre et non survivre. » Peut-on mieux exprimer le retour à la vie et le refus de la destruction de la terre par la grande broyeuse du profit ?
2. Voyez-vous les ZAD comme des zones d’autonomie dont la genèse viendrait de la pensée Situ et les zadistes comme des néo-situationnistes ? Si oui, comment définiriez-vous ce situationnisme du XXIe siècle ?
Il n’y a pas de néo-situationnistes. Le situationnisme est une vulgaire idéologie, bonne à enfariner les faquins qui ont le ridicule d’appeler philosophie la nullité mentale dont se rassasient les mondanités parisiennes. En revanche, la pensée qui a nourri la radicalité de Mai 1968 en est encore à se frayer lentement un chemin. Rappelons qu’il ne s’agissait de rien de moins que de fonder une société autogérée où les assemblées de démocratie directe mettraient fin à l’État, au « monstre froid » protecteur des exploiteurs et oppresseur des exploités. L’alliance du parti communiste et du gouvernement français avait alors brisé un élan révolutionnaire, à vrai dire déjà gangrené de l’intérieur par l’arrivisme des petits caporaux gauchistes. Qu’il n’y ait pas de chefs chez les Gilets jaunes et que seul l’aval des assemblées accrédite un porte-parole marque un net progrès sur le Mouvement des occupations de 1968.
3. Vous dites que « l’histoire ne manque pas de moments où la poésie triomphe de la barbarie ». Ce triomphe a parfois été l’œuvre d’un homme providentiel, d’un héros, comme Gandhi ou Mandela. Le caractère tutélaire que représente un tel personnage entrave-t-il l’évolution vers une société autogérée ?
L’homme providentiel est le produit d’un choc sismique entre le système économique en quête d’une forme nouvelle et l’insatisfaction existentielle d’une population désespérant d’accéder à un sort meilleur. Même si Gandhi et Mandela ont incarné l’espoir d’une amélioration sociale, ils n’avaient aucune chance d’éradiquer la misère de leur pays, parce qu’ils étaient l’État, le Léviathan des intérêts privés, le pouvoir qui protège en opprimant. Ils n’ont été que les bergers d’une barbarie en transhumance. Du moins avaient-ils gardé une conscience humaine et fait montre d’une générosité réformiste, dont ils n’ignoraient pas les limites. On sait que, de Bonaparte à Pol Pot, la brutalité et la veulerie ont toujours favorisé l’accession d’un guide suprême à la tête d’un pays. Mais, aujourd’hui, quelle Providence irait-elle s’accommoder d’un rouage rudimentaire, dont la fonction est de cliqueter au rythme d’une machine absurde, dénuée d’humanité ?
4.Vous dites de la poésie qu’elle est « l’antidote de l’intellectualité », et aussi qu’elle peut « éradiquer la nuisance du capitalisme parasitaire. » Peut-on l’enseigner à l’enfant ? En le soustrayant à l’école ? En changeant quoi dans les modes éducatifs ?
C’est à l’enfant qu’il appartiendrait de nous enseigner l’art d’être humain si l’éducation que nous lui assénons ne lui désapprenait pas de vivre. Le laisser découvrir l’expérience de la vie en commun, les conflits qu’elle génère et leur résolution possible, tel est le projet que propage aujourd’hui la volonté d’éradiquer l’enseignement concentrationnaire, l’endoctrinement à la servilité citoyenne, l’initiation aux pratiques de la prédation, de la concurrence, de la compétition, la fabrication de ces esclaves de marché dont les technocrates qui prétendent nous gouverner illustrent le pitoyable ridicule. La force du mouvement subversif, dont les Gilets jaunes ne sont qu’un épiphénomène, tient principalement à la volonté d’un retour à la base et au souci d’aborder sous l’angle des préoccupations locales – village, quartier, région - des problèmes que l’Etat ne peut et ne veut gérer qu’au profit des puissances financières. Le temps est venu de faire de l’école l’affaire de toutes et de tous, de l’arracher à l’État et à sa science sans conscience.
5. Connaissez-vous dans le monde des zones où la poésie, la créativité, les arts, ont plus de chance de fleurir qu’ailleurs ?
Partout où les femmes sont à la pointe du combat pour la vie souveraine, partout où leur résolution brise le pouvoir patriarcal et dépasse cette opposition entre virilisme et féminisme qui trop souvent freine et occulte une commune aspiration à être simplement humain. Partout où la solidarité sans frontière abolit le racisme, l’antisémitisme (ce « socialisme des imbéciles »), la xénophobie, le sexisme, l’homophobie. Partout où est jetée à bas la structure hiérarchique et la technique du « bouc émissaire » indispensable à l’art d’assujettir ses semblables.
6. Vous dites qu’ « Il n’y a pas de cœur où ne se loge une puissance de vie avide de s’affirmer en s’affinant à la lumière de son intelligence sensible ». Cette « intelligence sensible », qui traverse tous vos écrits, n’est-elle pas la source vive de votre philosophie ?
Elle est surtout source de vie. Aiguiser chaque jour la conscience de ma volonté de vivre me dispense de jouer un rôle. Je ne suis ni philosophe, ni écrivain, ni agitateur, ni maître à penser. Combattre le vieux monde m’aide à « avancer dans l’hiver à force de printemps », comme dit Charles de Ligne. Que nous soyons entrés dans une période critique où la moindre contestation particulière s’articule sur un ensemble de revendications globales me ravit, comme me ravit, dans ce mouvement de révolte en quête d’une révolution, le combat du cœur contre l’esprit du tiroir-caisse.
7. Vous dites que « l’insoumission même est résignée ». Pensez-vous cela des gilets jaunes ?
Trop de luttes d’émancipation ont été rongées dès le départ par l’idée d’une défaite inéluctable. Les « no pasaran » et autres fanfaronnades du triomphalisme n’ont jamais fait qu’exorciser la peur panique, inhérente à une action militaire. La servitude volontaire élève autour de nous des murs de lamentations qui justifient et entretiennent notre résignation.
A la différence des mouvements revendicatifs du passé, la grande vague insurrectionnelle qui agite la France ne se soucie ni de victoire ni de défaite, elle se borne à manifester sa résolution inébranlable, sa volonté de recommencer sans relâche ; comme renaît sans cesse la passion de vivre.
8. Pour vous le mouvement des gilets jaunes n’est-il qu’une jacquerie qui alimente le système ou marque-t-il l’irruption d’une contestation radicale ?
Assurément, le pouvoir étatique et marchand préférerait n’y voir qu’une resucée de jacquerie, une de ces émeutes plébéiennes traditionnellement matées dans le sang. Hélas pour lui, l’insurrection populaire rappelle plutôt celle du 14 juillet 1789, lorsqu’une poignée d’hurluberlus qui n’avaient lu ni Diderot ni d’Holbach ni Rousseau ni Meslier offrirent à la pensée des Lumières le flambeau d’une liberté qui continue d’éclairer le monde, alors que le mot, lui, a pourri. On est en droit de parler d’une poésie faite par tous quand la conscience humaine se défait du mensonge qui identifie la liberté à la liberté du commerce, à la liberté d’exploiter, de tuer, d’empoisonner. Comment le gouvernement ne serait-il pas condamné à un désarroi croissant ? Comment pourrait-il comprendre que ce qui est engagé n’est pas un combat contre l’État mais une lutte pour la vie ?
9. Vous dites que « le vieux potentiel de crédulité n’a aucune peine à faire boutique des prédictions scientifiques qui, du cataclysme nucléaire au cataclysme écologique, en passant par la valse macabre des pandémies, ont un énorme succès ». Rangeriez-vous les collapsologues parmi ces « boutiquiers » ?
Je salue les donneurs d’alertes. Que les sirènes d’alarme retentissent partout pour mettre en garde contre la dégradation climatique, l’empoisonnement agro -alimentaire, la pollution industrielle et le cynisme d’un gouvernement qui protège Total mais instaure une taxe sur le carburant, cela fait partie de l’éveil des consciences. Mais ces manifestations ne feront pas changer d’un iota la politique des Etats, indécrottablement à la botte des multinationales désertifiant la planète. Dans le sillage de la déconvenue des militants se développe alors une idéologie de la catastrophe inéluctable, un sentiment de fatalité. Le marché de la peur est là pour prendre en charge le désespoir de ceux qui ont l’impression de se battre pour rien. Une énergie considérable se dissipe dans l’angélisme des bonnes intentions, dans l’indignation impuissante des protestations de rue. Ne serait-elle pas plus utile, cette énergie, si elle s’investissait dans le combat que des Zads livrent dans leur régions contre les nuisances, les entreprises polluantes, l’empoisonnement des terres, de l’eau, de la nourriture ? C’est là, au niveau local, que prennent leur sens et leur efficacité les véritables revendications en faveur du climat et de l’environnement.
10. Vous nous rappelez que toute pensée subversive est porteuse d’une nouvelle tyrannie. Si nous réussissions à subvertir à la fois le capitalisme planétaire, la société de la consommation et celle du spectacle, et même l’usage de la monnaie, de quelle tyrannie aurions-nous alors intérêt à nous méfier ?
Sans doute du réflexe de prédation, de ce résidu d’animalité non dépassée, de la fascination morbide exercée par le pouvoir. C’est de l’apparition des Cités-Etats que datent les guerres, la résolution des conflits par la violence, le patriarcat, la hiérarchie divisant la société en maîtres et esclaves. Ce qu’un mensonge séculaire impute à la nature de l’Homme est en réalité l’effet d’une dénaturation qui affecte l’homme et la femme, les déshumanise par un système d’exploitation, leur impose une séparation factice en une tête dirigeante, émanation du travail intellectuel, et un corps astreint au travail manuel. Plus que des objurgations morales, l’instauration d’un style de vie viendra à bout de cette tare ancrée en nous depuis des millénaires.
11. Vous proposez « d’avancer vers une métamorphose où l’homme, artiste total de sa propre existence deviendrait un être humain dans un processus expérimental ouvrant le champ de tous les possibles ». N’est-ce pas précisément ce champ de tous les possibles, cette liberté qui tétanise ? La peur n’est-elle pas le plus grand obstacle à l’avènement de l’Homo ecologicus ?
La remarque de Scutenaire « Pauvres oiseaux qui ne mangez qu’à grand peur » s’applique à l’existence quotidienne de millions d’hommes et de femmes traités par le système d’exploitation économique et social comme un entremêlement de bêtes de somme et de bêtes de proie. Tant que la volonté de vivre n’aura pas aboli la lutte de survie (struggle for life) et arasé les arènes de la misère concurrentielle, la peur restera omniprésente. Seule en viendra à bout (avec sa sœur jumelle, la culpabilité) une joie de vivre qui n’a besoin que d’audace, et encore de l’audace, pour revendiquer son absolue souveraineté.
12. Quels conseils de lecture donneriez-vous aux générations futures ?
Apprendre d’abord à déchiffrer leur existence, celle qui leur est imposée par une société de prédateurs et celle que, du fond du cœur, ils désirent passionnément. Et incidemment, de feuilleter pour mémoire le livre le plus durablement interdit et occulté de l’histoire, le Discours de la servitude volontaire écrit par un adolescent de 17 ans, Étienne de la Boétie.