Quelle décroissance voulons-nous ?

Des réformes altercapitalistes illusoires et absurdes OU un basculement anticapitaliste ?

samedi 17 juillet 2021, par Auteurs divers.

Voici quelques textes pour lancer la réflexion sur les différentes variantes, parfois opposées, de décroissance :

LACROISSANCE, 𝗨𝗡𝗘 𝗨𝗧𝗢𝗣𝗜𝗘 𝗥𝗔𝗦𝗦𝗨𝗥𝗔𝗡𝗧𝗘 𝗣𝗔𝗥𝗠𝗜 𝗗’𝗔𝗨𝗧𝗥𝗘𝗦 POUR CIVILISÉS ÉCO-ANXIEUX

Certes, la décroissance n’est pas un monolithe. Dans l’ensemble, on pourrait distinguer deux décroissances différentes. Une première plutôt anarchiste, anticapitaliste, technocritique, anti-industrielle (incarnée, par exemple, par certains contributeurs du journal 𝐿𝑎 𝐷𝑒́𝑐𝑟𝑜𝑖𝑠𝑠𝑎𝑛𝑐𝑒, certains individus proches des éditions l’Échappée, outre-Atlantique par des personnes comme Yves-Marie Abraham, et bien d’autres). Une seconde étatiste, alter-industrialiste, alter-capitaliste, ignorant tout ce en quoi la technologie, l’État et le capitalisme posent fondamentalement problème, incarnée par Jason Hickel, Kate Raworth, Timothée Parrique, Delphine Batho, etc.

C’est à cette seconde décroissance que je fais ici référence. Selon ses thuriféraires, le principal problème de notre temps réside dans l’insoutenabilité du système économique actuel, qu’il convient de limiter, de défalquer à plusieurs niveaux, de réformer et de tenir sous contrôle de diverses manières, notamment au travers de mécanismes de planification étatique, en vue de le rendre soutenable et (un peu plus) juste. Une critique aussi totale du monde existant ne peut, bien entendu, qu’effrayer les autorités, les institutions et les médias dominants. C’est sans doute pour cela que Jason Hickel, qui travaille pour la célèbre London School of Economics et est aussi membre de la Harvard-Lancet Commission on Reparations and Redistributive Justice (Commission Harvard-Lancet sur les réparations et la justice redistributive), travaille également pour l’ONU, et plus précisément pour le Bureau du rapport sur le développement humain du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), figure au conseil consultatif du Green New Deal for Europe (Pacte vert pour l’Europe), et écrit pour d’immenses médias de masse comme 𝑇ℎ𝑒 𝐺𝑢𝑎𝑟𝑑𝑖𝑎𝑛, 𝐹𝑜𝑟𝑒𝑖𝑔𝑛 𝑃𝑜𝑙𝑖𝑐𝑦 et 𝐴𝑙 𝐽𝑎𝑧𝑒𝑒𝑟𝑎. Ou que Kate Raworth, qui a travaillé en tant qu’économiste au Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) de 1997 à 2001, puis pour Oxfam (ONG financée en bonne partie par des fonds privés, étatiques et supra-étatiques, comme la Bill & Melinda Gates Foundation, la Rockefeller Foundation, la David and Lucile Packard Foundation, la Hewlett Foundation (Hewlett-Packard = HP), et d’autres) de 2001 à 2013, a vu son livre 𝐿𝑎 𝑇ℎ𝑒́𝑜𝑟𝑖𝑒 𝑑𝑢 𝑑𝑜𝑛𝑢𝑡 : 𝑙’𝑒́𝑐𝑜𝑛𝑜𝑚𝑖𝑒 𝑑𝑒 𝑑𝑒𝑚𝑎𝑖𝑛 𝑒𝑛 7 𝑝𝑟𝑖𝑛𝑐𝑖𝑝𝑒𝑠 sélectionné pour le prix du livre de l’année 2017 du 𝐹𝑖𝑛𝑎𝑛𝑐𝑖𝑎𝑙 𝑇𝑖𝑚𝑒𝑠 et de McKinsey Business.

Quelle décroissance voulons-nous ?
Garder le même système délétère en l’aménageant, ou rompre pour basculer vers autre chose ?

Ce que ces promoteurs d’une civilisation industrielle basse consommation perma-éco-biocirculaire ont en commun, ou plutôt, 𝑛’𝑜𝑛𝑡 𝑝𝑎𝑠 en commun, c’est une compréhension honnête et solide de la situation présente, des origines et de la nature (antidémocratique) de l’État, de ce qui constitue le capitalisme et des implications sociales et écologiques de la technologie et de l’industrie (du rapport entre complexité technique et complexité sociale, entre technologie et autoritarisme) — entre autres choses. Ce qu’ils ont en commun, c’est de nous faire miroiter l’idée selon laquelle, dans l’ensemble, pour l’essentiel, en vue de résoudre les problèmes de notre temps, notre monde n’a pas à être fondamentalement chamboulé. Fort heureusement, l’industrie du bâtiment, l’eau courante dans les canalisations, les routes, l’électricité, internet, les réfrigérateurs, les fours et les téléphones, on peut garder. Il ne s’agit pas d’en finir avec l’économie, mais de réformer l’économie afin de parvenir à une « économie alternative » (Timothée Parrique). Non pas en finir avec le travail, mais « moins travailler pour réduire le chômage », non pas en finir avec le monde de la finance, mais « ralentir et rétrécir le monde de la finance », non pas se débarrasser de l’État, mais en retourner à « l’État providence », non pas en finir avec l’économie, mais instaurer une « économie partiellement démarchandisée et décentralisée », non pas abolir les éléments constitutifs du capitalisme que sont la « propriété privée, le travail salarié, et la monnaie à usage général », mais opérer une transition qui « changerait profondément chacune de ces institutions » (Parrique toujours).

En promouvant une « économie alternative » plutôt qu’une alternative à l’économie, en proposant de repenser les catégories fondamentales du capitalisme plutôt que de les rejeter, Timothée Parrique, qui se réclame pourtant souvent de l’anticapitalisme, n’a rien d’un anticapitaliste : proposer de remanier les éléments constitutifs du capitalisme, c’est promouvoir un autre capitalisme, un altercapitalisme. Et Timothée Parrique d’affirmer, au bout du compte, que : « La décroissance est un mouvement florissant et une idée qui bouge. Sa force, c’est qu’elle rassemble un écosystème d’idées, par exemple la philosophie Amérindienne du buen vivir, l’Économie du Bien Commun, l’éco-socialisme, les commons, l’économie perma-circulaire, l’Économie Sociale et Solidaire, l’économie stationnaire, le mouvement des Villes en Transition, et bien d’autres. »

Un sacré mélange de tout et de n’importe quoi, assez représentatif de la mystification absurde que constitue cette décroissance. On comprend cependant pourquoi elle plait, pourquoi les médias peuvent lui accorder une place (toute relative), pourquoi le milieu universitaire produit et peut financer toutes sortes de chercheurs décroissants, pourquoi des décroissants sont célébrés par le 𝐹𝑖𝑛𝑎𝑛𝑐𝑖𝑎𝑙 𝑇𝑖𝑚𝑒𝑠 et travaillent pour l’ONU, pourquoi on peut lire des plaidoyers en faveur de la (en tout cas de cette) décroissance sur le site de 𝐵𝑙𝑜𝑜𝑚𝑏𝑒𝑟𝑔 ou de 𝑇ℎ𝑒 𝐸𝑐𝑜𝑛𝑜𝑚𝑖𝑐 𝑇𝑖𝑚𝑒𝑠, etc. L’opposition d’opérette, inoffensive qu’elle constitue (non-violente, qui ne vise aucunement à renverser l’État ou le gouvernement, qui, fondamentalement, ne remet rien en question), peut être encouragée à peu de frais et même à profit par les institutions et les classes dominantes et même les organisations gouvernementales, qui y trouvent un ennemi de paille.

(Dans leur excellent ouvrage 𝐶𝑎𝑡𝑎𝑠𝑡𝑟𝑜𝑝ℎ𝑖𝑠𝑚𝑒, 𝑎𝑑𝑚𝑖𝑛𝑖𝑠𝑡𝑟𝑎𝑡𝑖𝑜𝑛 𝑑𝑢 𝑑𝑒́𝑠𝑎𝑠𝑡𝑟𝑒 𝑒𝑡 𝑠𝑜𝑢𝑚𝑖𝑠𝑠𝑖𝑜𝑛 𝑑𝑢𝑟𝑎𝑏𝑙𝑒, Jaime Semprun et René Riesel faisaient d’ailleurs remarquer, à propos de la décroissance, que sa « fadeur doucereusement édifiante [était] surtout le résultat d’une sorte de politique : celle par laquelle la gauche de l’expertise cherche à mobiliser des troupes en rassemblant tous ceux qui veulent croire qu’on pourrait “sortir du développement” (c’est-à-dire du capitalisme) tout en y restant. [...]
L’idéologie de la décroissance est née dans le milieu des experts, parmi ceux qui, au nom du réalisme, voulaient inclure dans une comptabilité “bioéconomique” ces “coûts réels pour la société” qu’entraîne la destruction de la nature. Elle conserve de cette origine la marque ineffaçable : en dépit de tous les verbiages convenus sur le “réenchantement du monde”, l’ambition reste, à la façon de n’importe quel technocrate à la Lester Brown, “d’internaliser les coûts pour parvenir à une meilleure gestion de la biosphère”. Le rationnement volontaire est prôné à la base, pour l’exemplarité, mais on en appelle au sommet à des mesures étatiques : redéploiement de la fiscalité (“taxes environnementales”), des subventions, des normes. »)

Timothée Parrique explique ailleurs (après avoir exposé un credo illustratif de sa décroissance : « Mieux vaudrait moins prendre l’avion, en attendant que des technologies capables de faire voler des avions propres existent réellement ») : « J’aime bien la définition de la décroissance que donne l’anthropologue Jason Hickel : “une réduction planifiée de l’utilisation excessive d’énergie et de ressources dans les pays riches, afin de rétablir l’équilibre entre l’économie et le monde vivant, tout en réduisant les inégalités et en améliorant l’accès des populations aux ressources dont elles ont besoin pour vivre longtemps, en bonne santé et s’épanouir”.
Le but de la décroissance est de construire une économie plus résiliente et qui permette de satisfaire les besoins de manière efficace, juste et soutenable. Ce modèle économique alternatif demande de repenser le travail, la propriété, la monnaie, la finance, le commerce, afin que tout cela puisse fonctionner sans dépasser les limites écologiques tout en préservant les minimas sociaux. C’est la théorie du donut de Kate Raworth. »

Kate Raworth (économiste et figure majeure d’Extinction Rebellion) qui n’est pas pour rien célébrée par le 𝐹𝑖𝑛𝑎𝑛𝑐𝑖𝑎𝑙 𝑇𝑖𝑚𝑒𝑠, qui verse effectivement, entre autres choses, dans la technolâtrie la plus grotesque (Serge Latouche n’aurait sans doute pas osé !) : « Quiconque a une connexion Internet peut se divertir, s’informer, apprendre et enseigner dans le monde entier. Le toit de chaque foyer, école ou entreprise peut générer une énergie renouvelable et, avec l’aide d’une monnaie blockchain, vendre le surplus dans un microréseau. Avec l’accès à une imprimante 3D, chacun peut télécharger des modèles et créer les siens propres, et imprimer à volonté l’outil ou le gadget dont il a besoin. Ces technologies latérales sont la base du design distributif, et elles brouillent la frontière entre producteurs et consommateurs, en permettant à chacun de devenir un “prosommateur”, à la fois fabricant et utilisateur dans l’économie pair-à-pair. » Qui s’extasie réellement sur « les biens communs numériques, qui sont rapidement en train de devenir l’une des zones les plus dynamiques de l’économie mondiale. Selon l’analyste Jeremy Rifkin, cette transformation est rendue possible par la convergence des réseaux de communication numérique, d’énergie renouvelable et d’impression 3D, créant ce qu’il appelle “les communaux collaboratifs”. Ce qui rend si puissante la convergence de ces technologies, c’est leur potentiel de propriété partagée, la collaboration en réseau et leurs coûts de fonctionnement minimaux. Une fois installés les panneaux solaires, les réseaux informatiques et les imprimantes 3D, produire un joule d’énergie, un téléchargement ou un composant imprimé supplémentaire ne coûte pratiquement rien, c’est pourquoi Rifkin parle de “révolution du coût marginal zéro”. » Qui soutient que : « Le leadership de l’État est désormais nécessaire dans le monde entier pour catalyser les investissements publics, privés, des communs et des ménages vers un avenir énergétique renouvelable ». Qui défend même ardemment le marché et l’État : « Les ménages produisent des biens “primaires” pour leurs propres membres ; le marché produit des biens privés pour ceux qui peuvent et veulent payer ; les communs produisent des biens cocréés pour les communautés concernées ; et l’État produit des biens publics pour l’ensemble de la population. Je ne voudrais pas vivre dans une société dont l’économie serait dépourvue de l’un de ces quatre domaines, car chacun a ses propres qualités et leur valeur naît en grande partie de leurs interactions. Autrement dit, c’est lorsqu’ils agissent ensemble qu’ils fonctionnent le mieux. » Qui affirme des choses comme : « Une activité de niche pour quelques-uns et un revenu garanti pour tous, voilà un bon point de départ pour affronter l’essor des robots, mais les sans-emploi et les petits salariés feraient constamment pression pour maintenir un haut degré de redistribution d’année en année. Il est bien plus sûr que chacun soit propriétaire de la technologie robotique proprement dite. À quoi cela pourrait-il ressembler ? Certains préconisent un “dividende robot”, idée inspirée par l’Alaska Permanent Fund, qui accorde à tout citoyen alaskien, grâce à un amendement constitutionnel, une part annuelle du revenu de l’État venant de l’industrie du pétrole et du gaz, dividende qui dépassait 2 000 dollars par habitant en 2015. » Qui avalise tout naturellement une simple logique d’adaptation au désastre : « Étant donné les effets très perturbateurs sur l’emploi, et donc sur le revenu, qu’entraînera l’essor des robots, nous avons besoin de propositions innovantes de ce genre pour garantir que la richesse générée par leur productivité sera largement distribuée. » Qui érige le gouvernement chinois au rang de modèle à suivre : « Le gouvernement chinois partage clairement cette vision du rôle de l’État comme partenaire prenant des risques : au cours de la décennie écoulée, il a investi des milliards de dollars dans un portefeuille de sociétés innovantes et utilisant les énergies renouvelables, non seulement pour aider la recherche et le développement, mais aussi la démonstration et le déploiement. En parallèle, avec les services d’utilité publique détenus par l’État, la Banque chinoise de développement finance le plus grand déploiement mondial de parcs éoliens et photovoltaïque. » Mais qui reconnait tout de même, soyons rassurés, qu’« il faudrait rééquilibrer les rôles du marché, des communs et de l’État ».

La décroissance à base de planification étatique, de blockchain, d’imprimantes 3D et de technologies numériques diverses et variées, de développement de la production d’énergie dite verte/propre/renouvelable. Radical. Hautement probable. Extrêmement logique. (Ces décroissants, colportant les mensonges les plus communs, semblent même ignorer les réalités des industries de production d’énergie prétendument verte/propre/renouvelable : toutes ces industries, de production d’éoliennes, de panneaux solaires photovoltaïques, etc., impliquent de nombreuses dégradations et pollutions environnementales et la consommation de ressources non-renouvelables).

Somme toute, on peut donc ranger cette décroissance dans la catégorie des utopies promettant aux citoyens éco-anxieux qu’il est possible de rendre l’essentiel de la civilisation techno-industrielle compatible avec le durable et l’équitable. Une critique superficielle des maux de notre temps qui aboutit à des propositions de changements superficiels à des fins présentées (par courte vue) comme idéales mais, selon toute probabilité, largement irréalistes. La démocratie, la liberté et la préservation de la nature semblent fondamentalement incompatibles avec l’existence de l’État, du capitalisme, de la technologie, de l’industrie — avec la civilisation. (Mais, bien entendu, on n’a aucun poste à briguer, aucune subvention à obtenir, aucun statut à espérer lorsqu’on défend une critique radicale (cohérente, honnête) du monde présent).


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