Un entretien qui aborde des tas des sujets.
Avec des réflexions éclairantes à glaner.
Les néofascistes progressent dans certains pays parce que la gauche est à la ramasse, ou parce que les idées de gauche menacent l’ordre établi et qu’il faut durcir le régime, ou tout simplement parce que le capitalisme et les blocs bourgeois en ont besoin pour se maintenir ?
En tout cas, hors du monde de l’Economie, il n’y aurait plus guère de parasites ou prétendus tels, ni de producteurs.
Producteurs ou parasites - « Un fascisme est déjà là » - Rencontre avec Michel Feher
Producteurs ou parasites - « Un fascisme est déjà là »
Dans ce lundisoir nous poursuivons notre enquête sur le fascisme qui vient avec le philosophe Michel Feher. Son dernier livre Producteurs et Parasites, conceptualise l’imaginaire du RN comme « producerisme », soit l’idée selon laquelle les improductifs sont des parasites et qu’ils doivent être épurés du corps social, nous reviendrons avec lui sur la manière dont la fascisation consiste à passer d’un parasitisme productiviste général (de droite) à un parasitisme racialisé (d’extrême-droite).
À VOIR :
Nous abordons aussi cette fascisation actuelle à travers le concept d’« impérialisme continental » (Hannah Arendt). Il ne s’agit ni d’un « impérialisme colonial » ni d’un « totalitarisme » : d’un côté, ce fascisme-là ne prétend pas (encore) partir à la conquête de terres exotiques ; de l’autre, ce fascisme-là ne prétend pas à la production idéale d’un « homme nouveau ». Ce fascisme-là, selon Feher, est un fascisme d’épuration, ethno-différentialiste fondé sur le retour nostalgique à une terre que l’on nous a promise et que l’on a perdue. Dans le fascisme russe, inspiré par Ilyne ou Douguine, l’impérialisme se limite aux frontières de l’ancienne formation impériale russe et soviétique : ferveur nostalgique épuratrice. Dans le fascisme israélien, la colonisation ne se fait pas sur une population indigène exotique mais dans le mythe biblique et à travers lui. L’idéologie néofasciste de l’hindutva indienne, fétichisant le Grand Bharat (l’Inde pré-coloniale), se donne lui aussi dans des limites où la Grandeur est concomitante d’une Nostalgie et d’une rétribution. Le mouvement MAGA qui accompagne le trumpisme est très exactement l’articulation de cette Greatness, la réactivation du mythe fondateur étasunien, et de la Rédemption messianique vengeresse – qui se dit dans l’épuration et la déportation de tous les parasites improductifs qui, depuis trop longtemps, auraient humilié sa puissance. De même en est-il discrètement encore pour la Chine qui fait valoir son droit historique constitutionnel à l’absorption de Hong Kong et de Taïwan dans le Zhōngguó mèng (« rêve chinois »).
Mais l’intervention, en même temps que ces aspects fascistes régénérateurs et rédempteurs, d’une nouvelle forme de capital, celui de la financiarisation, qui transforme tout individu non plus en simple salarié pour un patron, mais en auto-entrepreneur de soi-même, se donnant du crédit afin de recevoir investissement, ce capital financiarisé qui fait de chacun un « Investi », couplé à l’avènement encore inachevé du capital cybernétique de l’IA, des plateformes et du Cloud, ce capital technologique d’interfaces digitales, impliquant de nouvelles logistiques matérielles dans l’organisation des flux de circulation du capital, des choses et des données, l’arrivée, enfin, de ces « paléo-libertariens brutalistes » au pouvoir (Musk, Milei), ceux-là qui annoncent, selon Varoufakis, le basculement du capitalisme dans le « techno-féodalisme », la fin du profit en faveur de la rente, et, peut-être, le basculement du règne de l’Économie dans celui de l’Éthonomie (NOTE : voir plus bas sur l’Ethonomie), tout cela, toute cette nouvelle « modernisation » ne risque-t-elle pas, elle, de faire passer, peu à peu, l’actuel fascisme encore nostalgique et strictement continental dans un fascisme à visées hégémonique planétaire, accompagné de l’avènement de sociétés nouvelles et d’hommes nouveaux ?
C’est à partir de ces questions, de celle des fascismes présents et de ceux à venir, que la discussion stratégique « à gauche » devrait être reprise et repensée considérablement. Pour Michel Feher, il faut une drôle de « gauche d’occasion », capable de comprendre que les paradigmes dans lesquels elle pense aujourd’hui sont inadéquats.
Pour le philosophe, l’antagonisme entre logique de classe et logique de genre et race, bien que nombreux·ses soient celles et ceux qui cherchent à le lever, continue de surseoir à l’occasion commune de s’unir. Selon lui, désormais, la seule véritable spontanéité commune, presque viscérale ou atavique, est, pour le moment, le « front antifasciste ». La logique de l’antifascisme a le pouvoir de lever les contradictions entre vieux marxistes et jeunes intersectionnalistes. Par ailleurs, d’un point de vue théorique, on ne peut plus, « à gauche », être banalement, d’un côté, « anti-impérialiste » ou, d’un autre côté, « anti-totalitaire ». On ne peut plus se contenter de poser la distinction campiste entre monde libre et monde totalitaire comme celle entre impérialisme américain et pays du Sud-global.
Pour Feher, ceux qui dénoncent la destruction de Gaza et ceux qui dénoncent la destruction de l’Ukraine devraient pouvoir identifier que l’enjeu est le même, que la logique politique et mythique est la même, que le fascisme israélien et le fascisme russe sont de même portée, « impérialisme continental », grandeur mythique, retour aux fondations, nostalgie et ethnodifférentialisme (génocidaire ou épurateur).
Pour lui, les « prismes surannés » des gauches divisées devrait être refaçonnés pour qu’une nouvelle lumière y traverse ses fêlures : « avancer que le destin de l’humanité en dépend est certes grandiloquent mais pas forcément erroné. »
Puisqu’une gauche marxiste semble contredite par une gauche intersectionnelle, que les contradictions des éventuelles convergences semblent multiplier les impatiences et les frustrations, faut-il se contenter du bon coin d’une « gauche d’occasion » ?
Annexe :
sur le concept d’Ethonomie évoqué plus haut, voir l’article "La contre-révolution managériale", à propos du livre de Grégoire Chamayou, La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire
S’appuyant sur une abondante littérature produite par le management d’entreprise depuis un demi-siècle, Grégoire Chamayou montre l’ampleur de l’offensive menée par une élite économique qui a cru, dans les années 1960-70, sa dernière heure arrivée. Le capitalisme est redevenu directement politique : il a privatisé les fonctions de gouvernement, remplacé partout la vie démocratique par un libéralisme autoritaire.
(...)
Ce sera, comme la nomme Chamayou, l’invention d’une « éthonomie » nouvelle, celle du consommateur malin et de la concurrence libératrice, et plus largement de toutes les « micropolitiques de la privatisation » : toute une ingéniérie sociale qui mue les situations de choix en incitations économiques et travaille à faire émerger, au gré des micro-choix individuels, « un ordre social que la plupart des gens n’auraient sans doute pas choisi s’il leur avait été présenté en gros ». Plutôt que de choisir une étiquette, un régime, un -isme abstrait de plus, en somme, l’idée sera de jouer sur les ruses de la consommation et les stratégies de la survie économique : « la grande question du choix de société, on l’élude en la dissolvant dans les minuscules questions d’une société de choix », selon la formule forte de Chamayou.
Car lorsque ce choix porte sur l’opérateur de téléphone, le fournisseur d’énergie, l’abonnement à un média complice (ou qui a perdu son indépendance éditoriale suite à un rachat) ou le bon engagement associatif, il s’agit moins d’une dérégulation (même si l’histoire des années 1980 est celle de mille mesures de dérégulation) que de re-régulation : passer, pour chaque aspect de l’existence, d’une régulation politique à une régulation économique, dépolitiser et marchandiser services et demandes sociaux. Avec le bénéfice qu’il y a à réorienter des revendications traditionnellement adressées à l’État vers de pures relations d’échange financier – là où l’usager insatisfait tonnait contre la puissance publique, résume Chamayou, « le client mécontent se borne à changer de crêmerie : en privatisant l’offre, on cherche à dépolitiser la demande ».
(...)
Un article dans le journal Ricochets papier n°32 (décembre 2024), "Hypothèse (r)évolutionnaire XIII - Au-delà du structurel", évoque la question du clivage entre "structurel et relationnel" qui est indiquée plus haut (conflit entre marxisme et intersectionnalité)