Ode au peuple rebelle Afghan

Hjalmar Jorge Joffre-Eichhorn

mercredi 4 mars 2020, par janek.

Imaginez que vous vous retrouviez au milieu d’une manifestation politique massive, la première qui traverse les rues de votre capitale après de nombreuses années. Imaginez des gens de tout type avec leurs pancartes, leurs slogans et leurs revendications, exigeant un peu plus de vie et de dignité non seulement pour eux-mêmes, mais pour la société dans son ensemble.

Imaginez des hommes et des femmes qui expriment , ou mieux incarnent toute une écologie de sentiments profonds (rage, douleur, amour, solidarité…), se fécondent mutuellement en donnant à l’air ambiant une saveur exquise jamais goûtée, ni même fantasmée, une saveur indescriptible qui est au-delà des mots mais est palpable avec l’âme, avec poésie. Poésie au sens étymologique de mettre au monde quelque chose qui n’existait pas. De nouveaux corps. De nouvelles âmes. Et, d’une façon plus profane mais sans doute aussi importante : de nouvelles possibilités d’être au monde, de survivre, et de perdurer. Vivre et durer – vidurer. Nous voulons vidurer !

C’est cela que les milliers de corps et d’âmes poétiques crient ce vendredi sous un soleil écrasant et dans une atmoshpère d’espoir débordant à Kaboul, en Afghanistan. Nous voulons vidurer ! Nous voulons vivre en durant et durer en vivant ! Assez de morts prématurées et de vies abrégées ! Imaginez maintenant deux jeunes au milieu de cette belle foule qui crient ces mêmes slogans, avec la même ferveur, et tout d’un coup BOOM ! Je vous le demande encore : imaginez maintenant deux jeunes au milieu de cette belle foule qui crient ces mêmes slogans, avec la même ferveur, et tout d’un coup BOOM ! les deux jeunes, chacun chargé de plusieurs kilos d’explosifs, viennent de se faire sauter, créant un cimetière de corps, d’âmes et de rêves déchiquetés, littéralement déchiquetés. La poésie se termine. Commence le sauve qui peut. Toutes courent pour sauver leur peau. Chacun pour soi, sans pitié pour quiconque. Les plus faibles succombent piétinés.

Ah, pardonnez-moi. Veuillez m’excuser. Je me suis trompé. Ce n’était pas comme ça en réalité. Imaginez ce qui s’est vraiment passé. Les deux jeunes se font exploser en déchiquetant des dizaines de personnes. Du sang partout. Les chants se transforment en hurlements et en pleurs. Beaucoup de personnes s’enfuient pour sauver leur vie (c’est clair), mais bien vite aussi se forme un groupe – pas petit – qui prend soin des centaines de blessé(e)s et se charge d’identifier les mort(e)s afin de les enterrer avec un peu de dignité. Vous devez vous demander comment il est possible d’identifier celles et ceux qui viennent d’être mises en pièces. Je vous le dis tout de suite. Imaginezun rassemblement d’environ vingt-cinq personnes, des survivantes à leur tour d’un nouvel attentat suicide – le cinquième en deux semaines, tous dans le même quartier de Kaboul. Ces vingt-cinq personnes, juste après avoir survécu à ce qui restera dans les mémoires comme l’une des atrocités les plus barbares des quarante années de guerre ininterrompue qui déciment le pays, malgré leur présent état de choc, un sentiment abyssal de douleur et de rage, et leur profond désir de se mêler aux mortes pour, finalement, arrêter de vivre en mourant – ces vingt-cinq hommes et femmes se consacrent maintenant à la collecte et au ramassage des corps déchirés de leurs compagnons de lutte. Imaginez une jeune fille d’une vingtaine d’années avec la jambe d’un enfant dans une main et la tête de sa meilleure amie dans l’autre. Imaginez un vieillard avec sa canne qui pleure, le cœur brisé alors qu’il soulève un buste habillé d’un maillot de Messi. Des corps seront recomposés. La plupart non. Imaginez qu’à l’arrivée des familles, nos vingt-cinq amies ne pourront leur restituer que quelques doigts, un bras, ou une oreille de leurs proches. Imaginez que beaucoup de ceux qui ont perdu la vie en luttant pour un Afghanistan plus vivable pour toutes, indépendamment de leur état de (dé)composition, ne seront recueillis par personne car leurs familles – qui résident quelque part dans les campagnes – ne prendront connaissance de leur meurtre que des jours, voire des semaines plus tard.

Cet absurde cauchemar n’est pas fini. Il faut encore enterrer les mortes avant que le gouvernement ne les fasse disparaître, manipulant le nombre des victimes pour dissimuler sa totale incapacité à satisfaire les besoins essentiels du peuple afghan – tout d’abord, le droit à la vie et à l’intégrité physique et psychologique des presque trente-cinq millions d’habitants du pays. Nous avons moins de vingt-quatre heures. Imaginez que dans quelques minutes, en plein nuit, en dépit du poignant chagrin individuel et collectif, une sorte d’assemblée de crise du quartier se constitue pour se répartir et réaliser les tâches les plus urgentes – parler avec les familles des victimes identifiées pour savoir s’ils acceptent des funérailles « politiques » (c’est-à-dire, un enterrement collectif et communautaire, plutôt qu’individuel) et définir le lieu où inhumer les mortes (c’est à dire, dans un des innombrables cimetières de quartier de la ville ou alors, en occupant – oui, en occupant – un lieu à valeur symbolique pour empêcher que les innocentes victimes de cette guerre interminable ne soient oubliées). De plus, il faut entrer en contact avec les divers morda shoye, auxquels incombe la dure responsabilité de préparer les cadavres pour les rites funèbres du jour suivant. Imagine qu’à 22h30 , on te délivre dans un paquet les restes sanglants de celui qui était, quelques heures auparavant, un être humain de 21 ans – peut-être un étudiant de philosophie ou un vendeur d’oiseaux, un passionné de comètes ou de cricket, qui rêvait seulement de ne plus avoir à craindre, que lui-même ou un membre de sa famille, en allant à la boulangerie, perde la vie dans le dernier divertissement mortel du complexe militaro-industriel américain, ou à cause d’un pauvre âne-bombe (même si tu ne me crois pas, les ânes-bombes existent – de petits ânes rebelles à la nitroglycérine).

À ce propos, excuse-moi si j’ai commencé à te tutoyer, mais après t’avoir conté des choses si intimes et douloureuses, et grâce à ta capacité d’écoute et de lecture solidaire, je ressens qu’une certaine complicité entre nous s’est formée. Oh, et merci pour ta présence. Elle me donne beaucoup de courage. Tu ne pourras jamais imaginer combien on se sent seul, submergé par cette tristesse exténuante. Je te remercie. Tu seras toujours le/la bienvenue ici.

Retournons à l’enterrement. On a opté pour des funérailles politiques, dans un lieu symbolique de la ville. Imagine-toi le jour suivant, une centaine de personnes (des hommes pour la plupart) réunies à quelques minutes à pieds du parlement national, sur une colline qui était, jusqu’à hier, une aire de pique-nique, et qui maintenant constitue un espace de résistance contre la culture de la mort et de l’impunité souveraine en Afghanistan. Imagine-toi comment, ces personnes, une pelle ou une pioche à la main, chargées d’une furie immense et la mort dans l’âme, commencent à creuser de leurs propres main, je répète : ils commencent à creuser de leurs propres mains une humble fosse commune, suffisamment grande pour recevoir dans les larmes (puisque, c’est certain, les fosses communes aussi pleurent) les restes de Fatima, d’Abdullah et de Tamana – mais une fosse toujours trop petite pour accueillir avec tendresse tous les rêves et les désirs massacrés, les talents et les intelligences annihilés, les sourires et les joies exterminés. Les tombes n’ont pas été faites pour abriter le rire génocidé d’un enfant incinéré. L’enterrement s’achève dans une prière étouffée par un tsunami de lamentations. L’air devient irrespirable. Écoutons et sentons. (…)

Tout le monde rentre chez soi. Imagine ce qu’éprouvent les femmes qui, tandis que les autres creusaient, préparaient leurs maisons pour le fatiha, la veille funèbre, en répétant sans cesse des sourates du Coran pour que leurs filles reposent en paix. Imagine-toi la fatigue que ceux qui ont creusé doivent ressentir. Leurs corps fatigués, les yeux vides, les cœurs vaincus. Leur totale impuissance. Toutes, nous sommes au bord de la folie. Personne ne parle. Peine inconsolable. Mort par épuisement. Il y a des plaintes que seuls le silence et les regards peuvent exprimer. Écoutons et sentons. (…) On sert du thé. Et, aussi absurde que cela puisse paraître, le moral remonte. Les bouches reprennent vie et formulent de nouveaux désirs. La poésie revient. C’est une poésie humble, une poésie du courage, une poésie composée par plusieurs générations d’Afghanes qui ont été obligées de mener une vie sans avenir et qui, toutefois, n’ont jamais arrêté de rêver et de lutter pour un avenir vivant. Écoutons et sentons. (…)

P.S. : Les protestations se poursuivent quotidiennement, prenant des formes éclectiques. Ici personne ne se rend. Peux-tu imaginer te joindre à la lutte pour que nous, toutes ensemble, mettions fin aux guerres et construisions la paix, dans la justice et la dignité ? Ça te tente ?

Hjalmar Jorge Joffre-Eichhorn, est germano-bolivien. Il travaille depuis 2007 en Afghanistan, où, avec des activistes afghanes, il a fondé l’Organisation Afghane pour les Droits Humains et la Démocratie (Afghanistan Human Rights and Democratic Organisation ou AHRDO ; www.ahrdo.org), une plateforme de théâtre politique et d’action directe basée à Kaboul.

Ce texte a d’abord paru ici :https://ctxt.es/es/20190206/Firmas/24319/afganistan-kabul-terrorismo-hjalmar-jorge-joffre-eichhorn.htm

Traduction : Marie-Claire De Mattia et Isabelle Pichard

Mise au point : Matthieu Renault

Voir en ligne : https://lundi.am/Ode-au-peuple-rebe...


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