Moins ! Décroissance et communisme

A propos du livre de Kohei Saito (2024)

jeudi 28 novembre 2024, par Blaise Pasteque.

Revue de lecture du livre du philosophe marxiste japonnais paru en 2024 aux éditions du Seuil

Face à la catastrophe climatique, comment nommer la société que nous défendons ? Vers quelle société tendent nos alternatives et nos luttes ? Le philosophe japonais Kohei Saito, n’hésite pas à parler de « communisme », et plus précisément d’un « communisme de décroissance ». Son livre au style limpide « Le Capital dans l’anthropocène » (Tokyo, 2020) a été traduit récemment sous le titre (affreux) « Moins ! La décroissance est une philosophie » (Paris, 2024).

Étrange convergence

Ce mariage entre communisme et décroissance n’est pas évident : d’une part, depuis les années 1970, les écologistes critiquent fortement le marxisme en disant qu’il est un productivisme parmi d’autre, quoique plus antidémocratique, mais tout aussi brutalement destructeur de la nature (ce dont témoignent les différentes dictatures qui s’en réclament à travers le monde) ; d’autre part, les communistes européen·es (en France le PCF pronucléaire, LO productiviste), mis à part quelques exceptions ça et là (notamment au NPA, pensons aussi à André Chassaigne au PCF), se préoccupent avant tout de l’urgence sociale et critiquent le caractère bourgeois et parfois confusionniste (voire réactionnaire ou fascistoïde) des penseurs et penseuses de la décroissance.

Vert à l’extérieur, rouge à l’intérieur

Pourtant, Kohei Saito parvient à convaincre de la nécessité de redéfinir les termes pour repenser nos alternatives sous le nom synthétique de « communisme de décroissance » (deux mots ayant à eux seuls une forte charge provocatrice).

Qu’est-ce que le communisme ? Le terme est pris ici pour son sens littéral, celui des « communs ». Le communisme désigne toute forme d’organisation sociale qui repose sur des biens ou des ressources communes, dont les usagèr·es peuvent librement profiter, sans que ces communs ne soient accaparés par quelques un·es.

En ce sens, ce n’est pas une forme d’organisation inaccessible et que seul l’État pourrait imposer, mais c’est quelque chose qui est déjà là, qui existe déjà : on pense à l’eau, la terre, l’air, mais aussi à des associations, outils conviviaux, ressourceries, zones de gratuités, caisses de solidarité, échanges de services, fermes collectives, etc., ou encore, sur le plan industriel, à des énergies comme l’électricité et à des ressources informationnelles comme les communs numériques.

Cette conception du communisme est « décroissante » parce qu’elle remet totalement en cause l’idée que ces communs peuvent être multipliés indéfiniment pour le profit de certain·es (l’idée de croissance). Au contraire, gérer collectivement un commun implique une utilisation parcimonieuse selon les besoins de chacun·e (valeur d’usage), et non selon le profit que pourrait faire telle ou tel (valeur d’échange).

Il ne s’agit donc pas là d’invoquer la « convergence » entre deux luttes distinctes, rouges et vertes, mais bien d’affirmer l’unité des deux luttes.

Le vieux Marx

Un élément intéressant de ce livre est la relecture de Marx qui y est proposée. En accord avec la tradition marxiste japonaise, Kohei Saito insiste sur la profonde différence de nature qui existe entre la pensée politique de Karl Marx et son interprétation dans les régimes dictatoriaux du type de l’Union Soviétique, que l’on pourrait qualifier ici de « communisme de croissance ». En fait, un communisme de décroissance aurait été pensé, dès l’origine, par Karl Marx lui-même dans son travail tardif méconnu.

Il est vrai que le jeune Marx prônait un communisme de croissance : selon lui, en exploitant la nature, en accumulant de grandes forces industrielles, et en se répandant autour du monde, le capitalisme suscitera des révoltes mondiales qui, après une phase de dictature du prolétariat, permettront l’émancipation de l’humanité. Le capitalisme est donc un passage obligé de l’histoire qui permet le progrès social et cela doit passer par la croissance des forces productives.

En participant au projet MEGA (Marx-Engels-Gesamtausgabe, réédition intégrale des œuvres de Marx et Engels), Kohei Saito découvre que, à partir de 1868, Marx modifie totalement son schéma de pensée initial :

Marx s’intéresse alors non plus aux « progrès » de l’humanité, mais à la relation « métabolique » de l’humain à la Terre (cycles de production-consommation-déchêt). Il se met soudain à faire plusieurs recherches sur les sciences de la nature et sur la science écologique naissante.

Voici quelques éléments de la nouvelle pensée du vieux Marx :

  • technocritique : passé un certain stade, le développement technologique du capitalisme ne peut plus générer de progrès social, il produit davantage d’effets toxiques sur la relation de l’humain à sa propre nature et à son environnement (perturbation des cycles du travail et des cycles environnementaux) ;
  • décolonialisme : le capitalisme n’est pas un passage obligé pour aboutir à une société communiste : certaines sociétés préindustrielles et non occidentales, reposant sur la tradition et le collectif, contiennent déjà en elles-mêmes les germes d’une société reposant sur les communs, sur lesquels elles peuvent s’appuyer ;
  • écologie : la Terre elle-même doit être gérée comme un commun, et, en particulier, l’agriculture doit devenir durable. Marx s’intéresse ici aux anciennes coopératives allemandes, les Markgenossenschaft, des vallées administrées collectivement par les Germains du Moyen-Âge.

Communes et communs

Dans de nombreux territoires ruraux, notamment en Drôme et en Ardèche, certaines structures sociales résistent, en ce sens, de façon communiste au capitalisme destructeur. Que ce soit, d’une part, par des structures traditionnelles, des mutualisations dans la petite agriculture, les solidarités familiales, les échanges de services plus faciles et généralisés, ou, d’autre part, par des éléments « néoruraux », dans les associations, les collectifs, les SCOP etc.

Ces embryons de communisme doivent être soignés et consolidés pour servir de base à nos résistances.

Le livre de Kohei Saito est disponible dans les médiathèques de la vallée de la Drôme et du Diois-Vercors.

Contre l’expansion constante de la marchandisation, le processus vers le communisme devrait être la démarchandisation progressive de ce qui a été marchandisé. - Kohei Saito

Pour aller plus loin :

📋 >>> Article de la revue Terrestres : Kohei Saito le succès d’un communisme décroissant

🔊 >>> Emission de France Culture De Cause à Effet : Quand le capital de Marx s’invite dans l’Anthropocene

▶️ >>> Vidéo Youtube (en anglais) : Kohei Saito on Marx in the Anthropocene


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