Lundi tout est en place

jeudi 4 juillet 2024, par bally26.

Lundi Tout est en place : l’arsenal législatif, le fonctionnement institutionnel, l’habitude de l’obéissance, la surveillance globale, le racisme intrinsèque. Caligula est déjà à l’Elysée ; ses troupes s’apprêtent à envahir l’Assemblée. Chez Camus, l’empereur fou assume : il me faut des coupables. Et ils le sont tous.

Fanny Monbeig - Enseignante, chercheuse en litterature comparée, Militante.
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Lundi

Ça a commencé comme ça.

Un soir d’avril 2002, c’était mon premier vote. Ma première participation au pantomime électoral qui se moqua bien de ma violente défloration, et colla Jean-Marie Le Pen au second tour. Après le tonnerre, très vite, la liesse : celle des manifestations monstres, des amphis bondés, des discours électriques, des collages sauvages, des débats interminables. La sensation grisante d’un combat facile contre un ennemi commun dont le sort électoral semblait scellé.

Ça n’a pas suffi. On a dû merder quelque part.

Vingt-deux ans plus tard, face à la possibilité du pire, nos mondes bouleversés roulent sur des questionnements terrifiés :

Les femmes qui s’aiment et qui de tout leur amour ont aimé leur enfant, vont-elles perdre, comme leurs sœurs italiennes, ce qui est plus qu’un droit – une exigence viscérale, venue non de l’utérus mais d’ailleurs, d’un recoin plus profond de nos vies, que le fascisme masculiniste voudra sans nul doute arracher.

Les êtres nés ici nés ailleurs, en leurs vies multitude, passeports bigarrés, devront-ils se cacher, épier, revivre encore et encore la terreur atavique, peur de ne plus en être, effroi de l’exil intérieur, là où je peux être là où mon corps dérange, la nationalité comme un club fermé d’élite raciale.

Ceux qu’on contrôle, ceux qu’on fouille, ceux qu’on frappe, ceux à qui on interdit l’enfance ; celles qu’on surveille déambulant dans les grands magasins, celles dont le comportement ne va jamais – trop soumises ou pas assez dociles, celles dont l’habit ne convient pas – trop séducteur ou trop voilé. Qu’adviendra-t-il encore à ceux et celles que la francité raciale assigne et rejette en un même hoquet interminable de l’Histoire, et jusqu’où ?

Tout est en place : l’arsenal législatif, le fonctionnement institutionnel, l’habitude de l’obéissance, la surveillance globale, le racisme intrinsèque. Caligula est déjà à l’Elysée ; ses troupes s’apprêtent à envahir l’Assemblée. Chez Camus, l’empereur fou assume : il me faut des coupables. Et ils le sont tous.

Faut-il sauver Camus ?

Moi, à la base, je voulais écrire un billet léger, un billet râleur, d’une prof de français en plein oral du Bac. Je voulais parler de mon désespoir face aux candidats de 16 ans qui présentent (en 4 minutes chrono) leur lecture personnelle de l’Étranger de Camus. Ils en savent davantage que la plupart des journalistes qui ont commenté la prétendue lecture préférée du dirigeant du RN. Les élèves connaissent l’intrigue, eux, et ils me causent sans broncher du meurtre commis par Meursault sans en désigner la victime – ou pire, en la désignant comme lui-même le fait : l’Arabe. Sans guillemets. Et comme ils doivent évoquer leurs « émotions de lecture », ils parlent de leur empathie pour le protagoniste. Condamné à mort, non à cause de son crime (qui est fort secondaire, n’est-ce pas), mais parce qu’il n’a pas pleuré à l’enterrement de sa mère – miskin. Rejeté parce qu’il est différent et que son quotient émotionnel frôle le moins quatorze – ouin ouin. Et surtout, accrochez-vous : criminel malgré lui : c’est à cause de la chaleur, à cause du soleil dans les yeux, à cause de la lumière éblouissante d’Alger. Le tout, devinez quoi, rédigé en pure « écriture blanche » – c’est la terminologie officielle.

Le fait que ce laïus soit une reprise presque littérale des plus gros clichés de l’interprétation littéraire depuis 50 ans, pourrait montrer, simplement, que les professeurs ne se renouvellent pas, et que les élèves récitent ce qu’on attend d’eux – psittacisme flamboyant élevé au rang d’art par monsieur Blanquer. Mais je crains que l’on n’en soit plus là.

Si monsieur Bardella aime ce roman, c’est peut-être parce qu’il l’a bien lu, lui.

Et que nous ne soyons pas collectivement alertés par la remontée à la surface, de plus en plus bruyante, de l’inconscient raciste de la France, en dit long sur notre aveuglement. Meursault est un fantôme encombrant. Moi, je le lis en face. Mais il ne me fait pas oublier Kaliayev, qui dresse son innocence et sa bombe contre ce monde empoisonné d’injustice. Il ne me fait pas oublier Rieux, dont les mots, flottant au-delà de la méditerranée décolonisée, s’adressent encore à nous : « il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’année endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse. »

Alors, oui, il faut peut-être sauver Camus. Mais il faut aussi relire Sartre. Car bientôt, demain, peut-être, les innocences meurtrières de l’algérois devront céder le pas à une pragmatique des mains sales. Demain, peut-être, nos choix reprendront la puissance décisive des libertés violentes que le XX° siècle en mourant a cru enterrer. Demain peut-être retrouverons-nous les dilemmes des guerres chez soi invitées. Des choix draconiens et drastiques, des douleurs décisives, des actions directes.

Si estirem tots, ella caura, Si tu l’estires fort per aqui,

I jo l’estiro fort per allà, Segur que tomba,

i ems podrem alliberar1

(Lluis Llach)

Pour que ce « peut-être » le demeure, oui, le vote de dimanche est essentiel – mais jamais je ne jugerai ceux et celles qui ne pourront pas, ne pourront simplement pas, voter Darmanin.

La Gauche surtout devra assumer ses responsabilités, quel que soit le sens qu’on donne à cette majuscule :

Il y a celle qui fait la fine bouche, qui se drape dans sa pureté, et préserve sa chasteté électorale – oubliant qu’il est des moments de l’Histoire où l’honneur est un luxe réservé à ceux qui ont des calèches.

Il y a celle qui n’a plus de gauche que le nom, qui compte sur notre amnésique vote, et qui nie ses propres fautes. Car qu’un ancien président qui matraqua nos manifestations contre la loi Travail – celle que porta son Galathé grimacant, golem grotesque dont nous n’imaginions pas alors l’ascension glaciale – ose poser aujourd’hui en chirurgien de la plaie qu’il a lui-même ouverte, prouve bien que la boussole politique a perdu le nord. L’heure de la mutinerie viendra, messieurs, sachez-le.

Il y a ceux – plus souvent ceux que celles — qui se croient indispensables. Irremplaçables. Ceux qui entrent en politique comme on fait carrière, ceux qui ont toujours le verbe haut et la voix forte, ceux qui ont toujours quelque chose à dire, à ajouter, à manspliquer. Ceux-là prétendent comprendre l’urgence de l’heure, mais se croient seuls aptes à y répondre. Ceux-là imposent leur corps blanc cisgenre dans l’espace politique ténu qui est le nôtre, et refusent de céder la place, quoi qu’en dise le collectif. Ceux-là ne se désistent pas, ne se déplacent pas, ne se décalent pas, et refusent de voir que parfois le vrai courage militant, c’est de s’oublier un peu, de laisser de l’espace, de se taire. Pour que d’autres voix émergent.

De l’autre gauche, celle qui combat et qui résiste, je ne dirai rien. De ses contradictions, de sa complexité, de ses aberrations démocratiques parfois. Ma formation politique m’a appris qu’il y a un temps pour le débat interne, et un temps pour la commune. Décence et discipline collective : un gouvernail simple, pour une semaine exceptionnelle. Si on essayait ?

Ip’ha mistabra2

(Talmud)

Je ne peux pas parler de Gaza. Gaza sous mes mots s’effiloche. Je crois que je n’ai pas le droit de m’approprier par le texte, une réalité génocidaire sur laquelle tous les concepts se brisent.

Mais il y a autre chose qui m’empêche. Autre chose qui nous empêche tous et toutes.

Nous devrions avoir les lèvres usées à force de dire son nom, les cœurs arrêtés à force de le scander. Quelque chose depuis des mois s’ossifie, qui nous bâillonne. La campagne pour les Européennes puis les législatives a fini d’ancrer la folle équation : pleurer la Palestine est devenu un marqueur d’antisémitisme. De cette usurpation le camp gouvernemental, d’accord en cela comme en tant d’autres choses, avec le RN, est coupable. A ma connaissance, on n’avait pas encore atteint cette sophistication dans la silenciation. Pour moi, là se creuse une violence épistémique sans précédent, qui en obligeant à taire le massacre, s’en fait le plus abject complice.

Complice, et voleur : accapareurs d’une identité juive confisquée, transformée en arme réactionnaire.

L’antisémitisme devenu un coup de poker électoral, jeté à la face de l’adversaire, quoi qu’il fît, quel qu’il fût ? Mais qui ose aujourd’hui faire de l’Holocauste une fronde ? Qui ose ramasser les poussières d’Auschwitz, et, au lieu de les laisser respectueusement reposer, au lieu de plaquer sa main tendre sur l’effroi de la pierre silencieuse, qui ose jeter les cendres dans les yeux de la gauche ?

Qui ose insulter l’Histoire au point de confondre les héritiers politiques des morts de Buchenwald – tombeau anonyme de tant de communistes – et ceux de leurs gardiens ?

A l’heure où le parti né des SS et de l’OAS, de tout ce que la haine blanche fit de pire, se prétend défenseur des Juifs, il se trouve des penseurs pour adouber le masque ? Des hommes de pouvoir pour souffler sur l’indigne flamme ?

Vous, qui salissez la judéité en la transformant en objet de fourbe politicienne. Honte sur vous, qui ne reculez devant aucun sacré. Peut-être le siècle se souviendra-t-il que vos violences envers les musulmans, vos haines et vos agressions racistes, n’eurent d’équivalent que la récupération sordide d’un peuple juif que vous prétendez écouter, vous qui n’écoutez personne. Vous taisez les complexités juives, et amalgamant judéité à un Israël conquérant, puis Israël à Netanyahou, vous faites œuvre d’un mépris sans précédent. Vous croyez, comme d’autres avant vous, que les esprits juifs, que les corps juifs, que l’histoire juive, peuvent s’approprier, s’aplatir, se coloniser.

De cela aussi, vous devrez rendre compte, sachez-le.

Vous silenciez nos solidarités, et vous ne voyez pas qu’en faisant cela, vous attisez un feu qui vous dévorera. Déjà vous vous mangez de l’intérieur. Comptez sur nous pour faire ripaille des restes écœurants de votre cadavre politique.

Oui, demain, le vote. Et après ? Quand par votre faute l’Assemblée sera devenue bleu sombre. Que ferons-nous, après-dimanche ?

Serons-nous prêts ? Il semble que jamais les peuples ne le soient, lorsque les bruns matins se lèvent.

Mais par votre art, ces dernières années nos corps ont été entraînés : nos poumons connaissent le goût des lacrymos, nos odorats, la subtile fragrance du feu dans la ville, nos jambes, nos reins, portent les marques jamais complètement effacées des premières matraques – ceux parmi nous dont la peau marque brun connaissent depuis d’autres décennies ces stigmates.

Nous avons goûté dans nos bouche le goût de notre propre sang, et ça nous a donné de la force.

Nous avons vu, en nos jaunes samedis, la folie du pouvoir, les armes sur nous braquées, vers nous tournées, les balles et les grenades sur nous tirées, blindées de tous les euphémismes – « de défense », « assourdissante », « de désencerclement » – les hommes devenus armes, prêts à tout pour défendre, quoi qu’il en coûte, l’illégitime roi nu.

Nos cœurs à l’unisson ont murmuré durant des semaines une prière laïque pour S, tombé puis revenu au front de la protection de notre terre, de notre eau. De notre vie.

Nos colères ensemble ont marché pour Nahel, et tous ceux que l’uniforme impunément tue.

Nos esprits ont appris à se fermer aux assauts médiatiques pestilentiels, et nos amitiés ont tissé, en chantant, des liens forts d’adelphité militante. Au creux de ces bras multitude, nous avons appris, et nous apprendrons encore, contre vous, à dompter nos peurs.

Lundi, quoi qu’il arrive, en rangs serrés, nous chanterons.

 Si nous tirons tous, il tombera, si je tire fort vers ici / et que tu tires fort vers là, c’est sûr qu’il tombera / et nous pourrons nous libérer »

 Il faut tout reprendre dans l’autre sens »


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