Luddites

Utopie

mardi 28 avril 2020, par janek.

Face aux deux écrans d’ordinateur qui la cernaient sur sa table de travail, sollicitée par les signaux lumineux et sonores l’informant de l’arrivée de nouveaux messages, interpelée par les vibrations de son téléphone posé à côté d’elle, Rachel se prit à penser au sabotage.

Manifeste

Nous sommes ami.e.s, nous sommes sœurs, nous sommes frères, nous n’avons pas de nom, nous n’appartenons à aucune organisation mais nous revendiquons le plus bel acte de vandalisme du monde ! Les journaux, les rédactions vous diront bientôt que nous sommes « proches » de tel ou tel milieu ; c’est sans doute vrai, nous agissons seul.e.s mais nous sommes le produit d’une époque, d’une famille, d’une histoire. Nous serons qualifié.é.s de terroristes. Nous ne pouvons complètement rejeter ce terme : nous ne cherchons pas à tuer, nous ne cherchons pas nécessairement à terrifier, ce n’est pas la peur des autres qui nous anime, mais le désordre nous apparaît aujourd’hui comme la plus féconde des formes de protestation. Nous tenons tout de même à noter que les objets ne peuvent éprouver la terreur, pas plus que n’importe quel autre sentiment et que notre action ne s’en prend qu’à eux.

Au cours de ces dernières 24h, la plupart des centres de données et des serveurs qu’ils abritent ont été piratés par nos soins, tout ce qu’ils contenaient a été corrompu ou effacé et nous avons tâché de les rendre inopérants le plus longtemps possible. Nous invitons toutes celles et ceux qui en sont capables à faire de même pour les centres et les serveurs restants (des pistes pour le faire apparaissent en ce moment à l’écran). L’échec de l’an 2000 avait été pour nous une immense déception et cela fait 20 ans que nous réfléchissons à provoquer enfin une coupure d’internet mondiale : c’est fait.

Au milieu des bouleversements et de la panique que nous venons sans doute de provoquer, nous tenions à vous rappeler qu’aucune vie animale, y compris humaine, n’avait été touchée et qu’il y a cinquante ans, tout ce que nous venons de détruire n’existait pas.

Ces 50 dernières années, les progrès technologiques de l’informatique, le développement d’internet ne nous a pas laissé le choix. Aujourd’hui, nous voulons pouvoir décider, nous vous offrons le pouvoir de décider : reconstruire à l’identique la caverne de Platon, vivre dans le rêve projeté sur des écrans et relayé par les objets désormais connectés, ou penser autre chose, avec ou sans internet, mais autrement.

Ce n’est pas un fanatisme qui nous habite, nous n’avons pas de pensée à imposer et ne pensons pas avoir raison, mais il semble qu’aujourd’hui personne ne parvient plus à réfléchir ou envisager sans, et qu’il est devenu beaucoup trop facile de faire avec. Ce n’était pas mieux avant, nous ne voulons pas revenir dans le passé mais construire un futur conscient et libre.

Nous avons essayé de briser les nuages pour que chacun puisse revoir un peu du ciel qu’il y a derrière. Demain, nous nous réveillerons dans un monde plein de nouvelles questions. Nous comptons sur chacun.e, individu comme société, pour trouver des réponses ; mais ne laissez aucune entreprise ni aucun dirigeant prendre ces décisions pour vous.
* * *

Bonjour à tous, c’est « l’art des mets »

hou-la, ça fait bizarre de se remettre à parler à sa caméra…

Cela fait trois semaines maintenant. Les autorités disent qu’elles vont bientôt rétablir tous les serveurs, mais j’en doute fortement. Et puis, toutes les données sont perdues, parait-il. Rien ne semble très sûr d’ailleurs, le grand crash d’internet n’a pas empêché les fausses nouvelles de circuler et n’a pas rétabli un discours unique, solide ou fiable à 100 % ; de ce point de vue là, j’ai l’impression que la présence ou l’absence d’internet ne change pas grand chose.

Alors voilà, mon vlog et mes abonnés me manquent, c’est pourquoi j’ai décidé de continuer à m’enregistrer, à me confier à ma caméra. Lorsque tout cela sera fini (si cela fini un jour) je posterai les épisodes sur ma chaîne. D’ailleurs, ce chômage technique me laisse aussi beaucoup de temps pour faire ce que j’aime, la cuisine. Je ne vais pas me faire prier pour en profiter.
* * *

En route vers un internet décentralisé

La récente diffusion de vidéos, rappelant les terribles images prises par L 214 dans les abattoirs, mais montrant de jeunes enfants œuvrant dans des mines pour extraire le précieux lithium de nos batteries de téléphone, affole depuis deux jours les fabricants. Les ventes de nouveaux appareils, déjà touchées par la crise d’internet, sont en train de chuter. Mais il semblerait que les marchés de l’occasion et de la réparation se développent. Plusieurs associations de quartier proposent désormais des ateliers réparations/déconstructions. Beaucoup proposent aussi de mettre en place des serveurs de quartier. « Avant, nous raconte Henry, ingénieur informaticien pour la scoop « Pas net », les gens avaient toujours le même genre de remarques : « ça ne marche jamais » ! ou son pendant touchant « ça marchait très bien avant », aujourd’hui beaucoup de gens n’attendent plus la même chose, ils ne veulent plus qu’on fasse en sorte que « ça marche », ils viennent et ils disent : « j’ai une machine hyperpuissante à la maison, expliquez-moi ce que c’est et ce que je peux lui faire faire », et ça, ça fait plaisir ! ». Il faut dire que la décélération liée à l’arrêt d’internet a étrangement libéré du temps.
* * *

Bonjour à tous, c’est l’art des mets,

et c’est déjà ma … 6e vidéo après le « bouleversement ».

eh bien, j’ai de bonne nouvelles ! les choses commencent un peu à se préciser.

Après avoir bien râlé chacun dans notre bulle contre le sabotage, on s’est enfin réuni avec plusieurs vidéastes du défunt youtube pour réfléchir à la marche à suivre. Internet c’était un bel espace de liberté qui nous permettait de faire les vidéos que l’on souhaitait … ou presque … il y avait quand même ces histoires de démonétisation, de publicité et de censure par-ci par-là. Avant, sortir de Youtube nous aurait tous condamné à une mort certaine, mais comme la plateforme est morte avant nous, c’est l’occasion ou jamais de créer quelque chose d’autre ! Bref, on est en train de composer notre propre serveur qui nous permettra de recréer une communauté vidéaste sur internet, on réfléchit à nos règles, à nos moyens de financement. On sait que d’autres communautés sont entrées dans le même processus, on a pensé un moment à se rapprocher d’elles, mais pourquoi faudrait-il recréer du monopole maintenant qu’on l’a démoli ? Du coup on s’est plutôt dit qu’on allait miser sur la multiplication des plateformes en s’inspirant des forums de troll de l’internet pré-boulversement.

J’espère pouvoir mettre en ligne ma première vidéo d’ici quelques semaines, alors, à très bientôt !
* * *

Cher Jules,

alors c’est sûr, ta décision est prise ? ça va me faire drôle tu sais. Je veux bien comprendre tes envies de grand air, et je ne manquerai pas de venir te voir dès que possible. Mais tout de même, tu vas me manquer. Pour ma part, je te l’ai dit, je reste, je veux vivre pleinement le grand bouleversement. Hors de question de manquer cela en m’éloignant des grandes villes. Des réseaux nouveaux sont en train d’apparaître, les canaux se multiplient, les connexions rament comme dans les années 2000. Un bonheur !

Et puis je me renseigne auprès d’autres biais maintenant. J’ai commencé à fréquenter le bar qui est en bas de chez moi, c’est un endroit étrange, cela ressemble à ces milieux interlopes des films de gangsters, le lieu où tu te rends pour obtenir des renseignements sur ce qui se trame en secret. Des rumeurs y circulent, il paraîtrait que certains milieux anarchistes aient décidé de pousser plus loin le sabotage. Le crash d’internet n’aurait pas suffit à certains mais les aurait au contraire inspiré pour des actions nouvelles. Certains parlent entre eux de s’en prendre à d’autres types de machines et de renouer avec une tradition de luttes ouvrières trop longtemps abandonnée. J’ai entendu dire l’autre soir qu’un étrange attentat s’était produit dans un hôtel Ibis : une centaine d’aspirateurs piratés étaient venus se masser dans le hall avant de se mettre à flamber doucement sous le regard ébahi du personnel et de quelques clients.

Tu comprends, c’est aussi pour cela que je reste ! Oh, et si jamais tu entends parler, du fond de ta cambrousse, du fantôme d’internet venu hanter les anciennes plateformes, pense à moi ;)
* * *

Et maintenant, un reportage dans la Drôme où le collectif H.S s’est installé sur des terrains que la commune de V*** leur a cédé pour un euro symbolique, heureuse de voir cette initiative faire revivre son territoire.
* * *

La dématérialisation recule !

est-ce la preuve qui vient d’être faite de la vulnérabilité des réseaux informatiques ou bien la pression de la rue ? il est impossible de le dire, toujours est-il que le projet de dématérialiser intégralement toutes les déclarations administratives est fortement mis à mal aujourd’hui par l’opposition et certains membres de la majorité.
* * *

Mon cher Frédéric,

La maison est grande, tu sais, tu peux venir. Avec l’arrêt temporaire de tes activités à la bourse, tu pourrais prendre quelques vacances pour venir me voir et profiter un peu du gazon frais et du ruisseau. Et puis, il faut que je te raconte ! il y a ce groupe de jeunes qui est arrivé ici il y a trois jours et qui est en train de construire une sorte de cabane pour se loger dans le pré, derrière la ferme. En attendant, je les héberge dans la maison et ils me donnent un coup de main pour l’entretien de la propriété. Je suis sûre que tu serais ravi de faire leur connaissance.

C’est une histoire amusante vraiment. Je me suis réveillé il y a trois jours en entendant de la musique provenant du pré. Je suis sortie un peu affolée pour voir de quoi il retournait et je suis tombée nez à nez sur une jeune femme en short en train de cueillir des orties dans la vieille grange, armée d’horribles gants de cuisine vert pâle. En relevant la tête elle m’a vu et a fait un bond de surprise en arrière en poussant un cri. Elle a bien failli tomber dans les orties ! C’est vrai que je devais paraître un peu effrayante moi aussi, pas coiffée, en robe de chambre et avec mes grandes bottes en caoutchouc ! Ses amis sont accourus et ils se sont bien moqués d’elle quand ils ont vu ce qui l’avait tant effrayée. Je me suis présentée, et eux aussi : Abdel, Igor, Lucie, Manon et Lucas.

Ils m’ont dit qu’ils avaient décidé de profiter du « bouleversement » pour fuir la ville, cela faisait plusieurs jours qu’ils cherchaient un endroit pour s’installer, à parcourir les routes en voiture, à vélo ou à pieds. la veille au soir ils s’étaient arrêtés dans le pré pour passer la nuit. Ils ignoraient que la maison était habitée ; c’est vrai que je n’ai pas fait de travaux depuis longtemps, le jardin pousse dans tous les sens et les murs se dégradent un peu par endroit. Je ne pouvais pas leur en vouloir. J’étais surtout curieuse de savoir ce qu’ils comptaient faire et d’avoir un peu de nouvelles de ce qui se passait autour. Je les ai invités à prendre le thé.

On a passé un très bon moment, ils m’ont raconté à leur manière ce que les journaux disent en boucle depuis plusieurs semaines, chez eux cela sonnait beaucoup plus … comment dirai-je ? beaucoup plus poétique …, moins anxiogène en tous les cas.

Et maintenant, ils construisent, ils ont récupérer du bois à droite à gauche, et leur voiture était pleine d’outils. Comme je leur ai dit que le pré était inondable, ils ont opté pour une sorte de maison radeau ; pour l’instant, cela ne ressemble pas à grand chose, mais les dessins de Lucie donnent envie. Demain, nous nous attaquons au potager !

C’est bien agréable. Enfin, j’aimerais que tu viennes voir tout cela bientôt.

Tu me manques

Je t’embrasse
* * *

Le progrès avait été pensé comme une course infinie, une sorte d’arbre génétique inversé, toutes les alternatives devaient progressivement se restreindre ou disparaître pour qu’il n’y ait, au bout du bout, qu’un seul point d’arrivée situé quelque part sur la ligne d’horizon d’un imaginaire matérialiste et productiviste. Les différentes branches du progrès venaient s’agréger les unes aux autres, l’invention de la machine était devenue le seul fonctionnement possible de l’usine puisqu’il fallait produire et que c’était là le meilleur moyen pour le faire. L’industrie agroalimentaire était sans doute l’exemple le plus probant du XXe siècle de cette spirale infernale du progrès : un cercle vicieux conduisant inévitablement à un appauvrissement des sols rendant nécessaire l’utilisation de pesticides, d’engrais et d’OGM. Le nom même d’industrie agroalimentaire en indiquait le caractère hors-sol et la masse monstrueuse du progrès, empêchait de voir, derrière, la possibilité du potager.

Le « bouleversement » avait permis de détruire ce système à sens unique. En offrant un espace de réflexion, en donnant du temps au développement d’alternatives, en laissant respirer d’autres idées, en interrompant les projets du progrès, il avait permis de rétablir la pluralité des possibles et la diversité des structures sociales.
* * *

Face à l’étrange et foisonnante végétation et aux installations insolites du jardin des plantes, sollicitée par sa fille qui tirait sur sa robe pour lui montrer l’escargot qu’elle venait d’apercevoir derrière le caillou, interpelée par la disproportion entre son temps de vie à elle et celui de ce Séquoia, Rachel se prit à penser.

Judith

[1] [https://en.wikipedia.org/wiki/CLODO]


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