Depuis de nombreuses années, en vertu des traités internationaux qui les obligent, de nombreux pays nucléarisés s’activent pour trouver une solution de gestion des rebuts radioactifs pérenne. A ce titre, à défaut de véritable élimination, le stockage en couches géologiques profondes semble représenter la solution favorisée pour le traitement des résidus les plus irradiants, la référence privilégiée par la communauté, au premier rang de laquelle l’AIEA (agence internationale de l’énergie atomique). Etonnamment, malgré les recherches menées par tous depuis quatre décennies, malgré l’importance stratégique qu’ils revêtent, les projets de stockage géologique sont incessamment ajournés.
- Le projet Cigéo va-t-il se prendre un Bure ?
En France, des 28 sites géologiques originellement envisagés pour cette technique d’enfouissement, seul un site d’argile aura été retenu. Quant aux autres solutions légalement envisagées, transmutation et entreposage à sec ou sub-profond, elles auront été abandonnées. Bien en amont du site test de Bure, peu connue, la faisabilité du stockage géologique a déjà fait l’objet de tests : depuis 1989, elle est expérimentée en la station en milieu argileux de Tournemire (Aveyron). Si bien que le futur laboratoire de Cigéo a déjà un parent proche : le site argileux apparait en fait comme une évidence depuis longtemps arrêtée par les chercheurs, l’avis favorable rendu par la Commission d’enquête publique n’ayant fait que valider une continuité.
Après avoir examiné l’ensemble des critères relatifs à cette [déclaration d’utilité publique], la commission d’enquête estime que ce projet tient compte d’un coût acceptable au vu de l’avis du Secrétariat général pour l’investissement et le financement assuré par les producteurs de déchets permettra d’apporter une solution plus fiable que l’entreposage qui plus est non conforme à la loi, contribuera à sécuriser sur le long terme les déchets radioactifs déjà entreposés, est suffisamment mature pour être engagé au vu des capacités d’entreposage des déchets, proches de la saturation, pourra être interrompu si toutes les garanties ne sont pas réunies au fil des nombreuses étapes restant encore à franchir avec une phase industrielle pilote [ladite phipil dans le jargon techno] et des décisions institutionnelles (ASN) et politiques (décisions parlementaires), pourra être revu grâce à la réversibilité selon les avancées scientifiques, aura un impact acceptable sur l’environnement et la santé.
Ce laboratoire souterrain considéré comme d’utilité publique semble donc suffisamment encadré et sa construction une banale évidence : tout y sera scrupuleusement surveillé, grâce notamment aux 9 200 capteurs qui enregistreront en continu les mouvements de la roche, l’ingénierie du projet sera irréprochable, tout sera stoppé et rendu dans son état originel facilement en cas de besoin… Mais face à ce truisme, les opposants avancent nombre d’arguments étayés, interrogent sur l’impact environnemental d’un tel projet, d’un point de vue radioactif et de génie civil, etc. Des remarques confirmées par d’autres scientifiques et organismes indépendants sur lesquels nous vous proposons de revenir.
Un projet Cigéo en couleurs
Depuis ses origines, le nucléaire civil a toujours vu les choses de façon démesurée, envisagé des projets pharaoniques. Il est question ici de confectionner 6 millions de mètres cubes de béton et d’adjoindre plus de 200 000 tonnes d’acier. Il n’en faudra pas moins pour accueillir environ 650 colis de haute activité (HA) annuellement produits ; des déchets vitrifiés, pour ne parler que des plus radioactifs et dangereux, mais qui ne bénéficient toujours pas d’une solution d’élimination et de stockage, et restent donc entreposés pour l’instant auprès des réacteurs (dans les piscines de refroidissement), à proximité des usines ou dans des sites dédiés (La Hague). C’est bien simple : le cycle du combustible laisse carrément à désirer, selon le HCTISN (Haut comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire).
Pour mener convenablement cette étude, un laboratoire souterrain a été autorisé en décembre 1998 (autorisation entérinée définitivement par une loi en 2006). Notons que pour la petite histoire que l’ANDRA espérait deux laboratoires : mis-à-part Cigéo, le site granitique de la Vienne ne sera pas retenu, la couche géologique trop facturée aurait pu être susceptible d’entraîner vers la surface les radionucléides enfouis via les circulations hydrogéologiques. Notons également que les autorités avaient admis lors des conciliabules que le maintien de ces deux projets aurait permis de diviser le nombre des opposants à l’enfouissement en deux territoires éloignés, point hautement stratégique.
La phipil, phase pilote, ne sera menée que dans deux kilomètres de galerie, avec des colis non radioactifs. Considérant les caractéristiques finales de ce projet hors norme, le laboratoire sera l’équivalant d’une cave creusée pour éprouver la tenue dans le sous-sol du métro parisien.
(source : rapport ASN)
Entre l’échelle verticale et l’échelle horizontale, il fallait choisir pour que le gigantesque projet tienne sur un schéma. Le mastodonte accueillera 85 000 mètres cubes de déchets radioactifs en cette frontière meusienne et haute-marnaise. Cela suppose des constructions dédiées à la gestion de cette chaîne logistique : bâtiments de surface pour la réception et le reconditionnement des déchets, bâtiments liés aux travaux, ouvrages de liaison (descenderies, puits de ventilation, funiculaire…), etc. Les travaux menés aussi bien en surface qu’en profondeur, avec le concours d’intervenants variés pour ce chantier qui comprendra des phases d’exploitation, de construction et de remplissage plus ou moins concomitantes.
(colis de Moyenne Activité-Vie Longue)
Exemple très parcellaire de la chaîne : les déchets réceptionnés par voie ferrée seront emballés dans des colis en métal, puis enfermés dans une enceinte de béton. Ces volumes bien plus conséquents que la stricte matière radioactive emprunteront une descenderie de cinq kilomètres. Ils seront stockés qui dans les zones réservées aux MA-VL (moyenne activité à vie longue), qui dans les zones HA0 à HA1 et HA2 pour les déchets plus ou moins exothermiques (déchets chauds accueillis en dernier ressort après un entreposage de longue durée dans les piscines de refroidissement et à La Hague). Ces contenants sont prévus pour résister environ mille ans, seule l’argile assurant finalement la dernière barrière de confinement, primordiale.
Ce site de stockage définitif, matérialisé par la couche géologique, doit répondre aux exigences de la règle fondamentale de sûreté III.2 (RFS III.2, déjà évoquée) : absence de risque sismique à terme, absence de circulation d’eau importante dans le stockage, roche permettant le creusement des installations (puits, galeries, alvéoles), propriété de confinement vis-à-vis des substances radioactives (en lien avec le choix de la matrice, du colis-conteneur, des matériaux de scellement et d’enrobage), profondeur suffisante pour mettre les déchets à l’abri des agressions diverses, absence de ressources rares exploitables à proximité. Encadrement normatif strict.
L’ASN confirme que les argilites, vieilles de 150 millions d’années et épaisses de plus de 130 mètres, correspondent aux attentes de sûreté. Si de l’eau devait se trouver contaminée au contact des colis supposés résister à de la corrosion pendant quelques milliers d’années, son parcours ne serait pas supérieur à quelques centimètres sur 100 000 ans. En gros, il n’y a rien de mieux que l’argilite. Voilà pour la confirmation du gendarme du nucléaire.
Tout cela repose allègrement sur des calculs, des modélisations et simulations innombrables, fait référence à des scénarios d’évolution normale ou altérée (intrusion humaine…), mène à des conclusions rassurantes, pourtant obtenues à partir des résultats défavorables et sur la base des hypothèses les plus pessimistes. Objectifs rassurants.
C’est bien simple : tout sera performant pour prétendre dans le pire des cas ne déceler que des traces radioactives à l’échelle du million d’années. Mais alors, qu’y aurait-il à critiquer de ce projet pointilleusement élaboré ?
- Le projet Cigéo va-t-il se prendre un Bure ?
Faire taire la thèse, de profundis
Une première controverse est apparue depuis l’intérieur même de l’ANDRA. Médiatisée, elle est issue d’une thèse soutenue en décembre 2017 par Leny Patinaux, historien des sciences et salarié au sein de l’agence nationale entre 2012 et 2015. Ce travail d’archives visait l’administration de la preuve et de la démonstration de la sûreté de ce gigantesque ouvrage. Il sera devenu fort embarrassant en ce qu’il souligne que l’agence ne peut prétendre formellement démontrer la sûreté du projet sur des centaines de milliers d’années, voire cherche à convaincre coûte-que-coûte l’ASN de la faisabilité sur la base de résultats présentés parfois de manière ‘toilettée’, orientée voire lacunaire. Rien de moins.
(extrait de la thèse)
Et en effet, en l’état des connaissances, aucun modèle scientifique ne peut simuler l’évolution du site sur des centaines de millénaires. En réponse, cela n’aura aucunement empêché l’ANDRA de souligner ‘sa démarche robuste dans son travail de démonstration de sûreté’. La preuve formelle ne pouvant être mathématiquement démontrée, la sûreté reposera dorénavant sur un ‘faisceau d’arguments’. Ce qui change tout.
Depuis lors, la critique officielle du projet ne s’est pas éteinte et les points litigieux sont rapportés dans un second temps par une grande instance indépendante, ce qui est beaucoup plus gênant.
Les tacles de l’Autorité environnementale
Oui, l’Autorité environnementale (AE) a rendu début janvier 2021 un avis très critique. Il y est question de trop de parcimonie, d’insuffisance dans la prise en compte de certains risques parfois étiquetés majeurs par l’ANDRA, qu’ils soient d’incendie, d’explosion, de corrosion des colis…
En marge, l’Autorité revient sur un point maintenant écarté mais qui aurait pu/dû contrecarrer le projet lors de son évaluation : la ressource géothermique y est confirmée, car existante selon l’AE, mais dont les caractéristiques n’auront pas été suffisamment mesurées après avoir été niée.
Historiquement, l’AE regrette que le type de roche retenu comme le plus adapté au stockage n’ait pas fait l’objet d’expérimentations prolongées pour comparer l’argile au granite, au schiste, au sel… ces derniers ont été exclus arbitrairement, le critère économique ayant été un paramètre supérieur à quelconque comparaison scientifique.
Surtout, les risques technologiques majeurs ne sont par exemple pas ‘appréciés’ à leur juste valeur, alors que leur sûreté, sécurité et maitrise doivent être soupesées à court, moyen et long termes en tant que facteurs déterminants. Aussi, la stabilité du sous-sol est remise en question, les failles considérées comme non actives ayant montré leur potentialité à glisser à nouveau, contre toute attente, pouvant remettre en cause le caractère inaltérable et infranchissable de Cigéo (situé à deux kilomètres du fossé de Gondrecourt, faille géologique dite éteinte) et engendrant le besoin d’études complémentaires.
Plus polémique tant ce point est un attendu légal, la réversibilité n’est pas vérifiée : la récupération ultérieure des colis de déchets stockés n’est pas permise, ‘la possibilité de retrait de colis accidentés avec des moyens définis dès la conception [n’ayant] pas été étudiée’. Ce qui n’est pas pour rassurer : les récentes déconvenues en France (voir infra) et en Allemagne soulignent le caractère potentiellement dangereux de centres d’enfouissement devenus inaccessibles, a minima dans une volonté d’y aller rechercher les seuls colis endommagés, ce qui correspond à une récupérabilité (réversibilité ponctuelle).
Les risques à long terme sont mal évalués et les aléas inhérents à un accident sous-estimés pour les populations avoisinantes, un scénario en mode de fonctionnement dégradé faisant défaut. Enfin, la liste et les caractéristiques des déchets qui pourraient être enfouis font l’objet ‘d’incertitude sur [leur] nature et [leur] volume, selon que l’on retiendra l’inventaire de référence ou l’inventaire de réserve’, non sans impacter le budget final (des colis livrés ne correspondant pas aux spécifications annoncées ont déjà été signalés sur les sites de Soulaines et Morvilliers).
Faute de dossier complet et de données chiffrées suffisantes, l’Autorité environnementale se retrouve même sur certains points dans l’incapacité de juger exhaustivement. En attendant, ces incertitudes relevées sur la qualité de l’étude d’impact présentée par le maître d’ouvrage qu’est l’ANDRA font taches.
De ces critiques du dossier d’utilité publique, l’ANDRA aura produit un mémoire complémentaire, soulignant aux yeux des opposants le manque de transparence et de sérieux de l’ANDRA. Du côté des exploitants, en charge de financer l’ANDRA, il a été maintes fois mis en doute la capacité de cette dernière de venir à bout d’un tel chantier, faute d’expérience. Ambiance.
L’enquête publique, première étape néanmoins franchie, des expropriations et des travaux préparatoires sont d’ores et déjà possibles d’être effectués, avant même tout dépôt de demande d’autorisation de création.
Cet avis de l’Autorité environnementale n’aura donc eu aucune incidence sur les conclusions de l’enquête publique. Mais il confirme selon les opposants aux projet les nombreuses craintes exprimées depuis des années. Parmi icelles, l’incendie.
Ca chauffe en sous-sol
Dans la grande diversité des déchets nucléaires attendus pour enfouissement, des types de containers diffèrent et attirent une attention particulière : les déchets dits bitumeux. Ces colis bitumés (colis de type B2) représentent 20 à 25 % des colis de déchets MA-VL dans l’inventaire de référence, soit de l’ordre de 70 000 colis. Ils sont tout bonnement sujets à l’auto-inflammation, pourraient être source d’accident en cas d’élévation de leur température. Ces B2.3 et B2.5 spécifiquement sont composés d’une enveloppe en acier inoxydable contenant l’enrobé bitumineux litigieux (un mélange de boues issues du traitement chimique d’effluents liquides radioactifs, séchées et enrobées dans du bitume). Des réactions exothermiques inhérentes aux déchets peuvent être cause d’une auto-inflammation, ce que l’on nomme un accident de criticité. A partir de 350°C, cela serait suffisant. Ce qui parait beaucoup, mais c’est ignorer comment des conditions souterraines peuvent rapidement se détériorer. Ces colis bitumineux présentent dont le plus grand risque d’incendie, mais aussi celui d’une déformation par augmentation de volume initial par simple irradiation. Voilà pourquoi limiter la température à moins de 120°C est un plafond impératif de sûreté.
(source : ANDRA)
Autre particularité : leur enveloppe n’est pas fermée de manière étanche pour ne pas se rompre sous l’accumulation excessive de dihydrogène généré par radiolyse (issue directement de 60 % de matière organique contenus). S’il est salvateur que ce gaz s’échappe, la production par ces 10 000 tonnes de bitume d’environ un million de mètres cubes de dihydrogène annuellement s’avère dans le même temps un autre élément considérablement contraignant dans la conception de Cigéo. Un gaz généré également naturellement par radiolyse de la roche (la radioactivité scinde les molécules d’eau en ions hydrogène et hydroxydes, leur recombinaison donnant pour partie des molécules de dihydrogène).
Quelle importance revêt ce gaz ? Il peut tout simplement jouer le rôle de combustible en cas d’incendie, feu favorisant des réactions en chaîne ou un emballement thermique façon domino avec les colis situés à proximité, flamme pouvant rendre les alvéoles inaccessibles. Des procédures en cas d’incendie souterrain sont d’ailleurs être détaillées pour prétendre empêcher tout emballement.
Cette situation critique inquiète jusqu’à l’ASN. En 2018, l’Autorité de sûreté du nucléaire (ASN) avait déjà pointé le risque d’incendie provoqué par les déchets bitumineux. Elle a indiqué encore récemment aux producteurs qu’ils doivent mettre en œuvre un programme spécifique de caractérisation des colis de déchets bitumés, démontrer que tout ou partie de ces colis pourrait être stocké avec un haut niveau de sûreté dans le centre de stockage Cigéo, sans traitement préalable.
(source : tweet ASN)
Le sujet du risque d’incendie au sein des alvéoles reste donc entier. D’autant qu’à ce stade, la gestion de ces colis spéciaux est toujours source de caution.
Pour éviter toute température élevée superfétatoire, leur modération est essentielle en amont. Les dimensions du stockage géologique sont à ce titre essentiellement déterminées par le dégagement de chaleur des colis de déchets de haute activité (colis plus ou moins exothermique). Avant même de considérer les quantités, il faut retenir que les déchets doivent avoir une température inférieure à 90°C avant de prétendre les enfouir. Cela suppose une latence de plus de 50 ans après leur vitrification, sur le site de La Hague. Ce qui repousse d’autant le calendrier des livraisons dans Cigéo.
Le problème sera-t-il rendu d’autant insoluble que les déchets s’entasseront et deviendront inaccessibles ? Cette génération continue d’hydrogène fait de toute façon courir le risque d’une explosion en cas d’accumulation, soit par la faute d’une circulation d’air efficiente, soit par suite d’un défaut de ventilation : du fait de la très faible énergie d’inflammation de ce gaz, une concentration de plus de 4% dans un volume défini suffirait à entrer en combustion sous l’effet d’une étincelle causée par n’importe quel matériel présent. Moyen de causalité qui ne manquera pas dans ces zones automatisées : ensembles de batteries servant à alimenter par exemple les équipements électriques et systèmes de freinage, éclairages, systèmes de contrôle et de surveillance, engins automatiques…, électricité statique comprise.
(source : ANDRA)
Selon l’IRSN cette fois, ce point est névralgique : Selon l’IRSN cette fois, ce point est névralgique : Par ailleurs, l’ANDRA devra analyser les risques d’explosion dans les alvéoles de stockage de déchets B scellés […], l’allumage de l’atmosphère explosive ne pouvant pas être exclu uniquement en raison de l’absence d’accès du personnel et de l’absence de sources électriques. En effet, l’énergie nécessaire à l’ignition de l’atmosphère explosive est faible et pourrait être délivrée par de simples chocs (par exemple liés à une chute d’un morceau du revêtement suite à son vieillissement).
L’ANDRA réfléchit à une solution alternative pour ce cas précis, mais rien n’est écarté pour les autres foyers hypothétiques. En attendant, pour en limiter la probabilité, des puits et des ventilations doivent fonctionner sans discontinuer. La ventilation doit nécessairement être efficace en toute circonstance, à raison d’un débit de 500 à 600 mètres cubes, rejetés après une filtration ‘hautement efficace’ des particules radioactives éventuelles (telles tritium, krypton 85, carbone 14, chlore 36).
En dehors de la maintenance de fonctionnement attendue, tout incendie rendue très difficiles par la situation souterraine risquerait de saturer rapidement les filtres, surtout dans le cas des colis bituminés dont les fumées seraient plus colmatantes. De toutes façons, l’arrêt des ventilations serait inéluctable, pour éviter d’attiser les flammes, d’accroitre le sinistre. Non sans risque cumulatif, le dihydrogène pouvant hypothétiquement s’accumuler. Pire, si un accès le permet, l’arrosage voire l’immersion de certains colis n’est pas du tout préconisé sans risquer de voir leur criticité augmenter dangereusement (l’eau aurait un impact plus prononcé pour les colis bitumineux, toujours eux, sujets à gonfler en pareille situation ; ces familles de déchets engendrent des incertitudes et sont caractérisées par des « degrés de confiance » variables).
La présence d’eau dans les installations génère des risques supplémentaires vis-à-vis de la maîtrise de la criticité (évolution défavorable de la réactivité du milieu) et de la maîtrise du confinement (risque de corrosion si présence d’eau au contact des équipements et colis) , comme le reconnait l’ANDRA
Enfin, les hautes températures fragiliseraient les structures en béton et acier.
La conception des galeries devra permettre leur résistance au feu pour ne pas aggraver les situations d’incendie envisagées. […] La tenue au feu des murs, structures et galeries sera supérieure à 2 heures pour l’évacuation du personnel. L’accès des secours et la protection des équipements sensibles. Les équipements de sûreté et de sécurité seront secourus électriquement ou leur alimentation électrique séparée sans mode commun de défaillance, précise l’ANDRA
Quelle résistance des structures métalliques et de béton pour éviter qu’elles ne se dégradent, voire que ne s’effondre un tunnel, une alvéole ? Dans une moindre mesure, les installations de surface sont également concernées par le risque d’incendie. Ce risque d’incendie n’est en effet pas plus à obérer lors des phases de déchargement, de reconditionnement, de transport… en surface au niveau des différentes zones.
L’acheminement des emballages sur lorrys depuis le terminal ferroviaire jusqu’au hall de réception des emballages par des engins diesels […] présente les opérations qui peuvent générer les incendies les plus importants. Les locaux qui présentent les risques d’incendie susceptibles de contaminer les installations et de relâcher des substances radioactives dans l’environnement concernent les lignes de déchargement et de conditionnement des colis primaires, ainsi que la capacité d’entreposage de transit des colis de stockage MA-VL, indique encore l’ANDRA
Quand bien même le risque d’incendie devait s’avérer minime, disons d’une probabilité aussi faible que celle d’une catastrophe nucléaire, la question résiderait dans la maitrise d’une telle situation dans une telle configuration souterraine : un incendie en milieu souterrain pourrait pourtant s’avérer particulièrement impactant compte tenu de la forte élévation des températures en pareil lieu, de l’ordre de 800 à 1200°C et pourrait être décuplé par la présence d’hydrogène. La détection la plus rapide d’un tel événement, à supposer que les détecteurs soient suffisamment disséminés, permettrait d’abord d’envisager d’en circonscrire les dégâts. Mais, compte tenu des cas particuliers évoqués, comment restreindre un incendie que des colis inflammables rendraient encore plus étendu ?
[L’ANDRA] a porté une attention particulière au risque d’incendie, pour lequel le contexte souterrain peut être un facteur aggravant. […] La prévention passe par le contrôle et la limitation des produits inflammables, selon un document de référence
Il réside des incertitudes sur les résultats des simulations thermiques et les relâchements radioactifs consécutifs. Sur les milliers de colis bitumés attendus, répertoriés comme étant en mauvais état, il faut donc espérer qu’aucun ne soit trop défectueux et ne permette une propagation d’incendie aux colis adjacents. Une question basique se fait alors jour : pourquoi donc entreposer des colis jugés plus dangereux ? Car leur reconditionnement n’est pas opérationnel ou encore le budget dédié serait trop élevé. Ces colis bitumineux ont antérieurement été un procédé privilégié à la cimentation et la vitrification pour de simples questions économiques.
L’incendie et l’emballement éventuel ne seront-ils pas circonscrits aux alvéoles, enserrées dans l’argilite, limitant l’accident ? D’abord, la couche argileuse ne peut pas être considérée comme homogène, les réactions physico-chimiques peuvent de base être bien différentes selon les zones, en faisant découler des propriétés mécaniques diverses (en termes de déformation par exemple). Et la chaleur dégagée par les colis n’arrangera rien à ces incertitudes de comportement. Mais également l’argilite montre un comportement inquiétant sous l’action du feu.
Cette couche ne pourrait-elle être un facteur aggravant en une telle situation accidentelle ? Par les gaz qui la composent, en présence d’une flamme, cette roche éclate de manière explosive, comme le montre Bertrand Thuillier (ingénieur agronome) dans l’expérience. Un phénomène localisé mais très vif : il est répondu que la roche à une faible pouvoir thermique, qu’à ce titre ce phénomène ne se propagerait pas dans cette roche sous forte pression.
Le temps qui bure
L’idée du temps et les échelles temporelles suprahumaines sont omniprésentes au sein de ce projet argileux du Callovo-Oxfordien. Les sédiments se seront accumulés il y a 160 millions d’années. Les déchets doivent être refroidis pendant des décennies avant d’y être transférables. La fermeture du centre de stockage n’interviendra pas avant la fin de la période d’exploitation, dans 120 à 130 ans. La radioactivité y chutera sur des milliers d’années avant que de devenir sans incidence sanitaire.
(source : ANDRA)
Sur de telles périodes, les performances du béton sont attendues comme très élevées ; il lui faut tenir au moins 130 ans, pour ‘assurer la stabilité mécanique’ avant que les entrées ne soient bouchées définitivement, avant le scellement final. Mais la résistance de ce matériau artificiel ne dépasse pas justement cent ans de longévité : le processus de vieillissement qui atteint les bétons se fait se caractérise par des microfissurations sous l’action des contraintes mécaniques. Les marges sont donc étroites.
Côté étanchéité, l’exploitant la garantit pour 400 000 ans. La radioactivité ne devrait pas atteindre la surface avant, après avoir diffusé à travers les différentes enveloppes géologiques. La vitesse de propagation est attendue comme très lente dans la roche d’argilite, cependant que les eaux souterraines sont supposées attaquer les colis très lentement.
Quoi qu’il en soit, toute altération conduit à une diminution des résistances mécaniques, à une augmentation de la porosité du matériau (naturel ou artificiel) et à un accroissement de la migration des radionucléides. Il faut donc absolument l’éviter.
Dès 2005, dans les dossiers de référence, cette contrainte de temps est déjà prépondérante : la roche y était décrite comme friable, nécessitant un renforcement par le génie civil (avec l’aide de centaines de milliers de tonnes d’acier).
S’il est dit et répété que cette couche sédimentaire compacte ne bouge pas depuis des milliers d’années et que son comportement ne varie pas plus dans le futur lointain, c’est faire abstraction de chocs soutenus et fréquents : cette partie de croûte terrestre sera creusée de multiples galeries et alvéoles (de moins d’un mètre et sur plusieurs dizaines de mètres de longueur), de puits de descente, occasionnant des zones dites ‘d’endommagement dues au creusement’, ‘zones altérées de l’encaissant’. Ce qui constituerait autant de passages et de circulations d’eau. D’ailleurs, quelques techniciens ont constaté sur place des déformations de galeries provoquées par les poussées géologiques horizontales ou verticales qui s’exercent dans le sol dans cette région. Enfin, l’adjonction d’une éventuelle sismicité arrêtée comme ‘éteinte’ majorerait d’autant les risques de cassures et fissures.
Pour s’assurer de la tenue de la structure de génie civile dans cette couche, des observations sont menées inlassablement pour en isoler les différents facteurs agissant sur les tubes en acier qui contiendront les déchets : pression de la roche sur les tubes, chaleur, réactions chimiques, vibrations, teneurs variables d’argilite, composition du béton… Des résultats mesurés par des capteurs, générant une multitude de données centralisées sur des ordinateurs calculateurs. Malgré toutes les différentes sous-disciplines rassemblées autour de ce projet, des sciences des matériaux à la géoscience, en passant par la science de la santé traitant des effets des rayonnements, le temps est-il pour autant remplaçable ? Nous y reviendrons plus bas.
Il ne sera plus l’heure de se demander comment accéder à une alvéole dans laquelle des colis seraient introduits, en cas de déformation, de dégradation des structures de soutènement. Tout est donc tenté d’être anticipé. Mais comment remplacer des capteurs obsolètes ? Réparer des ventilations défaillantes ? Comment corriger tout incident attendu d’un point de vue probabiliste ?
Face à l’immensité du temps, la présomptueuse assurance d’un enfouissement des déchets radioactifs sur plusieurs millénaires semble pour le moins un vœu pieux de la part de tout géologue professionnel. Mais la technique suivra et compensera.
Logistique hors norme d’un projet hors du commun
Pour ceux qui resteraient circonspects de qualifier Cigéo de plus gros chantier européen, il leur faut tenter de prendre la mesure des éléments tangibles connus. Quelques exemples : le volume de béton nécessaire à la totalité du projet est d’environ 6 millions de mètres cubes, la quantité totale de ciment de 2,25 millions de tonnes, soit 3,4 millions tonnes de sable et 4,4 millions de graviers. Quant à l’acier, plus de 200 000 tonnes sont attendues pour renforcer les structures. De telles quantités, une telle confection de génie civil, suppose des captations d’eau et des dispositifs et logistiques tout autant exceptionnels : de 700 à 850 mégawatts heure chaque jour (soit l’équivalent de la consommation moyenne d’environ 56 000 à 65 000 foyers français de trois personnes sur une journée).
Le projet privilégie finalement le tout ferroviaire plutôt que le mixte routier/ferroviaire. Longeant la rivière l’Ornain, la ligne 027000 de la SNCF sera donc réhabilitée sur 36 kilomètres entre Nançois-tronville et Gondrecourt-le-Château. Un tronçon de 14 kilomètres entre Gondrecourt et l’installation de desserte terminale seront nouvellement construits.
Trois trains par jour seront nécessaires à l’acheminement des matériaux de construction. A termes, six trains par mois (un à deux par semaine, long de dix wagons) sont attendus pendant plus la phase d’exploitation pour transférer tous les déchets des sites, très majoritairement depuis La Hague, Marcoule et l’installation de conditionnement et d’entreposage de Bugey.
Les risques d’accidents routiers seront minimisés. Mais les trajets en train emprunteront les voies existantes et communes au transport de marchandises et de voyageurs, via la ligne Paris-Strasbourg. Des déchets parmi les plus dangereux radioactivement verront leurs cargaisons stationner parfois dans les gares, à proximité des passagers, avec les risques inhérents aux transports ferroviaires. Les erreurs ne sont pas exceptionnelles : une mauvaise répartition des matières radioactives dans des wagons peut occasionner un démarrage spontané de réaction nucléaire.
Signalons que des passagers peuvent potentiellement être soumis à un rayonnement de 2 millisierverts par heure au maximum en surface du wagon, et 0,1 mS/h à deux mètres de la cargaison. Rappelons que la limite pour le public est de 1 mS par an.
La DUP (Déclaration d’Utilité Publique) validée, des aménagements connexes sont d’ores et déjà prévus et vont débuter. A ce titre, outre la partie ferroviaire évoquée, une concertation préalable au projet de contournement de la future zone descenderie est lancée, une déviation (celle des routes D60 et D960 dont le département de la Haute-Marne est maître d’ouvrage de l’opération), des expropriations facilitées par le décret « Opération d’Intérêt National » (environ 6000 hectares, avec l’aide de la SAFER), la construction du transformateur électrique… sont engagées.
Outre le facteur humain, ce sont surtout tous les dispositifs automatisés (déchargement, levage, transfert…) qui impressionnent dans les dossiers. Ils doivent permettre d’éviter aux salariés d’être en contact direct avec les colis radioactifs. Autant de points de sûreté spécifiques, de motorisations potentiellement vulnérables, d’équipements électriques sensibles… qui ont l’obligation de résister aussi bien et pour 130 ans que les fondations et structures en béton et acier.
La crainte de l’accident et de la contamination
L’incendie et la tenue des matériaux durant la phase d’exploitation sont les deux risques les plus craints. Mais les incidents peuvent se matérialiser de façon plus fréquente à travers les cas de chute de colis, inhérents à ces types d’exercice de manutention quotidien et compte tenu du nombre de phases de manipulations attendues durant autant de dizaines d’années. Des accidents lors de ces phases peuvent être à l’origine de rejets de polluants radioactifs, atteignant directement l’atmosphère et l’environnement.
Mais les détracteurs du projet Cigéo font remarquer que la contamination est également à prendre en compte dans le cadre du fonctionnement normal du site, certains conteneurs de déchets MA-VL n’étant pas étanches aux éléments gazeux multiples que sont les tritium, carbone 14 ou krypton 85. La filtration envisagée et assurée selon des critères dits de ‘très haute efficacité’ (THE) ne les retiendraient pas plus qu’au niveau des réacteurs nucléaires où ces filtres sont déjà utilisés.
Pour mémoire, dans le cadre du fonctionnement des centrales, des rejets sont en effet autorisés malgré les barrières supposées isoler l’environnement de la radioactivité générée. A tel point que ces incidences sur la qualité de l’air nécessitent selon l’Autorité environnementale de revoir l’évaluation des risques sanitaires et les modèles de dispersion. Actuellement, le projet prévoit une ventilation des installations nucléaires de surface canalisée par une cheminée de grande hauteur (de l’ordre d’une quarantaine de mètres) et une zone puits rejetant les circulations aériennes du stockage souterrain (dont les hauteurs de cheminées sont bien moindres d’ailleurs). La totalité des émissions attendues serait d’environ 4,5 GBq/an dans le premier cas et de 6 600 GBq/an dans le deuxième.
(source : ANDRA)
L’automatisation de nombreux process en une majorité de zones est justifiée dans le cadre de gestion de colis devant être transvasés dans des contenants différents, acheminés et stockés dans les galeries ou alvéoles. Mais cet automatisme possède son revers de médaille : en cas d’urgence, la vitesse de l’unique funiculaire limite le temps d’intervention, de rapatriement des colis. Aussi, par moins 500 mètres de profondeur, les accès seront rendus de plus en plus difficiles à mesure que le taux de remplissage augmentera. Tout incident obligera à déblayer un à un les colis les plus proches, par les mêmes voies contraires robotisées, avant que de pouvoir atteindre une éventuelle zone d’incident ou d’accident plus éloignée.
Ces délais de manutention, pour majorité automatique (pont-stockeur) et lente, majorent d’autant les délais d’intervention. Un incident d’une plus grande gravité pose carrément la question de la faisabilité d’une intervention d’envergure.
D’ailleurs, en contexte post-accidentel, quelles modalités sont-elles prévues pour le rétablissement des fonctions du stockage à la suite d’un incident ? Comment est prévue d’être réhabilitée une zone accidentée ? Avant d’envisager ce retour à la normale, le problème de la récupérabilité, voire de la réversibilité continue d’interroger.
Une réversibilité irrécupérable
La réversibilité a été une concession politique qui aura permis d’arbitrer définitivement pour Cigéo. Cette réversibilité a été définie législativement en 2016 (une loi examinée soit dit en passant par le député Christophe Bouillon, devenu président du Conseil d’administration de l’ANDRA) :
[c’est] la capacité, pour les générations successives, soit de poursuivre la construction puis l’exploitation des tranches successives d’un stockage, soit de réévaluer les choix définis antérieurement et de faire évoluer les solutions de gestion. Elle est mise en œuvre par la progressivité de la construction, l’adaptabilité de la conception et la flexibilité d’exploitation d’un stockage en couche géologique profonde de déchets radioactifs permettant d’intégrer le progrès technologique et de s’adapter aux évolutions possibles de l’inventaire des déchets consécutives notamment à une évolution de la politique énergétique. Elle inclut la possibilité de récupérer des colis de déchets déjà stockés selon des modalités et pendant une durée cohérente avec la stratégie d’exploitation et de fermeture du stockage.
La réversibilité est donc surtout rendue possible durant une période limitée, pour s’autoriser à reprendre si besoin était les déchets déposés en profondeur. Etant encadrée temporellement, la réversibilité ne peut être considérée comme totale : au bout de 120 à 130 ans au moins (années correspondant aux seules phases de chantier et d’exploitation), le calendrier envisage que le stockage soit tout simplement fermé, rendant de fait la reprise des colis définitivement impossible. Notons qu’aucune ligne budgétaire n’est envisagée spécifiquement pour l’advenue d’une réversibilité avant ce scellement, ce qui semble souligner un peu plus le caractère purement communicationnel de ce dispositif.
En parallèle de la réversibilité, une autre notion est utilisée par Bernard Laponche : la récupérabilité correspond aux mesures facilitant le retrait de déchets. Pour cet expert, aucune pertinence supplémentaire n’est à espérer : plus le temps passera, plus cette récupération sera rendue complexe, coûteuse. L’enfilade de 4 500 à 5 000 colis parmi certaines alvéoles de 500 mètres (celles des déchets MA-VL, les autres destinées aux HA-VL seront longues de 150 mètres) suffit à imaginer l’invraisemblance d’une telle option. Toute non-conformité ou défaillance d’un colis est en elle-même un fort potentiel de cause d’incident/accident, faute de récupérabilité véritable. Cette perspective inatteignable de récupérabilité et a fortiori de réversibilité aura fini de convaincre de nombreux scientifiques de l’intérêt supérieur du stockage en surface ou en sub-surface.
In fine, Cigéo est considéré par les ingénieurs chargés de son élaboration comme un coffre-fort hermétique éternel, au sein duquel tout pourrait se produire une fois scellé. La couche d’argilite et les autres barrières technologiques empêchant toute diffusion à la surface. Des faiblesses résident pourtant encore dans cette approche, notamment via les fractures engendrées, les zones de ventilation créées, les risques d’incendie…. Les diverses expertises menées auront souligné que l’unanimité n’est pas cristallisée autour des solutions prônées et autres conclusions avancées par l’ANDRA.
Combats de coqs experts
De son côté, tout a son rôle pas toujours tenu avec constance, le Comité local d’information et de suivi du Laboratoire souterrain (Clis) a obtenu en 2011 de l’Institut américain pour la recherche sur l’énergie et l’environnement (IEER) un avis sur la zone proposée pour implanter les installations souterraines du stockage. Comme d’autres, il révèle les incertitudes qui perdurent toujours sur de nombreux aspects de sûreté.
Dans ses évaluations des performances à long terme du site de stockage, l’ANDRA se repose sur l’homogénéité et l’isotropie de la formation du Callovo-Oxfordien. Toutefois, l’approche de l’ANDRA ne représente pas adéquatement l’éventail des possibilités. En outre, dans certains cas, la façon dont certaines données expérimentales ont été exclues a abouti à des valeurs moyennes biaisées et à une sous-estimation de la gamme observée des valeurs des paramètres. Cette considération insuffisante de la variabilité dans les propriétés de la roche hôte dans la zone de transposition est une préoccupation majeure. En outre, […] les propriétés varient au sein de la roche hôte. […] Cette conclusion sur l’hétérogénéité est basée sur de nombreuses preuves, y compris celles citées par l’ANDRA. Cependant, l’ANDRA a largement ignoré cette hétérogénéité dans son évaluation de la performance, à l’exception d’une analyse de sensibilité que l’IEER considère insuffisante. Bien que l’impact des hétérogénéités sur les propriétés de transport et la rétention puisse se révéler faible, l’ANDRA n’a pas établi la nature de l’hétérogénéité […]. L’hypothèse de l’ANDRA que les inhomogénéités ne sont pas importantes pour la performance est prématurée.
Déjà, l’agence nationale n’aura pas manqué de répondre point par point aux remarques. Mais via de nombreux travaux scientifiques menés par l’ANDRA et accessibles souvent trop optimistes, parfois incomplets de tous les détails des données disponibles. De quoi poser un problème sérieux dans le cadre des évaluations des performances.
Que retenir de tant d’expertises ? Que leurs conclusions diverses et variées sont issues d’approches chaque fois différentes. Un amas de contradictions qui empêche toute bonne compréhension publique de ce projet, son accaparement par tous dans l’optique de favoriser l’opinion éclairée de chacun. L’épisode du potentiel géothermique de Cigéo est à ce titre représentatif de ce constat d’échec.
Ces doutes persistant, la demande d’autorisation de construction (DAC, prévue initialement pour 2015…) n’en demeure pas moins sur le point d’être déposée dans les prochains mois. De nombreux travaux auront tenté de lever les incertitudes, d’autres études suivront pour revenir sur les critiques émises dernièrement par certaines autorités indépendantes.
Simulations à long terme
Tout le monde en convient aisément : il est rigoureusement impossible de mener des études sur les périodes réelles projetées pour s’assurer de la tenue, de l’évolution et des types de détérioration des équipements et matériels, déjà considérablement rare de pouvoir les mener sur des périodes d’échelle humaine a minima. Les experts de l’ANDRA utilisent donc des modélisations pour visualiser les comportements des matériaux sur des centaines à des milliers d’années. C’est par ce seul artifice informatique par exemple qu’ils se portent garants, à défaut de pouvoir le certifier, que les radionucléides ne traverseront pas la couche d’argile avant 200 000 ans et que les travaux de scellement limiteront leurs remontées via les ouvrages. Que l’ANDRA peut anticiper que les niveaux de contamination seraient acceptables pour les lointaines générations futures. Pas autrement.
Mais quelle valeur peut-on attribuer à ces calculs et projections ? Comment nous assurer que ce qui est simuler en laboratoire soit représentatif de tous les cas de figures qui se révèleront au seul moment de la mise en pratique ?
Les recherches effectuées par l’ANDRA lui ont ainsi permis de mieux comprendre le comportement de la roche, mais elles ont aussi déstabilisé les représentations du stockage et de son évolution. Ainsi, par exemple, le laboratoire a rendu particulièrement visible la couche de roche qui sera au contact des ouvrages souterrains. Celle-ci sera impactée par le creusement du stockage, son aération et la présence des déchets. De ce fait, ses propriétés géomécaniques et hydrogéologiques diffèreront de celles de la roche ‘saine’. Ces différences importent pour l’analyse de la sûreté de l’ouvrage et les recherches effectuées par l’ANDRA ont ainsi complexifié l’analyse de sûreté du projet , comme le confirme Leny Patinaux
Aucun problème de sûreté ne devrait poindre selon l’ANDRA, au premier rang duquel le risque sismique serait écarté. Mais la double faille géologique d’Echenay mise en avant par le géophysicien André Mourot, repérée et cartographiée par la Compagnie Générale de Géophysique, fait courir le risque de modifications substantielles voire d’infiltration ou de mouvement de terrain via des trains de microfractures. Rien ne peut être exclu. D’autant que le percement des galeries et des alvéoles entraînera fissures et microfissures dont la surveillance et le comportement à long terme sur de telles volumes semblent largement impossibles à tenir exhaustivement.
Des phénomènes inattendus (formations de fractures en chevron lors de l’avancement des galeries) ou plus amples que prévus (déformations différées) y ont été observés , selon la Commission Nationale d’Evaluation des recherches et études relatives à la gestion des matières et déchets radioactifs
En premier lieu, la couche géologique n’est donc pas aussi imperturbée, à plus forte raison qu’imperturbable par les creusements. A ce titre, le site de Tournemire a déjà bien montré la non-linéarité et la fragilité du comportement de l’argilite en cours du temps.
Aussi, le concept scientifique a beau reposer sur une succession de barrières, rien ni même jamais rien ne permettra d’affirmer que tout se passera comme simulé. Aussi nombreuses que soient les barrières entre les radionucléides contenus dans le verre et la biosphère, chacune se comportera différemment des prévisions en général, pourrait se voir varier au-delà des marges de sécurité localement, en autant de points divers qu’il y a de zones hétérogènes, de colis plus ou moins identiques, de manipulations successives…
L’ANDRA le reconnait elle-même : il ne fait aucun doute que l’eau arrivera en contact du verre, à supposer qu’il ait survécu durant cette période. Les radionucléides migreront alors dans ce solvant universel. S’il est bien inconcevable d’imaginer la situation dans si longtemps, les scientifiques de l’ANDRA s’essayent au moins à déterminer la durabilité chimique de ces verres afin de répondre aux exigences de sûreté. Des expériences de laboratoires sont donc menées malgré tout sur le verre lui-même, première barrière (la vitrification borosilicatée augmentant au passage d’un facteur 10 le volume des déchets HA). Menées itou sur l’acier du surconteneur, seconde barrière, dans lequel le colis de verre sera inclus. Enfin, sur la roche du Callovo-Oxfordien, cette argilite jouant la troisième et dernière clôture, naturelle en ce cas d’espèce, complétée du béton des ouvrages.
Mais des études de ce genre sont tout sauf simplissimes. D’abord, les contraintes sont tellement nombreuses et spécifiques qu’il serait prétentieux d’affirmer que les protocoles miment les conditions qui seront rencontrées. Les simulations et modélisations doivent être opérées en mode multi-échelles afin de vérifier les comportements des matériaux des structures sous irradiation et leurs implications subséquentes sur les propriétés mécaniques (dynamiques moléculaires, dislocations…), sur la tenue des matériaux, points névralgiques de la sûreté de cet enfouissement des déchets nucléaires.
Paramètres innombrables, contextes locaux très variés… Les conséquences potentielles agissent jusqu’aux déplacements atomiques, non sans effet sur le comportement général du verre : autant dire que les déformations non homogènes doivent être scrutées avec minutie, les endommagements consécutifs œuvrant à des détériorations avancées.
Les contraintes sont si importantes que d’autres tests grandeur ont déjà livré leurs verdicts dans d’autres pays nucléarisés bien avant l’heure calculée : à Yucca Moutain (Etats-Unis), les revêtements inoxydables des conteneurs en acier se chargeaient au bout de quelques années d’ions nitrates à mesure des infiltrations. Cette première barrière se révélant déficiente plus rapidement que prévu. Comme quoi l’acier inoxydable ne peut pas être totalement considéré comme inerte : il finit par s’oxyder, cette corrosion métallique s’auto-accélérant et fragilisant d’autant plus vite le verre. Un phénomène qui aura été qualifié de ‘hors contrôle’. Mais toujours pas d’inquiétude, car Cigéo s’avère un projet bien différent de Yucca Moutain.
En tant que principal ennemi, l’eau participe d’un processus de corrosion de l’acier qui ne peut dès lors être obéré, qui peut apparaitre entre 0 et 4000 ans. Quant au verre, il n’est pas plus éternel : il peut s’altérer aussi sûrement que des vitraux de cathédrale se corrodent sur une période de 500 ans. Pour s’en faire une bonne évaluation, une modélisation de l’altération des deux matériaux aux échelles microscopique et macroscopique est essentielle.
(observation métallographique de l’acier API 5L X65 utilisé ; source : thèse de Mathieu Robineau)
Pour trouver toutes réponses scientifiques utiles au maintien du projet, des études, de nombreux travaux ont tenté d’obtenir une description générale des piles de corrosion pouvant être induites par les hétérogénéités au niveau de l’interface chemise en acier/milieu extérieur, de déterminer le comportement de l’acier au contact du matériau de remplissage (MREA) et des argilites. Première difficulté confirmée : les contraintes sont multiples, les aciers de diverses qualités, les environnements de stockage pas rigoureusement identiques. Mais d’ores et déjà les essais ont essentiellement mis en évidence ‘un phénomène d’altération différentielle, conduisant à des dégradations plus ou moins localisées, associées à des vitesses de corrosion parfois très importantes, de la zone au contact du MREA’. Certes, cette dégradation n’est pas considérée comme suffisamment importante au niveau de la zone du métal située au contact des argilites pour remettre en cause la stratégie retenue dans l’optique de la validation du concept par l’ASN et de la délivrance de la DAC. Mais si ce phénomène de corrosion n’était finalement important qu’en présence d’oxygène, sa vitesse pourrait être de l’ordre de 5 (entre 4 et 6) micromètres par an, parfois localement plus importante selon l’hétérogénéité de la couche de produits de corrosion.
Du côté de l’altération des verres dans le temps, plus précisément de sa durabilité au contact de l’eau du site (eau du Callovo-Oxfordien, abrégé Cox dans la littérature), la présence du fer contenu dans le surconteneur n’arrange rien. Ce verre (de référence SON68 pour les inconditionnels du référencement) contient pour mémoire les produits de fission et actinides mineurs, déchets ultimes issus du combustible usé. En quoi les différents matériaux sont-ils susceptibles de perturber les cinétiques d’altération en conditions environnementales de stockage et sous irradiation ? Un paramètre initial vient justement amplifier les réactions en cas d’arrivée précoce de l’eau : le fort dégagement thermique lié aux désintégrations des radionucléides présents dans le verre, même s’il va décroître au cours du temps. En sus, l’eau qui arriverait au contact, chargée de minéraux (magnésium, entre autres), voit sa composition varier : les conséquences en sont rendues plus variées encore, augmentant un peu plus l’altération du verre (elle est par exemple plus importante en présence d’ions fer). Surtout, la radiolyse de l’eau produit des espèces oxydantes (comme l’eau oxygénée H2O2) ayant un impact immédiat local (précipitation de silicates magnésiens et augmentation de l’altération du verre encore une fois). Enfin, une plus forte oxydation du fer est mise en évidence sous irradiation (en contexte in vitro, le verre radioactif est dopé en Pu238), ce qui est comme inéluctable dans le cadre de ce projet ; d’autant que la dose cumulée (le cumul de ces désintégrations au sein de la matrice vitreuse) peut engendrer des modifications des propriétés du verre plus importantes, par l’accumulation de défauts dans sa structure, changeant subséquemment encore un peu plus les cinétiques d’altération du verre et de corrosion de l’acier…
Ces premiers résultats, comme bien d’autres, conduisent à s’interroger sur les différentes expériences à poursuivre. Encore sont-elles menées en découplant quelques-uns des divers facteurs environnementaux qui pourraient influencer l’altération du verre et/ou de l’acier. Mais plus les expérimentateurs tentent de se rapprocher des conditions du stockage profond (conditions naturelles jamais possibles à atteindre), plus les études se complexifient et les protocoles des études sont rendus denses.
Quels que soient les tests menés, ils ne sauraient donc jamais être considérées comme des situations équivalentes aux conditions existantes dans lesquelles seront insérées les colis, situations variables pour des mêmes colis, nous l’avons évoqué, paramètres trop conséquents : qualité du conteneur, des déchets, du béton, de l’acier des ouvrages, de la roche… Il est rigoureusement impossible d’estimer strictement les vitesses de corrosion, d’anticiper la fissuration géologique, l’emballement thermique possible voire les dégâts occasionnés par une quelconque explosion…
Initié dans les années 2000 par la Commission Nationale d’Évaluation, le développement d’outils de simulation numérique ne reste pas moins insatisfaisant car il existe inéluctablement un décalage entre la complexité du modèle d’évaluation de sûreté et celle des modèles d’étude des phénomènes particuliers, hétéroclites et nombreux. Ajoutons que ces variabilités sont cumulatives, ouvrant tout autant à de pléthoriques conséquences. Toute projection est incertaine, sans doute dès quelques centaines d’années.
Il est très souvent souligné que les données des études et thèses menées montrent des impacts non significatifs sur l’altération générale du verre, cette altération n’étant que localisée. Que la sûreté du projet n’en est absolument affectée. Dans le même temps, qu’il serait bienvenu que ‘les analyses soient poursuivies à plus long terme’. Il est permis de s’inquiéter de ces observations qui soulignent les comportements perturbés des barrières, aux niveaux atomique, microstructural, macrostructural et engendrant des modifications de propriétés (limites d’élasticité, de ténacité…) dont personne ne peut assurer l’innocuité des effets conjugués (altération simultanée du verre et du fer sous rayonnement par exemple) et sur d’aussi longues périodes. Et parfois, les vitesses de détérioration s’avèrent surprenantes contre toute attente. Si bien que la plupart des études précisent l’importance et l’intérêt de compléter lesdites observations de nouvelles études.
Durant les années 1990, il existe l’espoir qu’une modélisation exhaustive de l’ensemble des phénomènes qui influent sur l’évolution du stockage puisse permettre de garantir la sûreté de l’ouvrage. L’ANDRA abandonne cette ambition au tournant des années 2000 pour une posture plus modeste. Elle admet désormais qu’au regard des temporalités de la décroissance radiologique des radionucléides destinés à être enfouis, il subsistera toujours une part d’incertitude sur l’évolution du stockage. L’ANDRA bannit à ce moment le mot « preuve » de ses publications et elle préfère dorénavant évoquer le « faisceau d’arguments » qui étaye sa conviction que le stockage est un projet sûr , précise Leny Patinaux
Une démonstration de sûreté ne sera ‘jamais une démonstration de type mathématique’. Les interactions et migrations de radionucléides resteront largement ignorées en de telles situations temporelles. Mais le projet semble avoir rempli l’essentiel de son objectif : l’acceptation sociale par des présentations convaincantes intégrant des marges de prudence à défaut de prédictions précises d’un impact de stockage impossible à dresser. Mais surtout la poursuite de la solution de référence que serait Cigéo.
Quelle conclusion tirer de tous ces éléments ? Aucune d’évidence. Si rien ne permet de confirmer qu’un incident va se dérouler, il n’existe pas plus d’arguments scientifiques qui puissent donner une certitude sur les bons déroulement et fonctionnement de cette installation sur les 300 ans à venir, pour ne se restreindre qu’à cette échelle. Et en matière de faillite de certitude justement, un précédent français vient faire naitre doutes et méfiances face aux projections techniques.
Un premier doute mal enfoui
Que vient faire cette cavité remplie de colis en tout genre dans ce dossier ? En quoi une comparaison pourrait-elle être opérée entre ces deux projets bien distincts et différents ? Sans doute pour les certitudes scientifiques et validations des responsables qui auront concouru à son existence et se seront trouvées finalement démenties. Si chacun aura retenu par exemple que la réversibilité sera garantie et les déchets attendus récupérables pendant la période d’exploitation de Cigéo, admettons que d’équivalentes affirmations avancées dans le cadre de l’exploitation de Stocamine auront perduré jusqu’à ce que le scandale industriel ne puisse plus être nié.
Stocamine est le nom commercial d’une entreprise qui était chargée de développer un stockage souterrain de déchets dangereux, non radioactifs, dans un ancien site souterrain alsacien (Haut-Rhin) d’exploitation de potasse (sel gemme), accessible par un puits, à environ 500 m de profondeur. Les conclusions des enquêtes publiques menées en 1991 et 1992 et l’arrêté préfectoral de 1997 imposaient la réversibilité du stockage durant trente ans.
Les études hydrogéologiques qui ont été faites par l’école des Mines de Paris et par l’INERIS montrent que nous avons un site exceptionnellement favorable et que ce site reste favorable même à très long terme et quand je parle de très long terme, c’est au moins 10 000 ans , selon le futur exploitant du site
Le projet se révélait être une véritable opportunité économique, une source d’emplois. Mieux : ‘une mine au service de l’environnement’. Car tout était garanti par des hypothèses prudentes et des modélisations poussées, les résultats d’expertises finissant de rassurer sur le bon fonctionnement strictement encadré. Mais il y a loin des théories au réel.
Les opérations ont commencé, de nouvelles galeries étaient creusées, l’entreposage des colis de déchets débutait à partir de février 1999, à raison de 44 000 tonnes de déchets durant les trois premières années (sur les 320 000 tonnes projetées et autorisées). Y étaient entassés des déchets ultimes de classe 0 (déchets à base de cyanure, mercure, arsenic et chrome, terres polluées par les métaux lourds, pesticides non organiques…) et des déchets de classe 1 (déchets amiantés et autres Résidus d’Epuration des Fumées d’Incinération d’Ordures Ménagère dits REFIOM) normalement stockés en surface. Mais en septembre 2002, après quelques autres incidents (explosion de méthane en 2000, déchets interdits acceptés tel le pyralène, des résidus de lindane, pesticide aujourd’hui interdit …), l’une des cellules de stockage est en flamme, à cause de l’interaction de produits chimiques et à force de suintements. La gestion de l’incendie, détecté tardivement pour ne rien arranger, sera rendue très difficile dans ce contexte souterrain. Le feu sera maitrisé au bout de dix jours mais les autres foyers de combustion ne seront contrôlés qu’au bout de deux mois. À cette profondeur, tout est plus long et plus difficile quand il s’agit d’intervenir pour une urgence.
La fermeture de l’exploitation est actée à la toute suite de ce grave accident. Contre toute attente, cette catastrophe sera donc survenue rapidement à cause d’une fermentation d’engrais stockés et entassés, d’une production de méthane, d’une élévation de température et de l’inflammation du gaz. Mais qu’en serait-il d’une telle gestion accidentelle avec des niveaux d’irradiation potentiellement mortels ? Avec le contexte conjugué et cumulé d’une production d’hydrogène ?
Aujourd’hui, après de longues réflexions pour choisir entre déstockage complet ou partiel et confinement étanche, c’est le projet de fermeture qui aura été retenu par l’Etat. Un déstockage très partiel aura été opéré, mais des barrages sont attendus comme totalement étanches pour clôturer à long terme le site (installation de « barrières de confinement » imperméables au fond et sur une partie du pourtour de l’ancienne mine de sel, travaux menés par groupe de BTP Bouygues). Cette phase de confinement se déroulerait à partir de 2029, une fois quelques travaux d’extraction des déchets terminés (sur les plus 42 000 tonnes encore présentes, la répartition est de 40 370 tonnes sur site et de 1 629 tonnes présentes spécifiquement dans le bloc 15 incendié).
Une étude de faisabilité technique et économique sur la poursuite d’un déstockage supplémentaire avait été réalisée par le groupement de consultants privés Antéa Group (une société dont l’indépendance vis-à-vis de l’Etat pose question quand on se réfère à d’autres dossiers sur lesquels nous aurons l’occasion de revenir) : elle concluait que ‘tous les scénarios de déstockage étudiés exposent les travailleurs à des risques professionnels élevés, [que le] bénéfice environnemental pour la nappe d’Alsace d’un déstockage complémentaire n’est pas démontré, [que] les déchets déstockés ne sont pas valorisables et devront ainsi être re-stockés dans d’autres installations souterraines ou installations de stockage de surface, [que] la réalisation, dans les meilleurs délais, du confinement et des travaux annexes […] demeure incontournable pour protéger la nappe d’Alsace sur le long terme’.
En janvier 2021, sur la base de ces conclusions, la réversibilité du site était donc abandonnée, l’évacuation des déchets présentant finalement plus de risques que les avantages potentiels attendus, selon la ministre Pompili (risques pour les mineurs et d’affaissements de galeries, voire effondrement de la mine sur elle-même). A coups d’enveloppe de 50 millions d’euros, il s’agit d’éviter la contamination de la nappe phréatique alsacienne, alimentant 7 millions d’habitants européens. Une solution jugée minimaliste par les élus et habitants, soulignée par tribunes et pétitions interposées.
Une enveloppe publique bienvenue. La Cour administrative d’appel de Nancy aura jugé en octobre 2021 que Stocamine ne présentait pas ‘de capacités financières la mettant à même de mener à bien l’exploitation illimitée’ du site, ou d’assumer ‘l’ensemble des exigences’ à la bonne réalisation du confinement. De nouvelles études environnementales et une enquête publique doivent se dérouler.
Devant la bérézina de cette situation et sans attendre les conclusions du pourvoi en cassation ni plus une décision du Conseil d’Etat, le gouvernement aura fait voté un amendement intégré au projet de loi de finances pour 2022 autorisant le stockage de déchets dangereux dans les anciennes mines de potasse alsacienne ‘pour une durée illimitée’, avec une garantie financière publique de 160 millions d’euros pour pallier à la liquidation judiciaire de la société des Mines de potasse d’Alsace (MDPA) actée depuis 2009, société responsable de Stocamine. Le Conseil constitutionnel censurera finalement cet amendement comme cela est toujours le cas en pareil emploi de la technique éculée du « cavalier législatif ».
En l’espèce, la situation reste aujourd’hui bloquée, mais l’injection du béton va sans doute pouvoir débuter tout de même : le tribunal administratif de Strasbourg rejetait le référé liberté déposé par l’association Alsace Nature contre l’arrêté du 28 janvier 2022, autorisant de ce fait le début des travaux. MDPA quant à elle était mise en demeure par la préfecture du Haut-Rhin de remettre sous quatre mois un dossier répondant aux exigences du code de l’environnement. Ce dossier fera l’objet d’une consultation des collectivités et de l’autorité environnementale, ainsi que d’une enquête publique. Enfin, l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (Oclaesp) est diligentée pour déterminer la nature exacte des déchets entreposés, sans que l’enquête et les tests dont les conclusions sont attendues ne remettent en cause que les travaux de confinement définitif.
Malgré les actions accélérées du gouvernement, Stocamine reste un danger. La déformation du sel sous la pression y est plus rapide que prévu, selon les dernières estimations et alors que de précédentes expertises étaient par trop optimistes. L’affaissement du toit peut être craint, des effondrements tout autant, de nouvelles réactions chimiques survenir. En dernier ressort, ces colis ont tout loisir d’entrer en contact avec la nappe phréatique rhénane et contaminer cette réserve souterraine d’eau potable que chacun voulait préserver. Pour éviter cette conclusion, 24,5 à 42,3 milliards d’euros auraient dû être investis pour déstocker, sécuriser, entretenir. Contre l’avis et les préconisations d’un rapport parlementaire pourtant adopté et malgré les études de faisabilité validées par le BRGM, la question financière et les budgets auront donc pesé dans la balance décisionnelle malgré les preuves fournies de la faisabilité de la récupération des déchets.
Le rapport entre Stocamine et Cigéo ? La difficulté de prétendre à une caractérisation précise des déchets, de déterminer les réactions chimiques qui auront lieu dans les colis, au sein du conteneur, entre les déchets de différents conteneurs, entre les déchets et les matériaux des conteneurs, entre les déchets et le béton ou l’acier des ouvrages, entre les déchets et la roche…, de modéliser les comportements, d’estimer les vitesses de corrosion, d’anticiper les risques de fissuration, d’emballement thermique, d’auto-inflammation, d’explosion… Calculs et modèles ne peuvent être retenus comme valeurs sûres. Dans le cas de Stocamine, il était assuré à l’appui de la demande d’autorisation que les déchets resteraient à l’abri de l’eau pendant plus de 1 500 ans, et qu’il faudrait encore plus de 800 ans pour que la contamination remonte à la surface, selon l’Ecole nationale supérieure de chimie de Mulhouse, l’épaisseur des couches de sel traversées et le colmatage naturel par du sel de toutes les fuites éventuelles faisant son œuvre naturelle positive en faveur du projet. Finalement, dix ans plus tard, la remontée de la saumure contaminée en direction de la nappe phréatique semble inéluctable…
Qu’attendre d’un suivi scrupuleux qui passera par des échantillonnages sur un nombre limité d’unités (et dont la représentativité peut interroger dans certains cas) plutôt que par des analyses exhaustives et onéreuses de chacun des colis par exemple ? Encore faisons-nous abstraction de toute falsification administrative, de quelconque erreur d’étiquetage. Mais comment s’assurer qu’aucun intérêt supérieur et/ou lien économique ne vienne interférer dans la bonne marche des procédures ‘strictement encadrées’ ?
Pierre-Franck Chevet, ex-futur patron de l’ASN, dirigeait alors la DRIRE Alsace. L’assurance des procédures prévalait. Quelques années plus tard, ce même Chevet instruira le projet Cigéo avec les mêmes affirmations et conclusions, sera en charge de l’évaluation de la sûreté d’un projet bien plus technique, à l’automatisation attendue comme irréprochablement fonctionnelle pour une grosse centaine d’années, au volume bien plus gigantesque. Comme une incongruité.
Quant au déstockage partiel de Stocamine, il a été mené par Alain Rollet, liquidateur du site. Ce dernier sera devenu membre du Comité Technique Souterrain, réunissant des experts indépendants en charge de faire des recommandations sur le projet Cigéo. Comme une provocation.
Accident impossible, preuves scientifiques en totale conformité avec les attentes de stockage pour la durée définie, gestion des colis encadrée scrupuleusement… Finalement, un incendie s’est révélé incontrôlable en ce site de 2 kilomètres carrés. Le stockage n’aura même pas tenu dix ans malgré le cahier des charges arrêté. Les procédures d’admission des colis n’auront pas été respectées… Stocamine est bien un exemple emblématique au regard des certitudes avancées sur le projet de Cigéo : réversibilité, accident circonscrit à cette profondeur et sans risque de diffusion grâce aux différentes barrières naturelle et matérielles. Pourquoi serait-ce différent pour le projet d’enfouissement des déchets nucléaires à Bure en cas d’accident ? En quoi le site retenu de 15 kilomètres carrés serait encore si exceptionnel qu’il éviterait cette fois à coup sûr tout problème, tout emballement critique, toute situation crisique cumulée ?
Cigéo est un projet sans cesse en évolution. Pour la seule raison de répondre au mieux aux critiques et viser la perfection.
(source : ANDRA)
Le stockage est prévu pour résister à différents événements accidentels. Leur exhaustivité est listée. Abstraction faite de certaines situations particulièrement dégradées comme la simultanéité de plusieurs accidents, situations écartées de l’analyse car jugées très peu probables. Pourtant, l’impossible est toujours possible…
Mise à jour (mai 2022) : Le tribunal administratif de Strasbourg vient d’interrompre provisoirement (recours en référé suspension) les travaux préalables à la fermeture du site de stockage souterrain de déchets dangereux, débuté le 10 mai dernier mais qui menacent la nappe phréatique d’Alsace. Une audience sur le fond du dossier aura lieu d’ici fin 2022.
Le cas d’un accident majeur interroge jusqu’à l’Autorité environnementale, la faisabilité de récupérer les déchets techniquement, politiquement et/ou financièrement reste en suspens.
L’Andra au pied de l’alvéole
L’ANDRA ne peut donc démontrer de façon formelle la sûreté de cette installation pendant des milliers d’années. Ce qui, selon Leny Patinaux, l’aura obligé à présenter parfois à l’ASN certains de ses résultats de façon orientée ou lacunaire.
Depuis, le projet aura varié et désormais le concept est réorienté vers la notion d’adaptabilité : la récupérabilité des déchets par exemple est exigée pendant les 10 ans de la phase industrielle pilote.
Les inconnues restent innombrables. Rien de plus normal selon l’ANDRA, justifiant la phase pilote, de laboratoire. Encore faudrait-il s’assurer que les réponses soient toutes apportées d’ici les travaux d’extension prévus tout au long de l’exploitation, sur environ 130 ans (soit l’intervalle qui sépare 1890 de l’an 2020). Mais la prise en compte des paramètres extérieurs et les variables sont telles que l’ANDRA préfère limiter ses scénarios à des configurations simplifiées : les conteneurs de stockage sont ainsi exempts de défauts, la perte de confinement est limitée au contenu partiel d’un seul colis, les feux sont conventionnels et ne durent pas plus de quelques heures, l’incendie ne peut pas se propager, une explosion n’est pas à craindre car l’accumulation d’hydrogène dans des zones mortes est rendue impossible, une panne prolongée du système de ventilation est exclue.
La défiance vis-à-vis du projet se justifie peut-être pour partie par cette approche biaisée. Qui peut prétendre que l’alimentation électrique ne fera jamais défaut ? Que les services semi-automatiques, les milliers de capteurs et sondes ne seront jamais déficients ? Que l’électronique embarquée sera toujours opérationnelle ? Etc.
Certains problèmes de qualité ont déjà été référencés en d’autres projets (malfaçons des bétons, soudures non conformes, cuve en acier trop carbonée…), démontrant que la fiabilité des contrôles ne peut prétendre tout empêcher. Et sur un tel énorme projet, l’intervention d’une multitude de sous-traitants élève le risque de standards non respectés, les contraintes de temps et d’argent n’engendrant pas moins d’effets collatéraux que dans le cadre de la maintenance nucléaire. Compte tenu de l’exigence attendue, le doute est permis, sinon légitimement exprimable au regard des antécédents et concernant un projet inédit réalisé sans prototype.
(source : ANDRA)
L’efficience durant la période d’exploitation est un impondérable. Chaque zone contrôlée rouge ne pourra plus être visitée une fois les colis stockés : ces couloirs, cellules de manutention et alvéoles ne sont des zonages intermittents permettant un déclassement qu’en l’absence de colis. Comment intervenir alors par exemple sur ces zones emplies en cas de défaut électrique (perte d’électricité, système défaillant à remplacer…) ?
(source : ANDRA)
Les conditions d’ambiance les plus favorables sont attendues pour éviter un vieillissement prématuré des matériaux et matériels et limiter les conséquences de toute obsolescence avancée.
Bien avant les travaux d’exploitation proprement dits, la maîtrise, les analyses et les compétences dont se prévaut l’ANDRA en toute phase n’auront pas permis de se protéger de manquements graves aux obligations de sécurité et d’un effondrement dans une galerie souterraine, occasionnant deux décès. Cela n’augure rien de négatif à l’avenir, mais le chantier va croitre en complexités.
Etant donné que l’entreposage à sec des combustibles usés a été définitivement abandonné, les études stoppées, la filière nucléaire française ne peut tout simplement plus se permettre de ne pas finaliser Cigéo. Cela aurait un impact direct sur le secteur cependant que les sites et piscines de stockage arrivent à une totale saturation alertante. A ce titre, le projet Cigéo devient un dossier éminemment politique.
Prévoir l’avenir coûte-que-coûte
L’ANDRA s’appuie sur un scénario de référence pour mener à bien son projet. Il s’agit de la description d’une évolution probable du stockage, un scénario ‘normal’ : dans les mille premières années, les colis HA vont échauffer la roche avoisinante, jusqu’à lui faire atteindre une température de l’ordre d’une centaine de degrés. La roche refroidira ensuite lentement, au rythme de la décroissance radioactive des déchets. Dans le même temps, les barrières d’argile désaturées par l’excavation vont se resaturer d’eau, les perturbations mécaniques et hydriques dues aux creusements des galeries évoluant au cours du temps. Pendant ce millénaire, les ouvrages souterrains vont se tasser, ouvrant éventuellement des fissures dans la roche située à proximité, les barrières ouvragées vont s’altérer, via par exemple la corrosion des surconteneurs métalliques. Au bout de 10 000 ans, les verres et l’oxyde d’uranium auront commencé à se dissoudre très lentement dans l’eau, dispersant des radionucléides à travers les roches du sous-sol jusqu’à atteindre la biosphère.
Avant cette période dont personne ne sera en situation de vérifier l’exactitude, le projet continue d’être avantageusement évolutif pour les pro-Cigéo, impréparé pour les opposants. Pour l’ANDRA, il s’agit d’une optimisation permanente, de la possibilité d’en démontrer la sûreté complète en un devenir perpétuel, comme un horizon que l’on sait inatteignable mais que l’on singe à vouloir toucher à mesure que l’on avance vers lui. L’ANDRA ne semble douter de rien, pas même de sa pérennité sur des échelles de temps étendues :
Face à un risque faible (environ 10%) de dégradation de la société à l’horizon de 150 ans, Cigéo constitue donc une forme ‘d’assurance’ dont la société pourrait vouloir bénéficier pour mettre définitivement en sécurité les déchets radioactifs les plus dangereux, tout en limitant les charges supportées par les générations futures. Ainsi, le coût de cette ‘assurance’, induite par le choix de Cigéo face à l’entreposage de longue durée s’élèverait à un coût unique de l’ordre de la centaine d’euros par français.
L’ANDRA intègre les critiques et vise la perfection tant et tellement que pas moins de 22 thèses sont en cours et de nouvelles doivent être programmées pour répondre pour tout ou partie aux interrogations soulevées et apporter dans les meilleurs délais réponses, soit autant de latence dans le calendrier général. Cigéo est décidément un projet vivant, habité de R&D (recherche et développement) incessants :
Il s’agit pour l’essentiel de traiter de problématiques complexes, notamment les multi-couplages au sens large, afin de mieux quantifier les marges de conception et de sûreté par rapport aux choix retenus pour le dossier de Demande d’autorisation de création de Cigéo. Les thèmes proposés visent notamment à s’approcher au plus près de la réalité du fonctionnement des stockages pour optimiser précisément les marges de conception et de sûreté et ouvrir le champ d’optimisations futures dans la conception.
L’ANDRA a bien compris que les facteurs et paramètres sont nombreux et qu’il va falloir multiplier les études pour s’approcher de la sûreté à laquelle les ingénieurs prétendent en théorie depuis le début. Surtout concernant les matériaux et leur tenue dans le temps sous les nombreuses contraintes (irradiations, pression…). L’agence n’a de toutes façons d’autres choix que de revenir exhaustivement sur tous les éléments relevés, la loi stipulant que l’autorisation de création (DAC) ne peut être délivrée que si l’exploitant démontre que les dispositions qu’il prend sont « de nature à prévenir les risques ou à les limiter de façon suffisante », même si cette dernière marge d’interprétation est des plus subjective.
(source : ANDRA)
Les documents de référence ont beau viser l’exhaustivité des situations et des paramètres, aucun calcul d’impact radiologique d’un tel projet de stockage ne pourra suffire à démontrer la sûreté du stockage en profondeur car il repose inéluctablement sur des représentations simplifiées de l’évolution du stockage. L’ANDRA va devoir peaufiner la prise en compte des risques liés à l’exploitation du stockage et à la manipulation de matériaux radioactifs, à court terme. Mais les risques à long terme ne posent pas moins de questions concernant l’impact de ce genre de stockage sur l’environnement à des échelles de temps inédites. La façon dont l’ANDRA appréhende ces temporalités, par des simulations pour des périodes de l’ordre du million d’années, souligne la perspective et la pertinence toutes relatives de la sûreté.
Alors, cette scénarisation est une façon de justifier que tout est sous contrôle, que tout est calculé et pris en compte. Si cet outil est classique en ingénierie pour appréhender le futur de toute installation industrielle, il est prétentieusement poussé au-delà des échelles humaines, ce qui ne relève que de la pure projection intellectuelle. Limitées par leur propre imagination, ces différentes évolutions possibles du stockage dressées par les ingénieurs visent à finir de rassurer avant tout la représentation nationale, cependant que les spécialistes en ce domaine savent pertinemment qu’il est extrêmement ardu de rendre possible l’impossible.
Cette écriture à mesure de l’avancée du projet de stockage unique est donc justifiée par sa spécificité et l’inexistence de normes correspondantes antérieures. Etude, conception et évaluation de la sûreté s’élaborent de conserve. Aucune preuve absolue ne pourra être produite pour assurer que le stockage sera sûr, seules des mesures infiniment additionnées peuvent tenter d’accéder à l’impossible, s’en approcher au moins, mais au prix d’un budget toujours plus majoré. L’élaboration technologique poussée et le tâtonnement comme une conjugaison bienfaitrice plutôt que paradoxale. In fine, pourtant, il ne fait aucun doute que l’économie, le calcul des coûts des différentes solutions techniques, est un élément influant de la sûreté finale, car ce budget ne pourra jamais être illimité.
C’est l’exemple de l’épaisseur des colis : 10 centimètres, c’est plus sûr, il y a moins de radionucléides qui sortent mais c’est aussi plus cher. Étant donné qu’avec 1 centimètre d’épaisseur, le stockage est considéré comme suffisamment sûr, il n’est alors pas considéré comme nécessaire d’accroître d’avantage l’épaisseur des colis. L’important c’est de respecter la limite d’impact réglementaire. De ce fait, dans une gestion capitaliste des déchets nucléaires, on ne se préoccupe pas de construire le stockage le plus sûr possible dans l’absolu. Dès que l’ouvrage est considéré comme suffisamment sûr, la solution de gestion la moins chère doit être choisie , selon Leny Patinaux
Si aucun seuil n’est normé afin de définir ce que serait une sûreté ‘raisonnable’, il existe donc un plafond fixé par le budget que l’Etat entend consacrer, subtil équilibre entre comptes publics et acceptabilité citoyenne.
À Bure, en ce village de 82 habitants, le doute s’est finalement installé. Le résultat des dernières délibérations concernant Cigéo a été un unanime ‘non’. Cet avis défavorable fait suite à ceux identiques de Horville-en-Ornois, Mandres-en-Barrois et Ribeaucourt…
Cigéo les cœurs !
A ce jour et dans le monde entier, malgré la recherche menée par de nombreux états et avec le concours de l’AIEA, aucun centre de stockage permanent pour l’enfouissement des déchets à longue durée de vie n’a été construit et mis en fonctionnement. Toutes ces années de réflexion n’auront pas permis la concrétisation d’une solution depuis que les réacteurs nucléaires civils sont sortis de terre. Des décennies restées dans l’impasse, des projets de stockage géologique sans cesse reportés. En France particulièrement, la gestion des déchets nucléaires représente un enjeu majeur pour le gouvernement. L’ASN alerte depuis plusieurs années sur le risque que le pays ne dispose d’aucune filière de gestion pérenne dans les quinze à vingt ans qui viennent et presse les autorités de prendre des décisions en la matière.
Pourquoi aucune solution de gestion définitive des déchets nucléaires n’a-t-elle pas encore été mise en œuvre malgré le souci sans cesse affiché pour le devenir de ces résidus ? Comment un projet industriel reste-t-il d’actualité tout en étant continuellement reporté ? , se demande Leny Patinaux, non sans réponse
C’est que prétendre à une sûreté sur d’aussi longues périodes est chose très difficile. Aucune des solutions privilégiées par chacun des pays nucléarisés ne prévaut. Aucun consensus international n’existe encore. Et la sûreté n’emporte pas forcément les considérations et arbitrages techniques identiques selon les interlocuteurs : le cuivre est préféré en Suède et en Finlande tandis que l’acier est totalement privilégié en France alors qu’il possède une qualité de rétention moindre ; la couche d’argilite de Cigéo a par contre des propriétés de rétention des radionucléides plus importantes que le granite des pays nordiques ; compte tenu de l’importance de nos stocks de déchets dévolus à l’enfouissement, le moindre coût de l’acier par rapport au cuivre a été un paramètre économique non négligeable.
Mais le problème ne se limite pas à des choix économiques. La tenue des matériaux sur une telle période ne peut être avancée que par des simulations, issues de modélisations. Nous devons nous contenter de faisceaux d’arguments au lieu de preuves irréfutables. Aujourd’hui, rien ne permet d’assurer la viabilité sur le long terme de quelconque projet d’enfouissement. Mais Cigéo est engagé malgré l’impossibilité de les obtenir, le projet s’adaptant tant que possible durant la phase pilote analytique à mesure des découvertes, de la R&D, des résultats d’études.
La France navigue à vue depuis quelques années dans le domaine nucléaire. D’ailleurs, en ce domaine des déchets, depuis fin 2018, le pays ne disposait même plus de plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR), malgré les obligations légales faites au gouvernement. Cela n’est pas sans importance. Chaque année, les 56 réacteurs nucléaires français génèrent environ 25 000 mètres cubes de déchets ultimes, ainsi que plusieurs milliers de tonnes de matières à la radioactivité variable ; le PNGMDR est justement censé permettre de les gérer de façon durable et transparente, selon une stratégie pluriannuelle. En mars 2022, un rapport a été adopté par l’OPECST malgré tout, soulignant au passage à l’instar de l’Autorité de sûreté nucléaire qu’aucune filière de gestion de déchets pérenne ne sera prête dans les quinze à vingt ans à venir. Un vrai colis jeté dans la mare.
Les autorités s’en remettent donc au projet Cigéo car il est le plus ‘abouti’, les solutions de transmutation et d’entreposage à sec ayant été abandonnées. Non sans critiques fondées et interrogations légitimes. Mais rien n’est définitif, de nombreux événements peuvent venir interférer sur le calendrier, durant l’étalement de l’exploitation sur plus d’une centaine d’années et au cours de sa phase de stockage des MA-VL et des HA qui ne débutera avant 2030/2040. Ce laps de temps conséquent, l’ANDRA veut le mettre à profit pour réviser certaines options industrielles et répondre à des incertitudes encore prégnantes : modalités de stockage des déchets bitumineux afin de minimiser les risques d’incendie, modalités de contrôle des colis avant et après enfouissement, modalités de conception des zones de stockage des déchets HA construites au fur à mesure de la phase de stockage, modalités de fermeture des alvéoles (afin de préserver les exigences de réversibilité notamment)…
Même le scellement final fait l’objet de discussions réouvertes. Devant ces problématiques, l’idée de faire reposer la sûreté de tels sites sur l’efficacité de barrières passives n’est plus si unanime.
Aujourd’hui, il est clair que des barrières de sécurité passives ne doivent plus être les seules prévues dans le concept de dépôt en couches géologiques profondes. Un accompagnement actif du dépôt en profondeur par la société sera également nécessaire à l’avenir, surtout lors des premières mille années, jusqu’à ce qu’une grande partie des produits de fission se soient désintégrés. Ce n’est pas seulement l’être humain et l’environnement qui doivent être protégés du contenu du dépôt en profondeur, mais c’est aussi l’intégrité du dépôt face à de possibles intrusions humaines qui doit être garantie. L’engagement actif de la société sur une telle période semble, à la lumière des expériences historiques, être en principe faisable. Une culture du « gardiennage » s’avère nécessaire, même si celle-ci se réfère « seulement » au travail de mémoire, aux archives ou au marquage des sites , selon Marcos Buser, ancien membre de la Commission fédérale de sécurité nucléaire dans son rapport à destination de l’ASN suisse (IFSN)
Des problématiques sérieuses, des réserves de nombreuses administrations indépendantes, des arbitrages rendus longs et fastidieux, un calendrier général révisé, de nombreux risques et quelques incertitudes scientifiques persistantes… Et une gouvernance qui ne simplifie rien. La CNE (Commission nationale d’évaluation des recherches et études relatives à la gestion des matières et des déchets radioactifs) rappelle ainsi ‘l’importance d’une définition claire et partagée du périmètre et des modalités de mise en œuvre de la gouvernance opérationnelle du projet Cigéo, dès l’autorisation de création du stockage. Le schéma adopté doit définir qui est concerné, pourquoi, comment et quand. Sa simplicité est également un gage d’efficacité’.
Cigéo urge. Pas le choix ? Plus le choix ? Un rapport transmis au Secrétaire général pour l’investissement a pourtant pris la permission de tester un autre scénario.
Aucune des trois options alternatives à Cigéo considérées dans l’ESE [évaluation socio-économique, ndlr] ne domine l’option Cigéo, parce que les coûts estimés de la technologie alternative considérée dans ces trois options sont considérablement plus élevés que Cigéo. Faut-il en conclure que Cigéo n’a aucune alternative viable, et qu’en conséquence, il faut mettre cette option en œuvre immédiatement ? […] Néanmoins, en l’absence de tout scénario alternatif à Cigéo qui soit réaliste, ce groupe de contre-expertise a décidé de comparer Cigéo à la seule alternative crédible, celle d’un entreposage de longue durée (ELD).
Il y est question de coûts moindres en faveur de l’ELD. Ce qui aurait le mérite d’éveiller la curiosité de l’Etat.
Mais le choix de l’enfouissement reste entériné, trop avancé qu’il est, empêtré dans ses coûts irrécupérables. Il s’impose dans le cadre de décisions déjà prises par les pouvoirs publics (en particulier les lois de 2006 et 2016), au-delà de toutes voix critiques impénétrables.
Chacun n’ignore plus que le béton s’effritera, que l’acier inoxydable se corrodera et que les galeries s’effondreront. L’urgence politique réside donc dans l’oubli de déchets collants comme sparadra au milieu d’une couche géologique naturelle. L’instabilité de l’état du monde sur les 130 prochaines années, la pérennité financière incertaine de l’ANDRA sur une aussi longue période ne pèsent guère en dehors de scénarios ‘OK’ et ‘KO’ pris en compte, toute chose égale par ailleurs.
Quelle que soit la pérennité de ce site, il faudra s’ingénier à en interdire l’accès, en empêcher toute intervention humaine sur une durée suprahumaine équivalente. Les idées les plus farfelues existent pour tenter de communiquer les données et la localisation du site aux générations futures, pour les informer de la dangerosité démultipliée en un même territoire de ce qui y sera entreposé (mais comment anticiper des techniques sur une période ne serait-ce que de 10 000 ans alors qu’aujourd’hui déjà, les techniques de fonçage de puits permettent des creusements à 2 000 mètres de profondeur ?) : l’ANDRA travaille entre autres sur un papier imputrescible pendant des milliers d’années. Des groupes de travail comme la Human Interference Task Force œuvre également depuis 1981 à en imaginer les contours, des rapports tel celui de Sebeok conceptualisent les marqueurs permanents nécessaires. Pour d’autres, il semble que l’invisibilisation des déchets nucléaires enfouis pourrait s’avérer fondamentalement incompatible avec la communication, dans la très longue durée, des dangers associés aux sites de stockage en couche géologique profonde.
Les plus ironiques font remarquer à l’ANDRA combien il est prétentieux d’imaginer des situations dans 100 000 ans et plus alors que l’agence ignorait jusqu’à la présence de sites archéologiques du Néolithique sous ses foreuses, vieux de 5000 ans seulement.
Le projet peut-il être remis en cause ? Les opposants veulent y croire. Une issue raisonnable est-elle-même possible ? La raison politique l’emportera peut-être sur tout autre argument. Alors qu’aucune solution de gestion des déchets nucléaires n’est encore viable, la relance d’un programme nucléaire annoncé comme inéluctable et la prise en compte des nouveaux rebuts radioactifs qui en seront issus ne peuvent souffrir de l’absence de site de stockage définitif. Le compte-à-rebours est enclenché.