Décembre 2021, je suis dans un train avec ma copine, nous traversons le nord de l’Italie en bus et train, bivouaquons en camping sauvage. Ce soir-là nous décidons de nous arrêter au hasard dans la plus petite station possible pour sortir facilement à pied d’un village et poser la tente. Il fait nuit, nous regardons le front collé à la vitre les lumières émanant des paesini. Un passager nous accoste et nous demande où nous allons avec nos gros sacs. Nous lui expliquons que nous cherchons un endroit où dormir. Ni une ni deux, Filippo nous invite à venir chez lui, nous acceptons vu les caillantes qu’on s’était tapé dans l’hiver brumeux alpin. Arrivés au terminus, nous suivons notre hôte dans un bus qui monte dans un petit village en altitude. Tout de suite il nous propose une bière, il a fait un long voyage et a préféré boire toute la journée plutôt que de manger. Déjà bien éméché, il parle avec vigueur : « Vous connaissez Lampedusa ? »
Oui, c’est l’île italienne à l’extrême Sud méditerrannéen, véritable porte de l’Europe pour les migrants venus des côtes tunisiennes toutes prochent (j’avais vu le documentaire Fuocoammare (la mer en flammes) à l’école).
Non ! Lampedusa c’est pas les migrants, c’est le tourisme, c’est le tourisme !!
Ah bon ?!
Oui ! Lampedusa c’est le paradis ! Je bosse pour le plus gros businessman de l’île, les gens arrivent sur l’île en avion ou par bateau et ils n’ont rien pour se déplacer donc on leur loue des scooters, des voitures, des vélos, nous proposons aussi des hébergements et des animations. Puis, l’été y’a plus assez d’eau pour tout le monde car y’a 6000 habitants à l’année et jusqu’à 35 000 touristes en même temps l’été. Mon patron en profite, il a le seul terrain avec une nappe phréatique et il vend son eau issue d’un forage aux touristes.
Il fait tomber sa bouteille de bière qui roule jusqu’au conducteur du bus. Celui-ci s’énerve : « A qui est cette bouteille ?! Il est interdit de boire dans le bus ! »
« Elle est à moi, elle est à moi, mille excuses ! »
Nous descendons du bus, Filippo rallume sa cigarette, nous traversons son village en s’arrêtant à la boucherie déjà fermée. Il la fait rouvrir et demande quelques pièces de viande et une bouteille de la cave personnelle du boucher, il paiera plus tard. A quelques mètres de là, la maison de famille où il passe ses hivers après la saison touristique à Lampedusa. La maison est vide depuis plusieurs mois, nous allumons le poêle et préparons la viande sur une pierre chaude, un peu d’huile et de sel et c’est prêt. Dans le salon, Filippo reprend son exposé sur Lampedusa avec un bon verre de rouge entre les mains : « Je bosse 16 à 18h par jour sur l’île, je suis le second du patron, je cours un peu partout pour louer les maisons ou les véhicules, j’accompagne aussi les touristes. J’ai mis quand même du temps à m’intégrer car je ne suis pas un insulaire et le chef parle que le dialecte mais t’as qu’à voir maintenant ça se passe bien, j’ai foutu en l’air sa voiture en sortant de la route, j’avais trop bu, il m’a rien dit. »
Mais comment tu tiens à bosser autant ?
Le reste de l’année je suis ici, je me repose et fais du ski. Puis j’ai toujours fais les saisons, avant j’étais DJ à Ibiza ! Après j’ai vraiment pas à me plaindre, là-bas c’est le paradis j’te dis ! Attends je vais te montrer ma tenue de travail !
Il pose son verre sur la table et court à l’étage, on l’entend faire des allers retours dans sa chambre au-dessus avec les grincements du vieux parquet. Il redescend en courant et esquisse un large sourire de gamin : « Voici ma tenue de travail ! » Il tend les bras qui pincent du bout des doigts un short, puis nous montre une chemise hawaïenne à fleurs. « Et après j’ai juste à mettre les lunettes de soleil. L’île fait que 20km2, j’peux tout faire en vélo, il fait tout le temps beau et j’me baigne tous les jours ! »
- Lampedusa c’est l’île d’arrivée des migrants en Europe ; « Non, c’est le tourisme ! »
Avec une telle description, on croirait presque que c’est lui le vacancier... La soirée se prolonge, je lui fais cadeau d’une bouteille de Chartreuse, nous allons nous coucher, nous l’entendons jusque tard dans la nuit chanter à tue tête sur ses beats.
Filippo, fait partie de ces travailleurs saisonniers qui se sentent chanceux de vivre dans la carte postale et d’être en vacances le reste de l’année. Il masque volontiers l’arrivée de milliers de migrants tous les ans sur l’île ou au large des côtes pour ne conserver que l’image touristique du lieu. Cette invisibilisation des migrants dans des zones touristiques se retrouve par exemple dans les Alpes près de différentes stations de ski. C’est notamment une stratégie pour ne pas inquiéter les touristes. En effet, qui aurait envie pendant ses vacances de tomber nez à nez avec une traque policière d’exilés en pleine montagne ? Mieux vaut pour les promoteurs du tourisme vendre les aspects idylliques des lieux, et, pour cela, nous pouvons leur faire confiance. La question migratoire tiraille toujours les insulaires puisqu’à Lampedusa en 2020, « début juin, les barques abandonnées des migrants sauvés ont été incendiées volontairement et un "référendum sauvage" a été organisé spontanément pour réclamer la fermeture du centre d’accueil des migrants. Sur 992 votants, 988 ont "voté" pour. Mais ce scrutin, qui s’est déroulé sur plusieurs semaines, n’a aucune valeur juridique. » (1)
Un rapprochement peut cependant être fait entre tourisme et migration ; ce sont tous deux des business basés sur l’ « accueil ». Si certains ne veulent pas des migrants, d’autres s’en frottent les mains comme le rapporte un article de Courrier international (2). Tirant parti des aides de l’Etat, des entreprises font tout pour « retenir les demandeurs d’asile plus que de raison [c’]est l’une des nombreuses “astuces” déployées par les responsables des différents CARA [Centre d’accueil pour les demandeurs d’asile en Italie] ».
L’intérêt de parler ici, d’une île touristique est que son caractère circonscrit et limité révèle de manière exacerbé l’organisation du tourisme et son absurdité que l’on retrouve partout ailleurs. La question de l’eau potable qui vient à manquer, celle des eaux usées qui ne peuvent être traités, celle de la nourriture qui est quasiment entièrement importée, celle des déchets qui doivent être expédiés et traité sur le continent, celle de la dépendance d’un territoire à l’économie du tourisme, celle de la dépendance totale des touristes qui ne peuvent dans le cas de Lampedusa venir avec leur véhicule et doivent être soumis à des hébergements seulement marchands, celle de la surfréquentation d’espaces minuscules. Cela est particulièrement visible à Majorque (3)ou plus proche de nous en Corse. Aujourd’hui ces folies insulaires sont partout, les autorités imposent des quotas de fréquentations, pour en réalité mieux répartir le tourisme et l’étendre à tous les territoires. Vu l’ampleur du phénomène touristique, le monde devient une île exiguë qui a du mal à expédier ses nuisances.
Cassandre de l’Office de l’antitourisme de Grenoble
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