Les évolutions politiques outre-Atlantique nous tendent un miroir – et réciproquement. L’électorat non diplômé, hors des grandes villes, y a été perdu par la gauche. Tandis que la droite a assis son hégémonie culturelle avec l’aide de médias complaisants sinon totalement acquis.
Maya Kandel - Mediapart 4 juillet 2024 à 12h33
Le Rassemblement national est donc arrivé en tête dans la majorité des circonscriptions lors du premier tour des élections législatives. Si la France avait un scrutin à l’américaine, majoritaire à un tour, il aurait la majorité absolue.
Ce n’est pas le cas, et l’avenir n’est pas écrit, mais les comparaisons avec les États-Unis restent éclairantes. Sociologie électorale, poids des médias dominants, trahison des élites, stratégie Bannon : les évolutions politiques outre-Atlantique nous tendent un miroir – et réciproquement.
Recompositions électorales
Comme aux États-Unis en 2016 pour Donald Trump, le sursaut de mobilisation a bénéficié davantage au RN qu’à la gauche. L’ancrage sur tout le territoire français et le critère du diplôme sont deux autres marqueurs du vote RN du 30 juin qui évoquent le trumpisme. La défaite de Fabien Roussel dès le premier tour, les difficultés de François Ruffin en ballottage, en sont deux symboles.
Comme aux États-Unis, la gauche conforte ses bastions dans les grandes villes, et notamment à Paris, et dans les zones périurbaines où une majorité de la population est issue de l’immigration. Elle stagne ou recule en revanche auprès des ouvriers et des personnes les moins diplômées. Aux États-Unis, le Parti démocrate a perdu les classes populaires et est devenu le parti des urbains et des plus diplômés.
Trump avait déjà élargi sa base électorale en 2020, une tendance qui semble se confirmer en 2024 : le Parti républicain est devenu le parti des personnes non diplômées, et la victoire de Trump en 2024 pourrait bien être due à sa progression dans cet électorat, blanc ou non, une évolution par rapport à 2016 où l’on parlait de son socle « blanc non diplômé ».
Racisme, modes de vie, bollorisation des esprits
Le RN arrive en tête même dans des circonscriptions où ses candidat·es n’ont pas fait campagne, ce qui qualifie autrement l’analyse sur l’ancrage territorial. Ce sont les médias, et plus précisément les chaînes d’information en continu, CNews en tête, qui ont fait campagne pour le RN, ancrant ses thèmes et sa vision du monde dans l’esprit des électeurs et électrices, aidé par nombre d’éditorialistes.
Trump s’est souvent réjoui de la « publicité gratuite » dont il avait bénéficié dans les médias lors de ses campagnes. Ériger la transgression permanente comme gage d’authenticité est doublement bénéfique dans notre ère politico-médiatique : elle flatte les adeptes du « on ne peut plus rien dire », ouvre les vannes du racisme brandi comme contrepied d’un supposé politiquement correct, tout en garantissant une couverture médiatique optimale puisqu’elle est bonne pour l’audience et nourrit les algorithmes.
Aux États-Unis, après la victoire de Trump, la grande question était de savoir si son électorat était motivé par le racisme ou l’économie. Pippa Norris, qui a travaillé sur l’ascension électorale des populismes, parlait du sentiment de « perte de statut » économique et social des personnes ayant voté pour Trump ou le Brexit au Royaume-Uni.
En 2024, les questions se sont affinées, les réponses aussi. En France, Félicien Faury montre dans son ouvrage Des électeurs ordinaires à quel point ces deux marqueurs, culture et économie, sont liés, ce que le RN exprime dans l’argument de « défense du mode de vie français ». Comme Trump et les trumpistes qui défendent un American way of life mythifié et disparu et décrivent le Parti démocrate comme celui « des assistés et des immigrés ».
La prégnance de cette vision montre à quel point les médias Bolloré ont fait campagne pour le RN. Mediapart en parle depuis longtemps, il est impossible de sous-estimer le succès de la stratégie médiatique de Vincent Bolloré depuis une dizaine d’années. La victoire du RN dans ce premier tour est aussi la sienne.
Le parallèle avec l’autre milliardaire fossoyeur du débat public aux États-Unis, Rupert Murdoch, a déjà été souligné. Après la débâcle de Bush et des néoconservateurs, Fox News avait comblé le vide intellectuel du Parti républicain en devenant le pourvoyeur d’idées de la droite américaine, ouvrant un boulevard à Trump. La symbiose intellectuelle entre Trump et les principaux animateurs de Fox était frappante dès 2016 et tout au long de son premier mandat.
Cette mainmise sur le débat public évoque aussi la stratégie de Steve Bannon, éminence grise du trumpisme, qui aime rappeler son principe cardinal : « La culture détermine la politique », mot d’ordre d’Andrew Breitbart, le fondateur du site d’extrême droite Breitbart News. Bannon en était le rédacteur en chef avant de rejoindre la campagne Trump à l’été 2016. La culture ici, c’est une vision du monde, un récit qui redéfinit les identités hors des conditions matérielles. On voit d’ailleurs que le vote RN ne peut être ramené à un niveau de revenus, tout comme l’électorat trumpiste. La classe sociale n’est pas qu’une question économique.
Autre stratégie de Bannon, et de toute propagande, celle du miroir, qui consiste à préempter en les inversant les arguments des adversaires : ainsi pour Bardella, comme pour le rallié Ciotti, ex-toujours chef de LR, c’est la gauche qui serait aujourd’hui un danger pour la démocratie. On entend même brandir l’épouvantail du « coup d’État administratif », encore une importation directe du trumpisme et de ses fournisseurs intellectuels. Macron n’est pas loin, avec ses propos sur la guerre civile. Trump parle désormais des « fascistes qui entourent Biden et son administration Gestapo ».
Le combo RN-LR a même recruté Nicolas Conquer, un authentique trumpiste qui était encore le mois dernier le représentant du Parti républicain américain à l’étranger : habitué des plateaux, il est désormais candidat RN dans la Manche.
Hubris et déshonneur
Malgré les pudeurs de l’Élysée, les élus macronistes semblent choisir le désistement, « la défaite plutôt que le déshonneur », selon les mots de la secrétaire d’État Sabrina Agresti-Roubache. On ne peut en dire autant de la droite gaulliste, déjà moribonde depuis le ralliement de Ciotti au RN, orchestré avec Bolloré au lendemain de l’annonce de la dissolution, comme l’a révélé Le Monde.
Ciotti rappelle le chef des républicains du Sénat américain, Mitch McConnell, qui après avoir dénoncé l’assaut du Capitole, le 6 janvier 2021, « par une foule nourrie de mensonges venus du président Trump », avait finalement voté contre sa destitution pour ces mêmes actes.
Ce choix résumait bien la trahison des élites républicaines, qui ont choisi d’embrasser Trump dès son élection, pour conserver leur carrière politique, à défaut de leur honneur. Les quelques exceptions ont annoncé leur retraite, ou perdu leur réélection – certains sont morts, comme le sénateur John McCain.
Dans sa conquête de crédibilité et de voix, le RN a aussi adopté une autre stratégie commune à Trump et à Viktor Orbán : embrasser Israël et son gouvernement actuel d’extrême droite pour faire oublier son antisémitisme – et l’attribuer à LFI. Cette stratégie a parfaitement fonctionné, comme on a pu le voir avec des ralliements comme celui de l’ex-chasseur de nazis Serge Klarsfeld. Elle a été aidée par la majorité des médias, et par l’Élysée.
Le contexte international
Le 7 octobre n’en a pas fini d’impacter nos vies politiques, il pourrait aussi coûter la victoire à Biden en novembre prochain ; il a coûté des voix au NFP lors de ce premier tour en France.
La guerre en Ukraine est un autre facteur, en France comme aux États-Unis : cette fois, l’extrême droite se présente en « parti de la paix » pour camoufler son tropisme prorusse. C’est exactement l’argument de Trump face à Biden, pour qui la politique étrangère est devenue un boulet.
Terminons sur ces deux présidents, Macron et Biden, convaincus d’être seuls capables de « sauver la démocratie », et dont l’hubris pourrait ouvrir les portes du pouvoir à l’extrême droite.
Maya Kandel