La technique n’est pas neutre : critique de la technique et de son monde

Le système technicien n’est pas inévitable, d’autres techniques sont possibles

vendredi 7 mai 2021, par Les Indiens du Futur.

A l’heure où Etats, politiciens de droite ou de gauche, technocrates, capitalistes, scientifiques sont (quasi) tous pour l’accroissement des technologies complexes et du numérique (éventuellement en essayant de les contrôler), voici quelques réflexions qui remettent en cause fondamentalement le « Dieu » Technique et le monde Machine qu’il impose au service du Capital et de la Croissance.
Non, le système technicien, les high tech, la technocratie, ne pourront rattraper les problèmes qu’ils ont contribué à créer, ne pourront pas préserver le climat et le vivant, un surcroît de hautes technologies pour résoudre les graves problèmes engendrés par la technologie n’est pas la solution.

La technique n’est pas neutre : critique de la technique et de son monde
En finir avec l’idolâtrie de la technologie et du progrès par l’innovation et la technique

Ci dessous la version "courte", mais pour comprendre en détail de quoi il s’agit la version longue ci-dessous, ça en vaut largement le coup : ⚠️ 20 idées fortes sur la technique :

  1. La technique a récemment changé de nature et forme désormais un système (le tire-bouchon n’est pas l’ennemi).
  2. La technique rend l’avenir impensable.
  3. La technique n’est ni bonne ni mauvaise (« tout ce qui est technique, sans distinction de bien et de mal, s’utilise forcément quand on l’a en main »).
  4. L’homme ne maîtrise pas la technique, elle s’auto-accroît en suivant sa propre logique.
  5. La technique crée des problèmes qu’elle promet de résoudre grâce à de nouvelles techniques.
  6. La technique n’en fait qu’à sa tête, et tant pis pour la démocratie.
  7. La technique est devenue une religion.
  8. La technique, c’est sacré : elle ne supporte pas d’être jugée.
  9. La technique renforce l’État, qui renforce la technique.
  10. Les transnationales (ou multinationales) sont les enfants de la technique.
  11. Nous vivons sous l’emprise d’une incessante propagande.
  12. La publicité et le bluff technologique sont les moteurs du système technicien.
  13. Devenue universelle, la technique est en train d’uniformiser toutes les civilisations : la vraie mondialisation, c’est elle.
  14. Il ne peut y avoir de développement technique infini dans un monde fini : les techniques épuisent les ressources naturelles.
  15. Plus le progrès technique croît, plus augmente la somme de ses effets imprévisibles.
  16. 16. La technique s’est alliée à l’image pour piétiner la parole
  17. 17. La technique a avalée la culture.
  18. 18. La technique crée un nouvel apartheid : elle éjecte les « hommes inexploitables » et les ravale au rang de déchets humains.
  19. 19. La technique prétend fabriquer un homme supérieur, mais supérieur à quoi ?
  20. 20. Une seule solution, la révolution ! Mais pas n’importe laquelle…

(source)

La technique n’est pas neutre : critique de la technique et de son monde
de Samuel Gomez

- Version longue :

𝗝𝗮𝗰𝗾𝘂𝗲𝘀 𝗘𝗟𝗟𝗨𝗟 : 𝒍𝒆𝒔 𝒊𝒅𝒆́𝒆𝒔 𝒕𝒆𝒄𝒉𝒏𝒐𝒄𝒓𝒊𝒕𝒊𝒒𝒖𝒆𝒔
« Croire que la technique est neutre c’est sûrement passer à côté de l’enjeu du siècle. » ...L’importance de la pensée de cet homme me parait plus qu’indispensable à connaitre, en voici donc un bref résumé, c’est un peu dense et ça reste long malgré la sélection mais Jacques Ellul c’est 30 bouquins sur la technique, dur de résumer cela sur facebook. En fin de post j’ajoute également des liens plus une petite compilation de citations du Mr et je mettrais en commentaire une version raccourcie de ces 20 idées.

👉 Penseur iconoclaste, Jacques Ellul (1912-1994) est à la fois libertaire et protestant. Anticommuniste mais spécialiste de Marx. Et le seul, en France, à avoir mené durant 50 ans une critique en profondeur du « progrès » technique. [...] Il est considéré aujourd’hui comme un précurseur de la décroissance.
Dans les années 1930, Jacques Ellul se pose cette question : « Si Marx vivait aujourd’hui, quel facteur déterminant aurait-il identifié dans la société ? ». Pour lui, ce n’est ni l’économie, ni le politique : c’est la technique. Ellul dit « la technique », et jamais « le progrès technique » : il pense en effet que le progrès technique n’est pas vraiment un progrès. Il critique radicalement la notion même de progrès. Mais qu’est-ce que la technique ? Ellul la définit de manière très simple : c’est « la recherche de la méthode la plus efficace ». Comment détermine-t-on la méthode la plus efficace ? Généralement, par des calculs, menés par des experts et des spécialistes. Lesquels ne recherchent jamais, par exemple, la méthode la plus harmonieuse...

La technique n’est pas neutre : critique de la technique et de son monde
Robot quadrupède en test dans un parc de Singapour, pour surveiller les mesures sanitaires

𝗟’𝗶𝗱𝗲́𝗲-𝗳𝗼𝗿𝗰𝗲 𝗱’𝗘𝗹𝗹𝘂𝗹 𝘀𝘂𝗿 𝗹𝗮 𝘁𝗲𝗰𝗵𝗻𝗶𝗾𝘂𝗲 ?

Il dit qu’elle est devenue une force autonome, un processus sans sujet : elle s’autoalimente, s’auto-accroît, l’homme n’a plus de prise sur elle. Nous vivons selon lui dans une « société technicienne », et non pas seulement dans une « société industrielle », une « société postindustrielle », une « société de consommation », ou même dans la « société du spectacle » telle que l’a définie Debord (dont il se sentait très proche). Cette « société technicienne », Ellul l’a étudiée dans trois maîtres livres : d’abord La Technique ou l’Enjeu du siècle (1954), puis la clef de voute de l’œuvre, Le Système technicien (1977), et Le Bluff technologique (1988). En 1977, il note que quelques chose de nouveau s’est passé : jusque-là nous étions dans une « société technicienne », et voilà que nous sommes entrés dans un « système technicien ». Selon lui, c’est l’informatique qui a tout changé : en permettant à tous les sous-ensembles de la société (ferroviaire, aérien, administratif, etc.) de s’interconnecter, elle a fait émerger un vrai système, au sens mathématique du mot, c’est-à-dire un système qui a sa propre cohérence et qui est régi par ses propres règles. [...]
Dans l’œuvre abondante d’Ellul, si certaines analyses ont vieilli ou sont devenues aujourd’hui des évidences, nombre d’entre elles restent aussi percutantes que pertinentes. En voici une brève sélection, qui figurent parmi les plus fortes et les plus actuelles de l’auteur :

➡️ 𝗟𝗮 𝗽𝗿𝗲𝗺𝗶𝗲̀𝗿𝗲, c’est que la technique rend l’avenir impensable. Elle va si vite que les prévisionnistes n’ont plus grand-chose à faire : non seulement on ne sait pas du tout dans quel monde on sera dans vingt ans, mais même celui de demain matin n’est pas très sûr. [...]

➡️ 𝗗𝗲𝘂𝘅𝗶𝗲̀𝗺𝗲 𝗶𝗱𝗲́𝗲 : la technique n’est ni bonne, ni mauvaise. Elle est toujours, d’après lui, ambivalente. « Il n’y a pas des techniques de paix et des techniques de guerre, en dépit de ce que pensent les bonnes gens. » [...] Le vieil argument selon lequel la technique n’est pas mauvaise en soi, et que tout dépend de la manière dont l’homme l’utilise ne tient donc pas : l’un des caractères majeurs de la technique est qu’elle est « résolument indépendante » et qu’elle « élimine de son domaine tout jugement moral ».

➡️ 𝗧𝗿𝗼𝗶𝘀𝗶𝗲̀𝗺𝗲 𝗶𝗱𝗲́𝗲 : la technique s’auto-accroît en suivant sa propre logique. Et l’homme suit le mouvement. La technique s’accroît d’une manière presque mécanique. Comment par exemple a-t-on abouti aux OGM ? Ils en résultent de la conjonction de deux techniques : le microscope électronique [...], et les progrès de la génétique. En se rejoignant, ces deux branches de la recherche ont permis de manipuler le vivant : les chercheurs se sont engouffrés dans cette nouvelle voie. C’est ainsi, par croisement, ensemencement mutuel, que les techniques progressent : « Ainsi, presque sans volonté délibérée, par la simple combinaison de données nouvelles, il y a des découvertes incessantes dans tous les domaines et, bien plus, des champs entiers, jusqu’alors inconnus, souvent s’ouvrent à la technique parce que plusieurs courants se rencontrent . » [...] Ellul rappelle cette loi énoncée par le chercheurs américain Gabor, qui lui paraît être « la loi fondamentale de la civilisation technicienne » : « Ce qui peut être fait, le sera. »

➡️ 𝗤𝘂𝗮𝘁𝗿𝗶𝗲̀𝗺𝗲 𝗶𝗱𝗲́𝗲 : la technique crée des problèmes qu’elle promet de résoudre grâce à de nouvelles techniques. Contre le stress dû à la vie moderne, les somnifères. L’insécurité due à la concentration humaine dans les mégapoles ? Des caméras de vidéosurveillances partout. Les relations humaines se dégradent ? Des stages de relations humaines en entreprises pour réapprendre à se parler. La technique permet d’extraire énormément d’énergie ? Du coup elle crée une société extrêmement énergivore. Mais les énergies fossiles s’épuisent. D’où le recours à l’énergie nucléaire. Laquelle produit des déchets. Mais on va les enterrer à Bure. Pour 100.000 ans, prétendons : les générations futures se débrouilleront.... Bref, à chaque fois que l’on règle un problème technique, on génère un nouveau problème technique que la technique promet toujours de résoudre. Dogme technicien qui relève de la pensée magique : « On finira bien par trouver une solution ! »

➡️ 𝗖𝗶𝗻𝗾𝘂𝗶𝗲̀𝗺𝗲 𝗶𝗱𝗲́𝗲 : les problèmes techniques n’apparaissent dans la conscience collective que lorsqu’ils sont devenus inextricables et massifs. C’est le cas de la pollution par exemple. On sait qu’aujourd’hui chacun d’entre nous a dans le sang de nombreuses traces de produits chimiques (retardateurs de flamme, par exemple). Que les rivières de France sont polluées aux PCB. Que les nanoparticules sont en train de se répandre sans contrôle aucun. Que plus personne ne peut rien contre le bruit ambiant (automobiles, avions, climatisations, etc.) Qu’à cause des pollutions et nuisances diverses la biodiversité s’effondre. Sommet du genre « inextricable et massif » : le réchauffement climatique, avec sont cortège de « solutions » techniques inefficaces (protocoles de Kyoto, marché carbone, enfouissement du CO2).

➡️ 𝗦𝗶𝘅𝗶𝗲̀𝗺𝗲 𝗶𝗱𝗲́𝗲 : la technique n’a que faire de la démocratie. Chacun de nous a constaté que nucléaire, OGM, téléphone portable et tutti quanti ont fait irruption dans nos vies sans débat ni processus démocratique. Quand on fait remarquer aux techniciens que tous ces « progrès » techniques passent par-dessus la tête du citoyen sans qu’il soit consulté, ils reconnaissent que cela pose problème et promettent de faire un effort afin de...mieux informer le citoyen.

➡️ 𝗦𝗲𝗽𝘁𝗶𝗲̀𝗺𝗲 𝗶𝗱𝗲́𝗲 : la technique est devenue une religion. Ellul explique comment après avoir tout désacralisé, elle st devenue elle-même sacrée. Il est aujourd’hui interdit de critiquer la technique, la science, la recherche, la croissance.

➡️ 𝗛𝘂𝗶𝘁𝗶𝗲̀𝗺𝗲 𝗶𝗱𝗲́𝗲 : la technique renforce l’État, qui lui-même renforce la technique. Ellul formule une critique virulente de l’État, lequel est souvent perçu comme le garant des libertés publiques, l’arbitre impartial qui protège les citoyens contre les intérêts privés. Mais, dit-il, l’État n’est autre qu’un énorme organisme technique, qui ne fonctionne que sur l’expertise, la technicisation, la recherche et le développement (et qui finance d’ailleurs à 45% la recherche). Ceux qui voient en lui notre seul recours contre le « système technicien » s’illusionnent. Et de moquer « ce merveilleux organisme idéal, incarnation du Droit et de la Justice, faisant régner une douce égalité sans suppression ni répression, favorisant les plus faibles pour égaliser les chances, représentant l’intérêt général sans léser les intérêts particuliers, promouvant la liberté de tous par une heureuse harmonie, insensible aux pressions et aux luttes d’intérêts, patient sans être paternaliste, libérant tout en étant socialiste, administrant sans faire de bureaucratie, apte à promouvoir des activités nouvelles de régulation et de concertation, sans prétendre imposer sa loi, de façon à permettre aux acteurs sociaux de maîtriser librement les conséquences du progrès technique » ! En bon libertaire, Ellul l’affirme : « Jusqu’ici, l’État a été, quelle que soit sa forme, socialiste ou non, un organisme d’oppression, de répression, d’élimination des opposants, de constitution d’une classe politique qui gouverne à son profit ... » S’il a toujours déconseillé aux écolos d’entrer en politique et de partir à la conquête de l’appareil d’État, c’est bien parce qu’il est persuadé que s’en remettre à celui-ci pour tenir les rênes du progrès technique et en maîtriser les nuisances ne pourrait conduire « immanquablement qu’à une société cent fois plus oppressive ». Et rien de pire, selon Ellul, que ce rêve d’un gouvernement mondial pour sauver la planète du réchauffement climatique (auquel adhérent nombre d’écologistes) : ce gouvernement vers quoi nous entraîne la technique ne pourrait être, dit-il, que technocratique et totalitaire.

➡️ 𝗡𝗲𝘂𝘃𝗶𝗲̀𝗺𝗲 𝗶𝗱𝗲́𝗲 : les transnationales (ou multinationales) sont des enfants de la technique. On dit souvent que la technique a été le moteur de la croissance économique, mais en fait, l’inverse est tout aussi vrai. [...] Accuser de tous les maux le marché, et ne voir en la technique qu’un instrument au service du capital glouton, relève donc selon lui d’une erreur d’optique. C’est le « progrès » technique qui, devenu facteur autonome, domine la structure économique.

➡️ 𝗗𝗶𝘅𝗶𝗲̀𝗺𝗲 𝗶𝗱𝗲́𝗲 : une société technicienne a besoin de propagande. Dans son livre Propagandes (dont Guy Debord avait dit grand bien), Ellul relève que le citoyen d’aujourd’hui est bombardé d’informations généralement parcellaires, instantanées, décousues, décontextualisées. Par conséquent, ce flux crée en lui le besoin d’être « propagandé », c’est-à-dire qu’on lui fournisse une cohérence, des jugements de valeurs et une vision générale des choses. L’afflux d’informations engendre une demande de propagande, laquelle constitue une menace de type totalitaire, non parce qu’elle serait l’apanage des régimes totalitaires, mais parce qu’elle a tendance à tout absorber.

➡️ 𝗢𝗻𝘇𝗶𝗲̀𝗺𝗲 𝗶𝗱𝗲́𝗲 : la publicité et le bluff technologique sont les moteurs de la société technicienne. Dans Le Bluff technologique, Ellul note un renversement : jusque dans les années 1980, la publicité servait de stimulant économique, mais aujourd’hui elle est devenue le moteur même du système technicien. « Il y a production d’objets toujours renouvelés, de haute technologie, mis à la disposition d’un public qui ne voit pas très bien à quoi cela pourrait lui servir, mais qui est prêt à réagir en consommateur obéissant. Il faut faire consommer en masse les produits de haute technologie. En effet, ceux-ci sont la clef du développement économique tout entier. »

➡️ 𝗗𝗼𝘂𝘇𝗶𝗲̀𝗺𝗲 𝗶𝗱𝗲́𝗲 : la technique uniformise toutes les civilisations. La vraie mondialisation, c’est elle. Importée d’Occident, la technique gagne le tiers-monde et « dissocie les formes sociologiques, détruit les cadres moraux, fait exploser les tabous sociaux ou religieux, désacralise les hommes et les choses, réduit le corps social à la collection d’individus ». Apportant avec elle un style de vie, un ensemble de symboles, une idéologie, bref, une civilisation, elle détruit les vieilles civilisations : « Le simple contact entre le pot de fer et le pot de terre, malgré les meilleurs intentions possibles de ce dernier. »

➡️ 𝗧𝗿𝗲𝗶𝘇𝗶𝗲̀𝗺𝗲 𝗶𝗱𝗲́𝗲 : la technique épuise les ressources naturelles. Vérité que refusent de voir en face les techniciens, et qu’avait énoncée Bernard Charbonneau, l’ami d’Ellul, lequel la rappela maintes fois par la suite : « On ne peut poursuivre un développement infini dans un monde fini. » Dès 1954, dans La Technique..., Ellul met en garde : « Les techniques épuisant au fur et à mesure de leur développement les richesses naturelles, il est indispensable de combler ce vide par un progrès technique plus rapide : seules des inventions toujours plus nombreuses et automatiquement accrues pourront compenser les dépenses inouïs, les disparitions irrémédiables de matières premières (bois, charbon, pétrole...et même l’eau). » Ellul ne rêve guère à l’âge d’or et à la nature originelle : « Il n’y a pas d’harmonie dans la nature. » Il ne partage pas non plus ce rêve technicien de l’homme colonisant l’espace et s’installant sur d’autres planètes : « Toute colonisation entraîne un double désastre, celui du colonisé, celui du colonisateur. » Après avoir épuisé la Terre, l’homme doit-il en faire autant sur d’autres planètes ? Peu lui chaut ce programme... « Revenez donc sur Terre et travaillez donc à rendre cette Terre humaine, vivable, harmonieuse. Car telle est notre seule issue. La Terre est notre seul lieu. Retrouvez la joie de la Terre. Au lieu de la haïr à cause de ses catastrophes, et de la détruire par l’exploitation insensée de l’agro-industrie, des ressources minières et des hydrocarbures, au lieu du gaspillage délirant de ces richesses lentement accumulées pendant des millions d’années et que nous épuiserons en quelques décennies, regardez cette patrie, ce jardin, ce lieu fait pour l’homme, à sa mesure, et non pour sa démesure . » Notre tâche est simple : cultiver et garder ce jardin. Mais nous sommes en train de le dépecer. Après le pétrole, le gaz de schiste, et ainsi de suite...

➡️ 𝗔𝘃𝗮𝗻𝘁-𝗱𝗲𝗿𝗻𝗶𝗲̀𝗿𝗲 𝗶𝗱𝗲́𝗲 : la technique a avalé la culture. Celle-ci est loin de « l’image ridicule que les technologues s’en font ». Elle n’est pas simple accumulation de connaissances. Elle « n’existe que si elle soulève la question du sens de la vie et de la recherche des valeurs ». Mais aujourd’hui (et encore plus avec Internet) on confond culture et documentation. Être cultivé, ce n’est pourtant pas avoir la possibilité de pouvoir consommer informations et « produits culturels » à foison. La culture exige de la lenteur, ce qu’interdit justement notre époque technicienne emportée par l’accélération. [...] Et l’enseignement lui-même a changé de nature : il ne s’agit plus de l’ « imprévisible aventure dans l’édification d’un homme », mais de profiler ce dernier pour qu’il soit utile à la société technicienne.

➡️ 𝗗𝗲𝗿𝗻𝗶𝗲̀𝗿𝗲 𝗶𝗱𝗲́𝗲 : la technique prétend fabriquer un homme supérieur. [...] Le principal danger de la technique consiste en ceci, dit Ellul : elle menace la liberté de l’homme. L’homme l’a créée pour se libérer, mais elle sert aujourd’hui à l’asservir. Le « progrès » technique est devenu le progrès de la soumission. Par conséquent, la première chose à faire, c’est de prendre conscience des chaînes qu’il nous impose. Critiquer la technique, c’est exercer sa propre raison. On dit souvent que ceux qui critiquent la technique sont des obscurantistes. Au contraire : ce sont ceux qui croient béatement en la technique, en sa capacité infinie à régler tous les problèmes, qui ont une pensée magique. Ellul insiste sur le fait que la technique est avant tout recherche de puissance, et préconise la recherche de non-puissance : la liberté de l’homme consiste à savoir se fixer des limites, et sa sagesse à comprendre que « l’amitié est l’attaque la plus radicale qui puisse être portée contre la technique ».

La technique n’est pas neutre : critique de la technique et de son monde
Un humain machinique dans un monde Machine ?

* 𝗖𝗢𝗠𝗣𝗟𝗘́𝗠𝗘𝗡𝗧𝗦
(𝗽𝗿𝗲́𝘀𝗲𝗻𝘁𝗮𝘁𝗶𝗼𝗻 𝗮𝗹𝘁𝗲𝗿𝗻𝗮𝘁𝗶𝘃𝗲 𝗮𝘃𝗲𝗰 𝗹𝗶𝗲𝗻𝘀 𝗲𝘁 𝗰𝗶𝘁𝗮𝘁𝗶𝗼𝗻𝘀) :

👉 Jacques Ellul (1912-1994) : historien du droit, sociologue et théologien protestant libertaire français. Surtout connu comme penseur de la technique et de l’aliénation au XXe siècle, il est l’auteur d’une soixantaine de livres (la plupart traduits à l’étranger, notamment aux États-Unis et en Corée du Sud) et de plusieurs centaines d’articles. Trois livres en particulier servent de références : La Technique ou l’enjeu du siècle (1954), Le système technicien (1977) et Le bluff technologique (1988).
Thèmes récurrents : système technicien, propagande, concentration, sacralisation de la technique, efficacité, bureaucratie, liberté, révolution, approche dialectique

Pour une biographie plus détaillée, voir sa présentation sur Technologos, ainsi que le site de l’Association Internationale Jacques Ellul.

𝗤𝘂𝗲𝗹𝗾𝘂𝗲𝘀 𝗰𝗶𝘁𝗮𝘁𝗶𝗼𝗻𝘀 :
« Le phénomène technique (peut se définir comme) la préoccupation de l’immense majorité des hommes de notre temps, de rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace. »
◽️ La Technique ou l’Enjeu du siècle, 1952
« L’homme (moderne) ne (se sent) pas à l’échelle des événements politiques et économiques mondiaux. Il éprouve sa faiblesse, son inconsistance, son peu d’efficacité. Il réalise qu’il dépend de décisions sur lesquelles il ne peut rien et ces impressions sont désespérantes. Ne pouvant rester longtemps en face de cette réalité-là, (il recherche) un voile idéologique, une consolation, une raison d’être, une valorisation. Seule la propagande lui apporte le remède à (cette) situation. »
[...]
« En réalité, la multiplicité des informations n’éclaire nullement le lecteur et l’auditeur, mais le noie. Il ne peut ni les retenir dans sa mémoire, ni les coordonner en système, ni les expliquer : s’il ne veut pas risquer de devenir fou, il est obligé d’en retirer une image globale. Et cette image sera d’autant plus simpliste que le nombre de faits qu’on aura fournis aura été plus grand. »
◽️ Propagandes, 1962
« L’individu est toujours prêt à se soumettre à la nécessité, pourvu que le vocabulaire de la liberté soit sauvegardé, et qu’il puisse parer son obéissance servile de la glorieuse énergie d’un choix libre et personnel. »
[...]
« La démocratie n’est plus un moyen de contrôler le pouvoir mais un moyen d’encadrer les masses. »
[...]
« Exister, c’est résister »
◽️ L’illusion politique, 1965
« Certains déclarent que « la technique » n’existe pas et qu’ils ne connaissent que des techniques. Cela tient à un réalisme superficiel et à un défaut de systématisation. La Technique en tant que concept permet de comprendre un ensemble de phénomènes qui restent invisibles si on se situe au niveau de l’évidence perceptible des techniques. »
◽️ Le système technicien, 1977
« Le capitalisme est une réalité déjà historiquement dépassée. Il peut bien durer un siècle encore, cela n’a pas d’intérêt historique. Ce qui est nouveau, significatif et déterminant, c’est la technique. »
[...]
« J’en suis arrivé à la formule Penser globalement, agir localement. Dans La Technique et Propagandes, j’ai essayé de montrer ce que signifie « penser globalement » : refuser la pensée analytique, pointilliste, spécialisée. il ne sert à rien pour comprendre la société moderne de prendre les phénomènes cas par cas, par exemple étudier [isolément] l’automobile, la télévision ou la télématique. Chacun de ces phénomènes n’a de sens que [...] s’il est mis en relation avec tous les autres. Si on sépare, isole, un fait, on n’y comprend strictement rien. Mais inversement pour l’action, nous avons la tendance spontanée à demander une action centralisée, par voie de L’État, par un « centre de décisions » qui fait tomber les oukases d’en haut alors que cela ne peut aboutir à rien, les données humaines [étant] trop complexes et la bureaucratie de plus en plus lourde. Dès lors, si on veut agir vraiment, il faut le faire à partir de la base, à échelle humaine, localement, et par une série de d’actions [certes] réduites en dimension mais effectuées en tenant compte de tout le donné humain. »
◽️ A temps et à contretemps. Entretiens avec Madeleine Garrigou-Lagrange, 1981
« Le système technicien, exalté par la puissance informatique, a échappé définitivement à la volonté directionnelle de l’homme. »
◽️ Le bluff technologique, 1988

𝐒𝐨𝐮𝐫𝐜𝐞𝐬 :
👉 des passages du livre collectif 𝑅𝑎𝑑𝑖𝑐𝑎𝑙𝑖𝑡𝑒́, 20 𝑝𝑒𝑛𝑠𝑒𝑢𝑟𝑠 𝑣𝑟𝑎𝑖𝑚𝑒𝑛𝑡 𝑐𝑟𝑖𝑡𝑖𝑞𝑢𝑒𝑠. L’Échappée, 2013
👉 un chapitre du livre de Jean-Luc Porquet :
𝐽𝑎𝑐𝑞𝑢𝑒𝑠 𝐸𝑙𝑙𝑢𝑙, 𝑙’ℎ𝑜𝑚𝑚𝑒 𝑞𝑢𝑖 𝑎𝑣𝑎𝑖𝑡 (𝑝𝑟𝑒𝑠𝑞𝑢𝑒) 𝑡𝑜𝑢𝑡 𝑝𝑟𝑒́𝑣𝑢, 2003.

La technique n’est pas neutre : critique de la technique et de son monde
Des machines fabriquent des machines, avec l’aide d’humains machiniques

Concilier « mobilités propres » et « mobilités connectées » ?!

"Voici typiquement le genre de phrases évasives qu’on sert au grand public et dans lesquelles vous devez baigner aussi : des éléments de langage qui permettent de substituer aux liens logiques de vagues associations d’idées. Dans les faits, concilier les termes « mobilités propres » et « mobilités connectées » est-il si évident, compte tenu de la masse de données à traiter, gérer, stocker ?

Nous avons déjà un gros problème avec l’explosion du trafic des données numériques. Un data center moyen consomme déjà en énergie l’équivalent d’une ville de 10 000 habitants, et les émissions de gaz à effet de serre dues au numérique augmentent actuellement d’environ 8 % par an. Or un véhicule autonome pourrait générer, selon le patron d’Intel, environ 40 téraoctets de données, soit l’équivalent de 80 disques durs d’ordinateur, pour huit heures de conduite : « En circulation, chacun de ces véhicules produira autant de données que 3 000 utilisateurs d’Internet. »

Sans parler de leur consommation électrique, qui pourrait s’avérer prodigieuse, puisqu’en plus de la motorisation, il faut alimenter les caméras, radars et tous les autres capteurs nécessaires à la gestion de la conduite automatique. Dans ce cas, quel que soit l’usage qu’on en fait, les véhicules autonomes sont incompatibles avec l’idée d’aller vers des véhicules plus sobres – et plus encore si on y ajoute la 5G, qui fonctionnera comme un véritable aspirateur à données (comme on dit que les autoroutes sont des « aspirateurs à voitures »)..."

▶ Livre Merci de changer de métier - Les véhicules autonomes sont-ils compatibles avec la lutte contre le changement climatique ? Qui veut des robots-compagnons pour s’occuper des personnes âgées ? L’usine automatisée est-elle le rêve des employés, ou celui des chefs d’entreprise ?

- Retrouvez Célia Izoard dans notre conférence-débat consacrée à la technocritique

(via Edouard Piely)

La technique n’est pas neutre : critique de la technique et de son monde
Missiles nazis, tanks, gaz...

Les dangers de la technologie et des technocrates

- Albert Speer, les nazis et la technologie (par Nicolas Casaux)
𝐀𝐋𝐁𝐄𝐑𝐓 𝐒𝐏𝐄𝐄𝐑, 𝐋𝐄𝐒 𝐍𝐀𝐙𝐈𝐒 𝐄𝐓 𝐋𝐀 𝐓𝐄𝐂𝐇𝐍𝐎𝐋𝐎𝐆𝐈𝐄
Dans son autobiographie initialement publiée en 1969, parue, en français, sous le titre 𝐴𝑢 𝑐œ𝑢𝑟 𝑑𝑢 𝑡𝑟𝑜𝑖𝑠𝑖𝑒̀𝑚𝑒 𝑅𝑒𝑖𝑐ℎ, Albert Speer, architecte et homme d’État allemand, ministre du Troisième Reich et proche de Hitler (à droite sur la photo ci-jointe), se souvient :
« Le succès de notre action est à porter au compte des milliers de techniciens qui s’étaient jusque-là signalés par la valeur de leurs travaux et à qui fut confiée la responsabilité entière de certaines branches de l’industrie d’armement. Cette responsabilité ranima leur enthousiasme endormi ; ma direction peu conformiste les incita à s’engager davantage. Au fond, j’exploitai cette attitude, fréquente chez les techniciens [ingénieurs], qui consiste à se consacrer à son travail sans se poser de questions. Le rôle du technicien étant apparemment dégagé de tout aspect moral, la technologie apparemment neutre, il n’y eut pendant longtemps de leur part aucune réflexion sur la valeur de leur propre activité. Cette attitude devait avoir des répercussions d’autant plus dangereuses que, dans cette guerre, la technologie prenait une importance de plus en plus grande : le technicien n’était plus en mesure d’apercevoir les conséquences de son activité anonyme. »

Dans la conclusion, il écrit :
« En tant que principal représentant d’une technocratie qui venait, sans s’embarrasser de scrupules, d’engager tous ses moyens contre l’humanité, j’essayai non seulement de reconnaître mais également de comprendre ce qui était arrivé. Dans mon discours final [à Nuremberg], je déclarai : “La dictature de Hitler fut la première dictature d’un État industriel de l’ère de la technologie moderne, une dictature qui, pour dominer son propre peuple, se servit à la perfection de tous les moyens technologiques. Grâce à des moyens technologiques, tels que la radio et les haut-parleurs, 80 millions d’hommes purent être asservis à la volonté d’un seul individu. Le téléphone, le télex et la radio permirent aux plus hautes instances de transmettre immédiatement leurs ordres aux échelons les plus bas où on les appliqua sans discuter, à cause de la haute autorité qui s’y attachait. De nombreux services et de nombreux commandos reçurent ainsi par voie directe leurs ordres funestes. Ces moyens permirent une surveillance très ramifiée des citoyens, en même temps que la très grande possibilité de garder secrets les agissements criminels. Pour le non-initié, cet appareil d’État peut apparaître comme le fouillis apparemment absurde des câbles d’un central téléphonique. Or, comme ce central téléphonique, une volonté pouvait à elle toute seule l’utiliser et le dominer. Les dictatures précédentes avaient besoin de collaborateurs de qualité, même dans les fonctions subalternes, d’hommes capables de penser et d’agir par eux-mêmes. À notre époque technologique, un système autoritaire peut s’en passer, les seuls moyens d’information lui permettent de mécaniser le travail des organes subalternes. La conséquence en est le type d’individu qui reçoit un ordre sans le discuter.”

Les événements criminels de ces années passées n’avaient pas été dus uniquement à la personnalité de Hitler. La démesure de ces crimes pouvait en même temps s’expliquer par le fait que Hitler avait su le premier se servir, pour les commettre, des moyens offerts par la technologie.
Évoquant alors le danger que pourrait représenter à l’avenir un pouvoir illimité disposant des immenses ressources de la technologie, un pouvoir qui se servirait de la technique mais serait aussi son esclave, cette guerre, poursuivis-je, s’était terminée sur l’emploi de fusées téléguidées, d’avions volant à la vitesse du son, de bombes atomiques, et sur la perspective d’une guerre chimique. Dans cinq ou six ans, on pourrait anéantir en quelques secondes, à l’aide d’un missile atomique servi par au plus dix hommes, le centre de New York et y tuer un million d’hommes, ou, au moyen d’une guerre chimique, déclencher des épidémies et détruire les récoltes. “Plus la technique se développe dans le monde, plus le danger devient grand… En tant qu’ancien ministre d’une industrie d’armement très développée, il est de mon devoir de lancer cet avertissement : une nouvelle grande guerre se terminera par l’anéantissement de la culture et de la civilisation humaines. Rien n’empêchera la science et la technique déchaînées d’accomplir leur œuvre de destruction de l’homme, celle-là même que les techniciens ont commencée de si terrible façon dans cette guerre-ci…”

“Le cauchemar de beaucoup d’hommes, continuai-je, cette peur de voir un jour la technologie dominer les peuples, a failli se réaliser dans le système autoritaire de Hitler. Tout État au monde est aujourd’hui menacé de passer sous le règne terrifiant de la technologie, mais, dans une dictature moderne, cela me semble inéluctable.” »

(post de Nicolas Casaux)


Forum de l’article

  • La technique n’est pas neutre : critique de la technique et de son monde Le 8 mai 2021 à 07:48, par eliane.cm@wanadoo.fr

    https://lundi.am/ITW-DESERTION-INGENIEUR
    SERTION SANS TRANSITION

    Entretien avec Romain Boucher, ingénieur déserteur

    Romain Boucher est un ingénieur diplômé de l’École des Mines et d’un master en maths appliquées et statistiques. Il s’est spécialisé en sciences des données avant de rejoindre le cabinet Sia Partners comme data scientist. En 2018, dans son bureau à proximité des Champs-Élysées, les assauts des Gilets Jaunes furent « comme l’onde sismique » qui l’incita à rompre avec ce monde. Après 3 ans de missions dans l’énergie et le secteur public, il démissionne pour mieux dénoncer le rôle du numérique, du big data et de l’IA dans le ravage écologique et social. Il est l’auteur d’un rapport sur les ravages du techno-libéralisme et participe à l’association « Vous n’êtes pas seuls ».

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