La technique et la peur : vers un fascisme du 21e siècle

La généralisation de l’anti-terrorisme pour faire oublier le terrorisme d’Etat universel

samedi 19 juillet 2025

A chaque époque son fascisme, au 21e siècle une forme de technofascisme se multiplie, qui utilise la "Justice Infinie" et la "Politique de la Peur" :

La technique et la peur

La technique et la peur

De la préhistoire de l’humain numérisé au triomphe apparent du technofascisme, en passant par l’antiterrorisme comme mode de gouvernement

Le texte qui suit a été rédigé pour une intervention au début des rencontres « S’organiser contre l’informatisation de la société » qui se sont déroulées les 27-28-29 sur le site du Villard, dans la montagne limousine. Elles étaient organisées par le Comité du 15 juin, créé en soutien aux personnes raflées le 15 juin 2021 sous l’accusation d’être impliquées dans deux affaires d’incendies volontaires concernant de véhicules d’Enedis à Limoges et du relais TDF des Cars. Réunissant une bonne centaine de personnes, ces rencontres ont permis non seulement de faire le point sur la situation des trois derniers inculpés dans cette affaire, mais aussi d’écouter le témoignage d’une victime de la justice dans « l’affaire du 8 décembre », et plus généralement de réfléchir au rôle du numérique dans la répression politique et celle de la vie en général. Plusieurs tables rondes ont permis d’approfondir la question du soubassement matériel du numérique : l’extractivisme minier (avec Célia Izoard et les collectifs Stop Mines), son coût humain en RDC (avec Fabien Le Brun et Génération Lumière), le déploiement de la 5G (avec Mathieu Ameiech, Nicols Bérard et le collectif Ecran Total), les puces électroniques et dégâts des eaux à Grenoble avec le collectif StopMicro. Le week-end devait se conclure sur une action symbolique.

J’ai écrit deux livres qui tournent autour de la répression des révolutionnaires dans les démocraties contemporaines, L’antiterrorisme en France (La Découverte, 1989), et La Politique de la peur (Seuil, 2011). Mais mon principal titre à prendre la parole de manière un peu développée pour nourrir notre discussion, c’est que je suis vieux. Ça fait plus d’un demi-siècle que je suis compagnon de route des groupes et des individus qui veulent sérieusement changer le monde. Cela me donne un certain recul que je voudrais partager avec vous.

Aujourd’hui, ce monde qu’on voulait changer, on dit, et on n’a pas tort, qu’il est surtout en marche, vers une forme de fascisme, ou plus précisément de techno-fascisme.

Dans les années 70, un des refrains préférés de la rhétorique gauchiste c’était la « fascisation du pouvoir ». Crier à la fascisation, c’était une des activités préférées, notamment, des maoïstes de la Gauche prolétarienne, qui voulaient rejouer la geste de la Résistance en se baptisant les « Nouveaux Partisans ». Ça a donné une fort belle chanson chantée par Dominique Grange. Mais l’imaginaire de la Résistance tel que la portaient cette chanson et le gauchisme en général, il faut bien reconnaître qu’il a été totalement impuissant, aussi bien à empêcher l’essor de l’extrême-droite, qu’à saisir les transformations du capitalisme, dans les formes du travail et dans les rapports sociaux en général, et donc cet imaginaire-là, hormis simplement comme leçon de courage, il n’a en aucune manière été un outil de lutte efficace.

Sous peine de sombrer dans la même impuissance que le maoïsme français, pour que ce mot ne soit pas juste un signifiant creux qui trahit notre incapacité à comprendre ce qui nous arrive, il nous faut donc, collectivement, réfléchir à ce qui différencierait la fascisation supposée des années 70, de la fascisation d’aujourd’hui. Il faut saisir les particularités de cette transformation d’un pouvoir d’Etat qui s’en prend maintenant aux libertés formelles des démocraties capitalistes, qui prône l’aveuglement devant la catastrophe écologique, et promeut un discours raciste et masculiniste. Cette transformation, que nous voyons opérer au niveau mondial, faut-il l’appeler fascisation ? Une fascisation qui serait donc plus réelle que celle de ma jeunesse. Ce qui donne dans doute au mot un surcroit de prise sur la réalité, c’est l’ajout de ce terme : « techno ». Comprendre le rôle de la technique dans la domination toujours accrue des ennemis de l’humanité et du vivant en général est une des tâches les plus urgentes de l’époque. Elle a été entreprise depuis des décennies par un grand nombre d’auteurs et de mouvements et ces rencontres devraient y contribuer.

Malgré les saluts nazis de Musk, malgré la nostalgie pour le nazisme affichée par des individus qui se sont agrégés autour de Trump, je ne crois pas qu’il s’agisse simplement des mêmes éternels gros fachos de toujours, qui ne se différencieraient de leurs prédécesseurs que par le fait qu’ils disposeraient de techniques nouvelles, regroupées sous le terme générique de « numérique ». Il n’y a pas de fascisme transcendantal, comme je ne crois pas qu’il y ait, ainsi que le prétend Badiou un « pétainisme transcendantal », qui remonterait bien avant Pétain, à 1815, à la Restauration ! De par leur égotisme surmultiplié et leur mépris de tout ce qui n’est pas eux, Musk et Trump sont certainement des personnalités aussi méprisables que Hitler et Mussolini. Mais ils n’exercent pas leur pouvoir de la même manière et si on emploie le mot « fascisme » à leur propos, c’est faute d’avoir trouvé mieux pour désigner leur adoration de la force, et parce qu’on leur adjoint le terme « techno ».

Il n’y a pas de fasciste transcendental mais il y a bel et bien une subjectivité, un type humain qu’on peut, faute de mieux appeler techno-fasciste.

Alors, de quoi parlons-nous quand nous parlons de techno-fasciste ?

La technique n’est jamais extérieure aux conditions historiques, elle n’est jamais, ou jamais seulement, l’œuvre d’un inventeur génial, les techniciens ne sont pas détachés des rapports de production, il sont là pour répondre aux besoins de ces derniers. Si le cinéma a été inventé à une époque et pas une autre, alors que les conditions de sa naissance existaient depuis longtemps, c’est parce que les possibilités d’existence d’un divertissement industriel et diffusables à l’échelle mondiale sont apparues. Comme le montre Yves Pagès dans son livre Les Chaîne sans fin, un fil historique relie les moulins punitifs des prisons anglaises du début du 19e siècle et le tapis convoyeur du travail à la chaîne. On peut aussi remonter la généalogie des camps d’extermination nazis, depuis l’industrialisation de la mort dans les abattoirs de Chicago à l’aube du 20e siècle, elle-même rendue possible par l’invention du barbelé, qui avait été rendue nécessaire par l’élevage extensif des bovidés, lui-même rendu possible par le génocide des peuples amérindiens. Mises au service d’une politique reposant sur la tradition antisémite occidentale sous une forme scientiste, ces évolutions tecnho-industrielles ont été le ventre immonde d’où est sorti la Shoah. A ce développement des techniques de mise à l’écart et d’extermination aura tout au long été associé celui d’une idéologie, d’un « grand récit » comme on dit aujourd’hui, sur la supériorité de la civilisation capitaliste occidentale l’autorisant à un exploiter jusqu’à la mort aussi bien les colonisés que les animaux et la nature toute entière. C’est le discours du progrès, dont les représentants les plus éminents sont aujourd’hui au pouvoir – désormais on ne dit plus « progrès » mais « innovation » et « croissance ».

Musk et Trump sont sans doute les exemples les plus purs de ce qu’on peut appeler le techno-fascisme, mais il n’est pas un despote aujourd’hui, de Xi-Jing Ping à Narendra Modi, de Poutine à Milei en passant par Erdogan et les apprentis despotes du macronisme en phase terminale, qui n’ait recours aux modes de gouvernance relevant du techno-fascisme. Pour comprendre la nature, il faut saisir l’évolution idéologique profonde qui l’a accompagnée et a concerné l’ensemble civilisation capitaliste mondiale. Et il ne s’agit pas seulement d’idéologie, on pourrait carrément parler de mutation anthropologique. Autrement dit, il s’agit de comprendre quel type de subjectivité a permis l’avènement du numérique, avant d’être renforcé par lui.

On peut dire du capitalisme ce que Debord dit du spectacle : il réunit ce qui a été séparé, mais en tant que séparé. Le capitalisme, qui repose sur la séparation du producteur d’avec son produit, doit à la fois réunir tous les producteurs en communauté productive mais en même temps, il doit les empêcher d’exister comme communauté en dehors de lui et contre lui. Il s’agit donc, pour le Capital, de produire un individu centré sur lui-même, entrepreneur de lui-même, et dont les rapports aux autres soient entièrement médiatisés par la technique du capital. L’avènement de cet individu, on peut considérer que c’est l’histoire du XXe siècle, avec la destruction des communautés pré-capitalistes, en Occident d’abord et dans le reste du monde ensuite. Ce sera l’œuvre notamment des deux guerres mondiales : pour la France l’unification linguistique et la fabrication de l’ouvrier fordiste (fabriquant à la chaîne des voitures dont il s’endettera à acheter des exemplaires) se sont faites dans les tranchées. Ensuite, il y a eu, après la deuxième guerre mondiale, l’essor du consumérisme individualiste, qui est en quelque sorte la préhistoire de l’humain numérisé, sa condition de possibilité.

Mais dans le même temps qu’on sépare, comme tout le processus de destruction des solidarités et des territoires ne va pas sans heurt, l’Etat capitaliste démocratique au service d’intérêts transnationaux a besoin de rassembler dans la fiction nationale. C’est ici qu’intervient une forme de gouvernance qui va jouer un rôle prédominant dans la période précédant l’avènement du numérique, la politique de la peur.
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Le cas français est exemplaire d’une difficulté qui a toujours miné partout la logique antiterroriste. Car qu’est-ce que « le trouble grave à l’ordre public » ? Peut-on mettre sur le même plan le « trouble » provenant d’une attaque contre des symboles (objets ou bâtiments) ou celui qui menacerait la vie des personnes ? Et surtout, qui s’agit-il d’intimider ou de terroriser ? Hormis l’indignation réelle ou fabriquée par les médias, la population française a-t-elle été intimidée ou terrorisée par le meurtre du patron de Renault ou par celui d’un attaché militaire étatsunien ?
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Dernière question : où commencent l’intimidation et la terreur ? Durant la grande grève des transports de 1995 qui a contrecarré la première grande offensive gouvernementale contre les retraites, quand on entendait les perroquets médiatiques entonner le refrain des « usagers pris en otage » on pouvait se demander si les catégories de l’antiterrorisme ne risquaient pas un jour ou l’autre de menacer les mouvements sociaux – ce qui devait se vérifier à l’étape suivante, celle de l’état d’urgence.
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Dans la première décennie du troisième millénaire, tout se passe comme si, confrontée à une raison étrangère à la raison de l’Etat démocratique, la puissance étasunienne rejoignait en fait l’adversaire sur le terrain de l’affrontement entre deux visions du monde irréconciliables, et pour ce faire, repartait de ce vieux fond de religiosité fanatique qui était celui des pères fondateurs. Toutes les théorisations juridiques comme le « droit de l’ennemi » énoncé par Günther Jakobs, ou à prétentions scientifiques comme celles de la « détection précoce », œuvre des Dupont et Dupond de l’antiterrorisme à la française (Raufer et Bauer), ou le tout récent « djihadisme d’atmosphère » de Kepel, qui n’est qu’une reprise islamophobe de la « théorie de la mouvance » de pasquaïenne mémoire, toutes ces constructions sont élaborées dans l’élan donné à l’ensemble des sociétés occidentale par une passion.

A l’origine de cette passion, il y a un traumatisme originel, celui qu’a subi l’Occident quand il a dû supporter chez soi un échantillon des massacres que ses politiques ont, à une échelle de bien plus grande ampleur, plus ou moins directement provoquées ailleurs : on sait que Daesh, après Al Qaeda, est largement une production de la politique irakienne des Etats Unis et de l’Occident en général. Cette passion, c’est celle de la Justice Infinie.
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celle où se donnent libre cours la passion de la vengeance et de la punition.
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L’idéologie de la Justice Infinie a largement débordé les institutions pour se répandre dans toute la société. Elle imprègne désormais les mentalités, elle domine dans l’éditocratie, elle va de soi dans une bonne partie des échanges des réseaux sociaux. Elle a aussi largement débordé du cadre strict de l’antiterrorisme pour s’appliquer à tout ce qu’on considère comme incarnant l’ennemi du genre humain. A côté du terroriste, figurent désormais en bonne place le pédocriminel, le violeur, l’antisémite, etc. Et à qui viendrait l’idée de défendre le terroriste, le pédocriminel, le violeur, l’antisémite, etc. ? De fait, la Justice Infinie commence toujours par s’attaquer à des gens indéfendables
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Les premiers fichiers ADN ont été créés en France dans un quasi-consensus pour lutter contre les criminels sexuels. Sauf que, par cette brèche de l’indéfendable, toutes les autres catégories d’infractions réelles ou supposées sont ensuite passées et les motifs de prélèvement d’ADN se sont multipliés au point qu’à présent, pour avoir été embarqué dans une manifestation, on risque de se voir intimer l’ordre d’ouvrir la bouche pour qu’on y fourre un bâtonnet.
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Le 11 septembre a ouvert l’ère de la politique de la peur. Cette politique, dont les gouvernants s’emparent sous toutes les latitudes, a pour horizon l’instauration d’un état d’urgence permanent. Une politique sécuritaire qui ne cesse d’identifier de nouveaux ennemis : en France, à travers ses lois et sa police, elle s’en est pris aux étrangers pauvres, aux jeunes des quartiers populaires, aux internautes rebelles, aux prostitué.e.s, aux chômeurs, aux écologistes radicaux, aux manifestants sortant des clous, et tout récemment à ceux qui voulaient affirmer leur solidarité avec la population palestinienne subissant le plus grand nettoyage ethnique du 20e siècle… Dans une ère de multiplication des conflits armés et de fusion des crises (écologique, sociale, économique), pour les gouvernants confrontés aux conséquences toujours plus catastrophiques de la course folle d’un capitalisme industriel qu’ils serviront jusqu’à sa mort, la politique de la peur sera toujours le moyen ultime de garder le pouvoir.
(...)
Le fascisme historique fut à la fois un esprit du temps (le vitalisme et le racisme) perfusant dans tout l’arc politique, et un projet politique (construction d’une société pyramidale). Avec la Justice Infinie et la Politique de la Peur, nous avons désormais un esprit et un projet bien placés pour aider à construire le fascisme du 21e siècle.


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