La médecine comme religion

Giorgio Agamben

mercredi 20 mai 2020, par janek.

L’état d’urgence sanitaire se prolonge, inscrivant la « guerre » contre le virus dans la durée. Dans cette crise qui ne trouve pas de résolution, il semble que la société toute entière épuise ses forces vives à lutter contre un invisible ennemi dont les médias récitent les ravages. Giorgio Agamben envisage ce moment politique comme celui qui, déplaçant la croyance, consacre la primauté de la science sur le christianisme et le capitalisme. Répondant à l’impératif d’une vie saine, le nouvel hygiénisme instaure une pratique cultuelle de la médecine envahissant l’existence, au point de supplanter les anciens rites. Nous assisterions, à l’échelle mondiale, à une nouvelle forme de guerre civile, d’ordre religieux, où, sur les ruines du christianisme, le capitalisme laisserait la science régner, sans pour autant disparaître. Obstinément et sans trembler, le philosophe devra désormais témoigner contre la religion scientifique et les désastres qu’elle enfante.

[Illustration : Jérôme Bosch, Extraction de la pierre de folie (huile sur bois).]
Que la science soit devenue la religion de notre temps, ce en quoi les hommes croient qu’ils croient, cela est depuis longtemps évident. Dans l’Occident moderne ont coexisté et, dans une certaine mesure, coexistent encore trois grands systèmes de croyance : le christianisme, le capitalisme et la science. Dans l’histoire de la modernité, ces trois « religions » se sont plusieurs fois nécessairement entrecroisées, entrant de temps à autre en conflit et ensuite, de diverses façons, se réconciliant, jusqu’à atteindre progressivement une sorte de coexistence pacifique, articulée, si ce n’est une véritable collaboration au nom de l’intérêt commun.

Le fait nouveau est que, entre la science et les deux autres religions, s’est ravivé, sans que nous ne nous en apercevions, un conflit souterrain et implacable, dans lequel l’issue victorieuse pour la science est aujourd’hui sous nos yeux et détermine d’une manière inouïe tous les aspects de notre existence. Ce conflit ne concerne pas, comme il advenait par le passé, la théorie et les principes généraux, mais, pour ainsi dire, la pratique cultuelle. La science elle aussi, en effet, comme toute religion, connaît des formes et des niveaux différents par lesquels elle organise et ordonne sa propre structure : à l’élaboration d’une dogmatique subtile et rigoureuse correspond dans la pratique une sphère cultuelle extrêmement vaste et diffuse qui coïncide avec ce que nous appelons la technologie.

Il n’est pas surprenant que le protagoniste de cette nouvelle guerre de religion soit cette partie de la science où la dogmatique est moins rigoureuse et plus marqué l’aspect pragmatique : la médecine, dont l’objet immédiat est le corps vivant des êtres humains. Essayons de fixer les caractéristiques essentielles de cette foi victorieuse à laquelle nous devrons faire face dans une mesure croissante.

1) Le premier caractère est que la médecine, comme le capitalisme, n’a pas besoin d’une dogmatique spéciale, mais se limite à emprunter à la biologie ses concepts fondamentaux. À la différence de la biologie, toutefois, elle articule ces concepts en un sens gnostique-manichéen, c’est-à-dire selon une opposition dualiste exacerbée. Il y a un dieu ou un principe malin, la maladie, justement, dans lequel les agents spécifiques sont les bactéries ou les virus, et un dieu ou un principe bénéfique qui n’est pas la santé, mais la guérison, et dont les agents cultuels sont les médecins et la thérapie. Comme dans toute foi gnostique, les deux principes sont clairement séparés, mais dans la pratique ils peuvent se contaminer et le principe bénéfique et le médecin qui le représente peuvent se tromper et collaborer sans s’en rendre compte avec leur ennemi, sans que cela n’invalide en aucune façon la réalité du dualisme et la nécessité du culte par lequel le principe bénéfique mène sa bataille. Et il est significatif que les théologiens qui doivent en fixer la stratégie soient les représentants d’une science, la virologie, qui n’a pas de lieu propre, mais se situe à la frontière entre la biologie et la médecine.

2) Si cette pratique cultuelle était, jusqu’à présent, comme toute liturgie, épisodique et limitée dans le temps, le phénomène inattendu auquel nous assistons est qu’elle est devenue permanente et envahissante. Il ne s’agit plus de prendre des médicaments ou de se soumettre, quand c’est nécessaire, à une visite médicale ou à une intervention chirurgicale : la vie entière des êtres humains doit devenir à chaque instant le lieu d’une célébration cultuelle ininterrompue. L’ennemi, le virus, est toujours présent et doit être combattu incessamment et sans trêve possible. La religion chrétienne elle aussi connaissait des tendances totalitaires similaires, mais elles concernaient seulement quelques individus – en particulier les moines – qui choisissaient de placer leur entière existence sous la devise « priez sans cesse ». La médecine comme religion recueille ce précepte paulinien et, en même temps, le renverse : là où les moines se réunissaient dans des monastères pour prier ensemble, maintenant le culte doit être pratiqué avec autant d’assiduité, mais en se tenant séparés et à distance.

3) La pratique cultuelle n’est plus libre et volontaire, exposée seulement à des sanctions d’ordre spirituel, mais elle doit être rendue réglementairement obligatoire. La collusion entre la religion et le pouvoir profane n’est certes pas un fait nouveau ; il est pourtant tout à fait nouveau qu’elle ne regarde plus, comme il arrivait pour les hérésies, la profession des dogmes, mais exclusivement la célébration du culte. Le pouvoir profane doit veiller à ce que la liturgie de la religion médicale, qui coïncide désormais avec la vie entière, soit rigoureusement observée dans les faits. Qu’il s’agisse ici d’une pratique cultuelle et non d’une exigence scientifique rationnelle est immédiatement évident. La cause de mortalité de loin la plus fréquente dans notre pays, ce sont les maladies cardiovasculaires et l’on sait qu’elles pourraient diminuer si l’on adoptait une forme de vie plus saine et si l’on s’en tenait à une alimentation particulière. Mais à aucun médecin n’était jamais venu à l’esprit que cette forme de vie et d’alimentation, qu’ils conseillaient à leurs patients, devînt l’objet d’une réglementation juridique, qui décrétât ex lege ce que l’on doit manger et comment on doit vivre, en transformant l’entière existence en une obligation sanitaire. C’est justement ce qui a été fait et, au moins pour le moment, les gens ont accepté, comme si c’était évident, de renoncer à leur propre liberté de mouvement, au travail, aux amitiés, aux amours, aux relations sociales et à leurs propres convictions religieuses et politiques.

On mesure ici comment les deux autres religions de l’Occident, la religion du Christ et la religion de l’argent, ont cédé la primauté, apparemment sans combattre, à la médecine et à la science. L’Église a renié purement et simplement ses propres principes, oubliant que le saint dont l’actuel pape a pris le nom embrassait les lépreux, qu’une des œuvres de la miséricorde était de visiter les malades et que les sacrements ne peuvent s’administrer qu’en présence. Le capitalisme, pour sa part, bien qu’avec quelque protestation, a accepté une perte de productivité qu’il n’avait jamais osé considérer, probablement en espérant trouver plus tard un accord avec la nouvelle religion qui, sur ce point, semble prête à transiger.

4) La religion médicale a, sans réserve, récolté du christianisme l’instance eschatologique que celui-ci avait laissé tomber. Déjà le capitalisme, en sécularisant le paradigme théologique du salut, avait éliminé l’idée d’une fin des temps, en lui substituant un état de crise permanent sans rédemption ni fin. Krisis est à l’origine un concept médical, qui désignait dans le corpus hippocratique le moment dans lequel le médecin décidait si le patient survivrait à la maladie. Les théologiens ont repris le terme pour indiquer le Jugement Dernier qui a lieu au dernier jour. Si l’on observe l’état d’exception que nous vivons, on dirait que la religion médicale conjugue ensemble la crise perpétuelle du capitalisme avec l’idée chrétienne d’un dernier temps, d’un eschaton dans lequel la décision ultime est toujours en cours et la fin est à la fois précipitée et différée, dans la tentative incessante de pouvoir la gouverner, sans pourtant jamais la résoudre une fois pour toutes. C’est la religion d’un monde qui se sent à la fin et toutefois n’est pas en mesure, comme le médecin hippocratique, de décider s’il survivra ou mourra.

5) Comme le capitalisme et à la différence du christianisme, la religion médicale n’offre pas de perspectives de salut et de rédemption. Au contraire, la guérison qu’elle vise ne peut être que provisoire, étant donné que le Dieu maléfique, le virus, ne peut être éliminé une fois pour toutes mais, à l’inverse, mute continuellement et prend toujours de nouvelles formes, pouvant être présumées plus dangereuses. L’épidémie, comme l’étymologie du terme le suggère (demos est en grec le peuple comme corps politique et polemos epidemios est dans Homère le nom de la guerre civile) est avant tout un concept politique qui se prête à devenir le nouveau terrain de la politique – ou de la non-politique – mondiale. Il est possible, même, que l’épidémie que nous vivons soit la réalisation de la guerre civile mondiale qui, selon les politologues les plus attentifs, a pris la place des guerres mondiales traditionnelles. Toutes les nations et tous les peuples sont maintenant durablement en guerre contre eux-mêmes, parce que l’ennemi invisible et insaisissable contre lequel ils sont en lutte se trouve en nous.

Comme il est advenu plusieurs fois au cours de l’histoire, les philosophes devront de nouveau entrer en conflit avec la religion, qui n’est plus le christianisme, mais la science ou cette partie de la science qui a pris la forme d’une religion. Je ne sais si de nouveau seront allumés les bûchers et si des livres seront mis à l’index, mais assurément la pensée de ceux qui continuent à chercher la vérité et réfutent le mensonge dominant sera, comme il arrive déjà sous nos yeux, exclue et accusée de diffuser des nouvelles (nouvelles, non idées, puisque la nouvelle est plus importante que la réalité) fausses. Comme dans tous les moments d’urgence, vraie ou simulée, on verra de nouveau les ignorants calomnier les philosophes et les canailles chercher à tirer profit des désastres qu’ils ont eux-mêmes provoqués. Tout cela est déjà advenu et continuera d’advenir, mais ceux qui témoignent pour la vérité ne cesseront de le faire, parce que personne ne peut témoigner pour le témoin.

Traduction (Florence Balique), à partir de l’article publié sur le site Quodlibet, le 2 mai 2020 :

https://www.quodlibet.it/giorgio-agamben-la-medicina-come-religione

Voir en ligne : https://lundi.am/La-medecine-comme-...


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