La masse manipulable et captive OU de petites démocraties peuplées de personnes libres ?

La délégation, la hiérarchie et la domination, ou la démocratie directe ?

vendredi 2 juillet 2021, par Auteurs divers.

Dans le cadre des sociétés de masse, on ne peut guère changer la donne par de meilleures élections, de meilleurs élus et une meilleure constitution.
Former des sociétés réellement démocratiques paraît impossible tant que la civilisation techno-industrielle existe.

JACOB, GRAMSCI ET LA MASSE

Le problème de la taille, de l’effectif, ignoré, voire pleinement nié par beaucoup, semble pourtant se trouver au centre de tous les désastres qui nous accablent aujourd’hui. Beaucoup, en effet, s’empresseraient de récuser l’idée selon laquelle pour faire société, démocratiquement, il faut un effectif réduit, une population limitée, un petit nombre d’individus — sans quoi la démocratie devient impossible, la délégation du pouvoir s’impose, la « représentation », avec tous les risques et les problèmes potentiels que cela induit. Par ailleurs, le caractère grégaire et influençable, suiveur, de l’être humain, implique que plus il se trouve réuni en grand nombre, plus il est susceptible de fournir une armée de sujets, de serfs, de travailleurs (force de travail, ressources humaines) à celui ou ceux qui, en bons orateurs, habiles manipulateurs (pouvant recourir à la force), parviennent à l’embobiner, à l’abuser, à le faire adhérer à des idées et des règles présentées comme justes et bonnes, désirables, ou inéluctables. Dans ses 𝑆𝑜𝑢𝑣𝑒𝑛𝑖𝑟𝑠 𝑑’𝑢𝑛 𝑟𝑒́𝑣𝑜𝑙𝑡𝑒́, le cambrioleur anarchiste Alexandre Marius Jacob notait :

« Comme je l’ai déjà dit, je savais les populations rurales moutonnières à l’excès (!). Il suffisait qu’un imbécile proposât une battue pour qu’il en résultât une levée en masse.
[…] Ils étaient là, maintenus en respect par plusieurs gendarmes à pieds et à cheval, quelques centaines de pauvres bougres, mâles et femelles, au corps décharné, au visage hâve, vrais têtes de naufragés claquant les dents de faim, ruisselants de misère, se faisant des gorges chaudes de mon arrestation.
— On le tient le bandit !
— Hou ! Le brigand !
— C’est-y lui ? Oh oui, c’est lui ! C’est bien lui.
Ils ne m’avaient jamais vu !…
Les plus hardis s’approchèrent tout près de la voiture, me montrant les poings.
— Tu y es ? Hé ! Canaille !…
Pauvres diables !
[…] Qu’avais-je fait à cette pauvre femme toute candie par la puante atmosphère de l’usine, qui me montrait les poings en m’appelant “voleur” ? Qu’avais-je fait à ce jeune ouvrier aux joues pâles et étiques, tenant plutôt du vieillard que de l’adulte, déjà aux trois quarts usé par le travail, qui en grimaçant m’appelait “brigand” ?

— Les voleurs et les brigands sont ceux pour qui vous travaillez, leur criai-je, sans grand espoir d’être entendu.

La masse manipulable et captive OU de petites démocraties peuplées de personnes libres ?

[…] en 1903, trois révoltés vont faire l’assaut d’une propriété. Dérangés, ils se retirent. Deux chiens de garde au service du propriétaire courent à leur poursuite. Les ennemis se rencontrent, se battent et les révoltés tuent les agents. De nouveau poursuivis, deux sont arrêtés et sur leur passage, la foule de crier : “À mort ! À la guillotine !…”

Comment expliquer cet illogisme sinon par la misère, l’ignorance des pauvres et la férocité, l’égoïsme des riches : des crânes vides d’une part, des cœurs desséchés de l’autre. »

Antonio Gramsci remarquait :

« Ce qui se produit, ne se produit pas tant parce que quelques-uns veulent que cela se produise, mais parce que la masse des hommes abdique devant sa volonté, laisse faire, laisse s’accumuler les nœuds que seule l’épée pourra trancher, laisse promulguer des lois que seule la révolte fera abroger, laisse accéder au pouvoir des hommes que seule une mutinerie pourra renverser. La fatalité qui semble dominer l’histoire n’est pas autre chose justement que l’apparence illusoire de cette indifférence, de cet absentéisme. Des faits mûrissent dans l’ombre, quelques mains, qu’aucun contrôle ne surveille, tissent la toile de la vie collective, et la masse ignore, parce qu’elle ne s’en soucie pas. Les destins d’une époque sont manipulés selon des visions étriquées, des buts immédiats, des ambitions et des passions personnelles de petits groupes actifs, et la masse des hommes ignore, parce qu’elle ne s’en soucie pas. »

Mais selon toute probabilité, étant donné les prédispositions de l’animal humain, il est impossible —une contradiction dans les termes — d’avoir une « masse » éclairée, curieuse, intéressée, impliquée. Par définition, la « masse » implique une certaine crédulité, une certaine apathie, une certaine soumission. C’est pourquoi, pour Rousseau, « le premier requisit en vue d’un gouvernement démocratique était “un État très petit, où le peuple soit facile à rassembler, et où chaque citoyen puisse aisément connaître tous les autres” » (Olivier Rey, 𝑈𝑛𝑒 𝑞𝑢𝑒𝑠𝑡𝑖𝑜𝑛 𝑑𝑒 𝑡𝑎𝑖𝑙𝑙𝑒). Dans la même veine, Lewis Mumford estimait « que la démocratie est une invention de petite société. Elle ne peut exister qu’au sein de petites communautés. » Que la démocratie « est nécessairement plus active au sein de communautés et de groupes réduits, dont les membres se rencontrent face-à-face, interagissent librement en tant qu’égaux, et sont connus les uns des autres en tant que personnes : à tous égards, il s’agit du contraire exact des formes anonymes, dépersonnalisées, en majeure partie invisibles de l’association de masse, de la communication de masse, de l’organisation de masse. Mais aussitôt que de grands nombres sont impliqués, la démocratie doit ou succomber au contrôle extérieur et à la direction centralisée, ou s’embarquer dans la tâche difficile de déléguer l’autorité à une organisation coopérative. » (𝐿𝑒 𝑀𝑦𝑡ℎ𝑒 𝑑𝑒 𝑙𝑎 𝑚𝑎𝑐ℎ𝑖𝑛𝑒)

Ce genre de constats, qui relèvent pourtant largement de l’évidence pour qui conçoit honnêtement l’animal humain et ses capacités, et ses limites, est tout aussi évidemment rejeté, ignoré ou occulté par les tenants du « on n’est pas trop nombreux » [pour quoi que ce soit, même si, le plus souvent, ceux qui affirment ça entendent par là : « pour vivre sur Terre de manière durable™ », la démocratie, la liberté, constituant pour eux des objectifs secondaires, et encore, quand elles constituent des objectifs].

Cela s’explique en partie, sans doute, parce qu’« un État très petit, où le peuple soit facile à rassembler, et où chaque citoyen puisse aisément connaître tous les autres » serait largement incapable d’organiser une industrie de la micro-électronique, d’établir le moindre système de production industrielle, de concevoir et de produire des hautes technologies. Et parce que s’il y a bien une chose que l’immense majorité des individus produits par l’organisation sociotechnique contemporaine refuse totalement, c’est de devoir « en revenir à » (la bougie, la chandelle, les peaux de bêtes, etc.), « renoncer à » (la technologie, le confort moderne, etc.). (Et aussi parce que les plus aliénés estiment déjà vivre « en démocratie », l’ayant entendu dire à la télévision, ou certifié par ceux qui nous gouvernent).

(Aussi, certains, comprenant la réalité de ce constat, tiennent malgré tout à prétendre qu’au travers de principes fédératifs, nous pourrions faire démocratie ET société à un certain nombre, former une société démocratique dont l’envergure dépasserait celle des « petites communautés » dont parlait Mumford, et ainsi envisager des petites industries et d’autres choses du genre. Pourquoi pas. Admettons. Mais si c’est peut-être un peu présomptueux, c’est surtout aller vite en besogne. Mettre la charrue avant les bœufs. Avant d’en arriver à former des industries alternatives au sein de formidables fédérations anarcho-démocratiques, il nous faudra commencer par former des sociétés réellement démocratiques. Ce qui paraît impossible tant que la civilisation techno-industrielle existe. D’où la nécessité primordiale de tout faire s’effondrer.)

(post de Nicolas Casaux)

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