La critique de la civilisation ne date pas d’hier

Retour sur d’anciens récits autour du Tao en Chine

mercredi 13 janvier 2021, par Auteurs divers.

La résistance contre la civilisation est aussi vieille que la civilisation elle-même

Depuis qu’elle a commencé à se déployer depuis ses différents « berceaux », futurs tombeaux, elle a toujours été confronté à des contestations. Depuis son extérieur, bien sûr, car les nombreux peuples qu’elle a engloutis au cours de son expansion ne se sont pas laissés faire. Mais pas seulement. On retrouve des critiques de la technologie, de la vie urbaine, de l’agriculture, de la domestication et de la prédominance de la culture symbolique dans de nombreuses sociétés à travers le monde et l’histoire. En tant que sujets (et objets, « ressources humaines ») de la civilisation désormais mondialisée, subissant et constatant les iniquités, les injustices et les destructions qu’elle perpétue inexorablement, nous pouvons apprendre de ces critiques historiques, qui résonnent de manière étrangement familière à nos oreilles.

La Chine est une des régions du monde les plus anciennement civilisées. Or, parmi les nombreux courants de pensée qu’elle a vu naître, se trouve un courant dit taoïste, vieux de plusieurs millénaires et qui, de bien des manières, est le plus vieux ancêtre connu à la fois de la critique de la civilisation et de l’apologie de l’anarchisme internes à la civilisation. Autrement dit, ces taoïstes sont les premiers anarchistes et les premiers critiques de la civilisation de l’histoire écrite, et par conséquent les ancêtres des anarchistes naturiens (fin du XIXe - début du XXe siècle) aussi bien que des anarchoprimitivistes contemporains. Il est d’ailleurs significatif que la plus ancienne philosophie anarchiste (connue) interne à la civilisation ait aussi été une critique de la civilisation, une forme d’anarcho-primitivisme.
Je me propose ici de le mettre en lumière au travers des trois volumes taoïstes les plus célèbres, le Lao-tseu (Dao de jing), le Tchouang-tseu et le Lie-tseu, ainsi que de quelques ouvrages et textes moins connus.

(post de Nicolas Casaux)

- Article complet : Le taoïsme anarchiste contre la civilisation (par Nicolas Casaux)

La critique de la civilisation ne date pas d’hier

extraits :

Plus nous cherchons à contrôler le monde, plus nous mettons de distance entre lui et nous. Nous pourrions retourner à lui si seulement nous cessions de nous soumettre à la direction de soi-disant sages, décidant de ce qui est bien ou mal, de la manière dont les choses devraient être gérées. Croulant sous le « savoir » des sages, nous oublions les seules choses que nous devrions savoir, à l’instar de chevaux domestiques, coupés de leur véritable nature :

« Les chevaux, lorsqu’ils s’ébattent en liberté dans les plaines, broutent l’herbe, boivent l’eau ; contents, ils se frottent le cou l’un contre l’autre ; fâchés, ils se retournent et se décochent des ruades. C’est là toute leur malice. Mais quand on leur eut appliqué le collier et un frontal en croissant de lune au chanfrein, devant la gêne du caparaçon et du harnachement, ils apprirent à se dérober, à broncher, à ronger leur frein, à prendre le mors aux dents.  »

Les créatures vivantes essaient toujours de résister aux tentatives de les contrôler. Après des millénaires de domestication, on constate que nombre d’entre nous continuent d’essayer de « prendre le mors aux dents ».

« Dans l’indistinction primordiale, l’absence de différenciation était la règle et la foule des êtres vivants trouvait sa joie dans la satisfaction de ses instincts. Il n’est pas dans la volonté des canneliers d’être écorcés ni dans celle des arbres à laque d’être incisés. Les oiseaux ont-ils demandé que l’on arrache leurs plumes ? Est-il dans la nature du cheval d’être poussé par le mors et la cravache et dans celle du bœuf d’être plié au joug ? Les germes de la fausseté et de l’artifice sont nés de là. On utilise la force des animaux, faisant ainsi violence à leur être.

On tue la vie pour façonner des objets inutiles ; on attrape oiseaux et quadrupèdes pour se pourvoir en brimborions. On transperce des nez que la nature a créés intacts, on ligote des pattes que le ciel a faites libres. Est-ce le désir de la myriade des créatures ?

On accable de corvées la multitude afin qu’elle assure l’entretien des officiers. Les nobles ont des prébendes tandis que le peuple vit dans la misère. Certes, un mort rappelé à la vie éprouve une grande joie ; mais n’est-il pas préférable de ne pas avoir traversé cette épreuve ? De même il vaut mieux ne pas avoir à les décliner que de refuser appointements et charges afin de se gagner une vaine gloire. La loyauté et l’équité ne resplendissent que dans un monde en proie aux convulsions. La piété filiale et l’amour parental ne brillent que lorsque les relations familiales se dissolvent.

Dans la haute Antiquité il n’y avait ni prince ni sujets. On creusait des puits pour boire et l’on labourait la terre pour se nourrir. On réglait sa vie sur le soleil. On vivait dans l’insouciance sans jamais être importuné par le chagrin. Chacun se contentait de son lot, et personne ne cherchait à rivaliser avec autrui ni à exercer de charges. De gloire et d’infamie point. Nul sentier ne balafrait les montagnes. Ni barques ni ponts n’encombraient les cours d’eau. Les vallées ne communiquaient pas et personne ne songeait à s’emparer de territoires. Comme il n’existait pas de vastes rassemblements d’hommes, la guerre était ignorée. On ne pillait pas les nids des oiseaux, on ne vidait pas les trous d’eau. Le phénix se posait dans la cour des maisons et les dragons s’ébattaient en troupeaux dans les parcs et les étangs. On pouvait marcher sur la queue des tigres et saisir dans ses mains des boas. Les mouettes ne s’envolaient pas quand on traversait les marais, lièvres et renards n’étaient pas saisis de frayeur quand on pénétrait dans les forêts. Le profit n’avait pas encore fait son apparition ; malheurs et troubles étaient inconnus. Lances et boucliers étaient sans emploi et il n’y avait ni murailles ni fossés. Les êtres s’ébattaient dans l’indistinction et s’oubliaient dans le Tao, les maladies ne prélevaient pas leur lourd tribut sur les hommes qui tous mouraient de vieillesse. Chacun gardait sa candeur native sans rouler dans son cœur de froids calculs. L’on bâfrait et l’on s’esclaffait ; on se tapait sur le ventre et on s’ébaudissait. La parole était franche et la conduite sans façons. Comment aurait-on songé à pressurer les humbles pour accaparer leurs biens et à instaurer des châtiments afin de les faire tomber sous le coup de la loi ?

Puis la décadence vint. On recourut à la ruse et à l’artifice. Ce fut la ruine de la vertu. On instaura la hiérarchie. On compliqua tout avec les génuflexions rituelles, les salamalecs et les prescriptions somptuaires. Les hauts bonnets de cérémonie et les vêtements chamarrés apparurent. On empila la terre et le bois en des tours qui percèrent la nue. On peinturlura en émeraude et en cinabre les poutres torsadées des palais. On arasa des montagnes pour dérober à la terre ses trésors, on plongea au fond des abysses pour en ramener des perles. Les princes rassemblèrent des monceaux de jade sans réussir à satisfaire leurs caprices, ils se procurèrent des montagnes d’or sans parvenir à subvenir à leurs dépenses. Vautrés dans le luxe et la débauche, ils outrageaient le fond primitif. L’homme s’éloigne chaque jour davantage de ses origines et tourne le dos un peu plus à la simplicité première. Que le prince prise les sages, et le peuple cherche à se faire une vaine réputation de vertu, qu’il convoite les biens matériels et il favorise la rapine. Car dès lors que l’on fait miroiter des objets susceptibles d’attiser les convoitises, on ruine l’authenticité que l’homme abrite en son sein. Pouvoir et profit ouvrent la voie à l’accaparement et à la spoliation. Bientôt l’on se met à fabriquer des armes tranchantes, déchaînant le goût de la conquête. On craint que les arcs ne soient pas assez puissants, les cuirasses assez solides, les lances assez acérées, les boucliers assez épais. Mais sans guerres ni agressions tous ces engins de mort seraient bons à mettre au rebut.

Si le jade blanc ne pouvait être brisé y aurait-il des tablettes de cérémonie ? Si le Tao n’avait pas périclité, aurait-on eu besoin de se raccrocher à la bonté et à la justice ? […]

Ainsi l’institution des monarques est la cause de tous les maux.

[…] Sitôt que princes et sujets ont été établis, les bouleversements se sont précipités. À la façon des loutres qui font s’agiter les poissons et des rapaces qui dispersent les moineaux, une administration régulière provoque l’affliction du peuple et de grasses prébendes la misère des humbles. Les princes entassent joyaux et biens, adornent et chantournent les colonnes et les poutres de leurs belvédères et de leurs pavillons. Ils n’admettent à leur table que les mets les plus délicats, ils ne se vêtent que de soie damassée à parements de dragons […]. Il faut savoir que tout appareil d’État élaboré provoque du gaspillage, car il exige de pourvoir à son entretien. Le palais abrite la foule des bouches inutiles de la garde armée, et les particuliers se mettent en devoir de s’entourer d’hommes de main. Le peuple qui déjà manque du nécessaire et parvient à grand-peine à subvenir à ses besoins doit non seulement supporter le poids de lourds impôts, mais encore s’acquitter d’une dure corvée ! Maudissant leur triste sort, souffrant de la faim et du froid, les plus démunis n’hésitent pas à braver les lois et à se livrer à toutes sortes de débordements. […]

Là où les individus ne sont pas embrigadés dans les corvées collectives, là où les familles n’ont pas à supporter les dépenses du transport de grain, chacun jouit de son lopin et vaque à ses occupations ; on suit le rythme des saisons et on cultive selon la nature des parcelles. Tous ont de quoi se vêtir et se nourrir au sein de leur famille et il n’existe aucun conflit ni rivalité d’intérêts au-dehors. Voilà qui montre bien que le goût des armes et de la conquête n’est nullement inhérent à la nature humaine. Lorsque des peines symboliques avaient cours personne n’enfreignait les lois, mais sitôt que les règlements se sont multipliés, brigands et voleurs ont proliféré. Serait-ce que nos pères n’avaient pas l’instinct du profit, tandis que nous sommes spécialement cupides et mauvais ? À la vérité il suffit que son chef soit impavide et détaché pour que le peuple soit spontanément probe. Mais dès lors que les humbles sont pressurés et excédés, fleurissent la fourberie et l’artifice. Il n’y aurait plus à craindre que l’humanité se livre aux exactions et à la brutalité si elle s’abandonnait à la nature. Mais on fait trimer le peuple sans relâche, on le spolie sans mesure ; […] Comment dans ces conditions s’étonner qu’il y ait des troubles ? On aggrave les désordres en voulant y remédier, on renforce les interdits, sans mettre un terme à la délinquance, bien au contraire. Les octrois et les douanes sont censés faire obstacle à la fraude, mais ils favorisent les malversations des fonctionnaires vénaux. Les poids et les mesures ont été institués pour empêcher la tricherie, mais ils sont la bénédiction des fripons qui s’en servent pour tromper et berner. […]

Avant, lorsqu’on construisait des maisons, on ne leur demandait que de protéger contre les intempéries, mais aujourd’hui on les enduit de laque et de pourpre, on les décore d’incrustations d’or et de pierreries ; avant les vêtements servaient à couvrir le corps, maintenant ce ne sont que couleurs chatoyantes, broderies chamarrées, étoffes de brocart et de soie fine, gazes transparentes et mousselines légères ; avant la musique avait pour but d’apaiser les passions, mais aujourd’hui on compose des mélodies compliquées dont les accords lascifs troublent l’âme et brisent l’harmonie intérieure ; avant nourritures et breuvages servaient à calmer la faim et la soif, tandis qu’aujourd’hui on brûle des forêts, on tarit les sources, on massacre les troupeaux… »

En outre, si « les révoltés exaltent l’état de nature pour mieux critiquer la société […], placent l’âge d’or dans le passé le plus reculé et voient dans la condition primitive des hommes un idéal à restaurer », « à l’inverse, les tenants de l’ordre établi justifient la hiérarchie existante par l’évocation horrifiée de la vie sauvage[17] ». La perspective hobbesienne sur la « vie sauvage », ce vilipendage des peuples de chasseurs-cueilleurs et autres sociétés de subsistance, qui continue aujourd’hui d’infuser les idéologies dominantes, le mythe du Progrès, est bien antérieure à Hobbes lui-même.


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