Introduction
Il fut un temps où l’auteur croyait à la clôture de sa phrase.
Il pensait qu’un texte, une fois écrit, tenait debout comme un monument : daté, signé, achevé.
Aujourd’hui, la parole n’a plus de tombe. Elle circule, se transforme, s’émancipe. Les mots migrent comme les hommes : ils franchissent des frontières invisibles, se perdent, se retrouvent ailleurs, revêtus d’un autre sens.
Il m’est arrivé d’écrire une phrase que j’ai retrouvée, des semaines plus tard, déformée, traduite, ou attribuée à quelqu’un d’autre. Ce n’était ni un vol ni un hommage : simplement la vie mouvante du langage. Et c’est là que commence le dilemme — non celui du droit d’auteur, mais de la responsabilité.
Car dans le vacarme des répliques, que vaut encore une parole juste ?
Où se loge la vérité quand le texte devient une matière commune, malléable, anonyme ?
Nous écrivons désormais dans un monde saturé d’échos. Chaque mot est un fragment, chaque phrase une onde qui se propage dans des espaces que nous ne maîtrisons plus.
Et pourtant, la question demeure : écrire, est-ce encore répondre du monde — ou simplement y résonner ?
I. La dissémination du verbe
Le texte ne nous appartient plus.
Il vit sa propre vie, se glisse d’écran en écran, s’use, se régénère.
Les plateformes numériques sont devenues des mers intérieures où flottent nos phrases, privées de port d’attache.
Parfois, une idée naît dans la lumière, et finit dans la pénombre d’un forum anonyme ; d’autres fois, une indignation sincère renaît dans une langue étrangère, gonflée d’une émotion qu’on n’avait pas prévue.
Cette dissémination n’est pas seulement technique — elle est métaphysique.
Le verbe, jadis sculpté dans la pierre, est redevenu souffle. Il échappe à celui qui le profère.
Comme un enfant qui grandit loin de la maison, le texte se forme ailleurs, nourri par d’autres regards, d’autres mains.
Mais ce voyage a un prix : la perte de l’intention.
Là où l’auteur voulait dire le monde, il découvre que le monde se sert de lui pour se dire lui-même.
Ce n’est plus la parole qui crée la communauté, c’est la communauté qui recrée la parole.
Alors surgit la question : faut-il regretter cette perte, ou l’accueillir comme une forme d’accomplissement ?
Peut-être qu’écrire, aujourd’hui, ce n’est plus imposer un sens, mais semer une graine — en accepter la germination imprévisible.
Le texte devient alors un champ mouvant, où chacun peut replanter le mot, le détourner, le contredire.
Et l’auteur, s’il veut rester fidèle à la vérité, doit apprendre à ne pas posséder ses phrases, mais à les aimer dans leur liberté.
II. Le vertige de la responsabilité
Écrire ne peut jamais se forcer, ni se subir comme une industrie qui garantirait son produit pour un an.
Il faut du savoir-faire, certes — mais je préfère, s’il faut choisir, le savoir-être.
Car la liberté d’un auteur va de pair avec cette éducation, à la fois professionnelle et quotidienne, que l’on appelle parfois déontologie sans savoir qu’il s’agit avant tout d’un art de vivre.
Jésus, pour gracier une femme qu’on disait adultère, a prononcé ces mots qui résonnent encore :
« Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre. »
Tout est là : la responsabilité ne consiste pas à condamner, mais à comprendre.
Celui qui écrit n’est pas un juge — il est celui qui, voyant la faute du monde, la porte sans haine.
La déontologie de l’auteur n’est pas une charte : c’est une conscience du risque, de la fragilité, du pouvoir que chaque mot détient sur autrui.
Chacun de nous manque de repères, et dans l’absolu nul n’a à en avoir honte — sauf peut-être un journaliste, un auteur ou un tribun.
Car pour retrouver un mot juste, il faut se tenir devant le monde nu, et le plus possible clair.
Écrire, c’est s’exposer.
Ce n’est pas un acte de confort, mais de mise à nu devant la conscience collective.
L’auteur n’est pas celui qui sait, mais celui qui cherche encore à savoir, malgré l’ombre et le bruit.
Le monde moderne pardonne tout sauf la clarté : elle gêne, elle éclaire trop.
Mais sans cette clarté, le mot devient arme, outil de propagande ou simple décor.
Celui qui écrit doit donc se tenir à cette frontière fragile — ni prophète ni publicitaire —, juste témoin d’une parole qui ne triche pas.
Je dis cela parce qu’en amateur d’écriture, j’ai moi aussi failli.
Pas d’une faute d’orgueil ou de vanité, mais d’une maladresse formelle — une erreur qui aurait pu entraîner d’autres dans un manque de respect envers leurs confrères.
Et ce n’est pas vraiment à eux que je demande pardon, mais à cette Déontologie invisible, cette gardienne silencieuse de la parole juste.
Elle n’a rien d’une loi ni d’un tribunal :
elle ne frappe pas,
elle n’excommunie pas,
mais elle regarde, elle pèse, elle avertit.
Et c’est ce regard intérieur qui, parfois, suffit à nous remettre à notre place.
La Déontologie ne devrait frapper que les pourris, les vendus — ceux qui trahissent leur parole pour un peu de gloire ou de confort.
Car l’écriture, si elle est vraiment libre, doit se plier à une éducation : celle qui nous apprend, depuis l’enfance, à ne pas faire de mal consciemment.
C’est un acte presque fascinant, cette Déontologie :
elle ne promet pas le pardon comme le Messie,
elle exige seulement la lucidité —
et, peut-être, une forme de tendresse envers nos propres fautes.
L’humain n’a pas qu’un Dieu : il a aussi le privilège de se tromper,
et de recommencer plus clair.
III. Les répliques du sens
Rien ne se perd, même quand tout semble se dissoudre.
Chaque mot répété, mal cité, tronqué ou repris, porte encore un peu de l’intention première.
Il y a dans le monde des résonances que la morale ne peut ni juger ni arrêter : elles font partie du vivant du langage.
Le texte n’est plus seulement un message, mais un organisme, un écho qui apprend à survivre hors de nous.
Ce que nous appelons aujourd’hui confusion, reprise ou détournement, n’est peut-être que la preuve que le verbe respire.
Qu’il voyage, qu’il change de peau pour continuer à dire — autrement — ce qu’il voulait dire.
La vérité n’est pas un rocher qu’on protège, mais une rivière qu’on traverse sans jamais la posséder.
Elle s’use à force d’être criée, se tord parfois, mais finit toujours par retrouver sa source.
Dans ce flux, la responsabilité de l’auteur devient un art d’équilibre :
ni s’enfermer dans la pureté, ni se dissoudre dans le bruit.
Écrire, ce n’est pas vouloir avoir raison —
c’est vouloir rester vrai, malgré les déformations du monde.
Et cette vérité, fragile, mouvante, n’appartient à personne : elle se tient entre les êtres, dans la tension du dialogue.
Chaque reprise, même maladroite, est une prière : une tentative de rejoindre le sens qui se dérobe.
L’auteur ne doit pas craindre d’être cité, trahi ou reformulé : c’est le signe qu’il a touché quelque chose de vivant.
L’essentiel est ailleurs — dans la fidélité à l’esprit, non à la lettre.
Écrire, c’est donc accepter que le sens se propage par infidélité, comme un feu qui éclaire d’autres mains.
Et tant que ce feu ne détruit pas, mais éclaire — la faute devient grâce.
IV. La parole juste
La parole juste n’est ni pure ni parfaite.
Elle tremble, elle doute, elle se corrige.
Elle n’a pas pour mission d’imposer le vrai, mais de l’approcher avec humilité.
Ce n’est pas une arme contre les autres, c’est une lampe tenue dans la nuit — parfois vacillante, mais sincère.
Celui qui écrit sait qu’il ne détient pas la vérité.
Il sait qu’elle ne réside ni dans le mot, ni dans le style, mais dans l’intention de ne pas trahir.
Écrire, c’est accepter de se mesurer à soi-même, dans la lumière du réel.
Et cette lumière, souvent, blesse avant d’éclairer.
La Déontologie — cette éthique du verbe — n’est pas un code figé, mais une respiration.
Elle rappelle que la liberté de dire exige la rigueur de penser,
et que la beauté du mot ne vaut rien sans le respect du monde.
Elle enseigne aussi que toute faute, si elle est reconnue, devient promesse :
celle d’une écriture plus vraie, plus humaine, plus ouverte.
Il ne s’agit pas d’être irréprochable,
mais d’être présent — au texte, à la vie, à la blessure qu’on nomme “autrui”.
La parole juste naît quand l’auteur renonce à parler pour lui,
et commence à parler par fidélité à ce qui l’a traversé.
Alors seulement, l’écriture redevient ce qu’elle fut à l’origine :
non pas une possession, mais un service.
Une manière d’habiter la vérité — sans la posséder,
de dire le monde — sans le dominer,
de se taire parfois — sans renoncer à aimer.
Il n’y a pas d’auteur sans monde,
et pas de monde sans écho.
🖋️ Ilyes Bellagha
Architecte, écrivain
architectescitoyens chez gmail.com