Les puissants se mettent à l’écart, font du séparatisme, et décident de la vie et de la mort des peuples. Ensuite, ils veulent cantonner les contestations à des formes et objectifs inoffensifs, qu’ils ignorent et méprisent, tandis qu’ils répriment sans pitié les actions de contestation qui sortent des clous et pourraient avoir de l’impact.
Quoi d’étonnant alors à ce qu’ils deviennent la cible d’assassinats en désespoir de cause ?
En gros, pour les puissants, les miséreux ont le droit de crever en masse en silence et de protester symboliquement, et les tyrans leurs jetteront vertueusement une piécette s’ils sont bien lunés, mais si les gueux se rebiffent et mordent, alors là c’est le gros scandale, le crime suprême.
Les puissants sont tellement « hors sol » et sans empathie que seule leur propre mort, violente, les ramène à la réalité des foules.
- L’assassinat commis par Luigi Mangione à New York révèle l’impasse sanglante et tyranique du système politico-économique
Les puissants ne supportent pas de vivre dans l’insécurité qu’ils imposent aux autres
Une si brutale honnêteté : chronique de la mort d’un CEO
Une si brutale honnêteté : chronique de la mort d’un CEO - Le 4 décembre 2024, à l’entrée de l’hôtel Hilton Midtown de New York, Brian Thompson, CEO de la compagnie d’assurances United Healthcare, s’est fait assassiner de trois balles de 9mm dans le dos. Sur chacune des douilles, était gravée un mot : « deny », « delay » et « defend » en référence à un ouvrage du juriste Jay M. Feinman consacré aux stratégies adoptées par les compagnies d’assurance pour ne pas honorer leurs contrats ou contourner la nécessité de couvrir les frais de soin de leurs clients.
(...)
L’argumentaire est si simple et si limpide qu’elle se suffirait à elle-même. L’ingénieur a l’esprit clair et la fibre patriotique. Mais la conclusion est si singulière qu’elle mérite qu’on s’y attarde : l’exécution du CEO est une affaire d’honnêteté. Luigi interprète son propre geste sur le plan du langage. Abattre un PDG, c’est essentiellement faire preuve de beaucoup de franchise.
(...)
Dans le cas présent, le succès est total et la prolifération, maximale. Les journalistes aussi bien que les usagers des réseaux sociaux se sont pris de passion pour Luigi. Certains cherchent à percer ses motivations, d’autres sont fascinés par sa beauté ou révoltés par ses idées. Les commentateurs de gauche le classent volontiers à droite, les éditorialistes de droite le dépeignent au contraire en activiste communiste. En réalité, l’individu ne deviendra intéressant que lorsque son histoire se verra adaptée par Hollywood, à condition que le script soit bon. Un acte de ce type n’est pas affaire de décision subjective ; il est la cristallisation de désirs, de fantasmes et d’idéologies collectives parvenues à saturation. De tels attentats sont des manifestations de la météorologie sociale comme les orages le sont de la météorologie naturelle. La lecture des manifestes et les revendications des tueurs de masse est pertinente, non pas pour « subjectiver » un acte, pour le raccrocher à la biographie particulière de tel quidam, mais au contraire pour identifier, explorer et comprendre les forces sociales qui, précisément, s’y manifestent.
(...)
Mais le cas échéant, il est regrettable que ces routines doctrinales et un attachement parfois purement déclaratif à « l’action collective » poussent les activistes à considérer un tel acte avec davantage de circonspection que le grand public moins politisé. Car avant même la révélation du visage angélique de Luigi, une large part des masses étatsuniennes avaient pris fait et cause pour le tireur, ne témoignant que peu d’empathie à l’égard de sa cible. Peu après l’assassinat, réagissant à cette structuration d’un espace public soudain palpablement hostile au capitalisme médical, le gouverneur de Pennsylvanie Josh Shapiro pris sur lui d’affirmer que le tueur n’avait rien d’un héros
(...)
Contrairement aux illusions du gouverneur, il est absolument logique que dans ce pays, le réalisme capitaliste ne commence à douter de lui-même qu’avec quelques coups de feu. La philosophie politique de cette nation est impeccablement résumée par le refrain de la chanson Davidian du groupe de metal Machine Head : « Let freedom ring with a shotgun blast ! » (Que retentisse la liberté avec une décharge de fusil à pompe !).
(...)
la violence politique institutionnalisée fonctionne souvent en déréalisant ses victimes, en les privant de caractéristiques humaines. C’est un moteur psychologique bien connu des crimes de masse qui permet le passage à l’acte : le Juif est un rat sous forme humaine, le Tutsi un cafard à visage humain, le Palestinien un animal humain. Mais dans le cas présent, le processus semble inversé. La déréalisation est la condition de vie même des CEO. United refuse un tiers des demandes de remboursement de soin qui lui sont soumises ; c’est la clef de voute de son modèle d’affaires. Thompson a bâti une forteresse d’actuaires, de bureaucratie et désormais d’intelligence artificielle entre sa personne et les effets de son management sur le public étatsunien. Quelques jours après le crime, Andrew Witty, lui-même CEO de la compagnie parente de United Healthcare, prenait la parole pour défendre l’honneur de sa profession. « Notre rôle est essentiel et nous veillons à ce que les soins soient sûrs, adaptés et dispensés au moment où les gens en ont besoin », a-t-il affirmé, tout en soulignant l’importance de refuser les « soins non nécessaires » afin de garantir la pérennité du système. De tels individus prouvent à chaque déclaration qu’ils appartiennent à une sorte de monde parallèle qu’ils parcourent en héros et sous des acclamations imaginaires, alors que partout ailleurs ils sont vus comme des prédateurs. De toute évidence, la mort ramène ces homoncules virtualisés que sont les CEO à la réalité brutale qu’endurent les usagers des corporations qu’ils pilotent.
- L’assassinat commis par Luigi Mangione à New York révèle l’impasse sanglante et tyranique du système politico-économique
- graffitis aux USA et dans d’autres pays
(...)
Dans son discours à l’Assemblée du 3 décembre 1792, Robespierre prend la parole pour défendre la mise à mort sans procès du roi Louis XVI. Il est à ses yeux fondamental, non seulement que l’on ôte la vie du souverain, mais encore que cette exécution ne soit la décision d’aucun tribunal. Estimer que là où il n’y a pas de procès pénal en bonne et due forme il n’y a pas de justice est pour Robespierre la conséquence d’une vision réductrice et tronquée de la justice. « Les peuples ne jugent pas comme les cours judiciaires ; ils ne rendent point de sentences, ils lancent la foudre ; ils ne condamnent pas les rois, ils les replongent dans le néant ; et cette justice vaut bien celle des tribunaux. » Selon le raisonnement de Robespierre, le roi ne saurait être traité comme un citoyen soumis au droit civil mais doit être considéré comme un ennemi soumis au droit des gens (l’ancêtre du droit international) ou, plus radicalement encore, à celui de l’état de nature. Il est indispensable, à ses yeux, de ne pas le traiter comme faisant partie de la communauté politique mais comme un élément extérieur dont le seul rapport au peuple est un rapport de violence, d’oppression et de soumission.
(...)
« Je demande que cet événement mémorable soit consacré par un monument destiné à nourrir dans le cœur des peuples le sentiment de leurs droits et l’horreur des tyrans ; et dans l’âme des tyrans, la terreur salutaire de la justice du peuple. »
(...)
La survie de toute personne résidant aux États-Unis est aujourd’hui suspendue au bon vouloir des forces de l’ordre et aux calculs des actuaires de compagnies d’assurance privées. Même le bénéficiaire de la couverture santé la plus onéreuse est condamné, en cas de besoin, à des heures de conversation téléphonique pour plaider sa cause auprès de sa compagnie.
(...)