L’abstention massive aux élections montre un très fort intérêt pour la vie politique

Il ne s’agit pas de ré-enchanter CETTE vie politique, mais de démolir le totalitarisme capitaliste

vendredi 3 décembre 2021, par Camille Pierrette.

Quelques réflexions fondementales à méditer plusieurs fois avant le grand cirque électoral annoncé pour 2022.
Contrairement aux conneries éculées que rabâchent les valets médiatiques des médias du Pouvoir et des milliardaires ainsi que les politicards de cour, la plupart des abstentionnistes portent en fait un grand intérêt à la vie politique.
C’est justement PARCE QUE ils-elles s’intéressent VRAIMENT à la politique qu’ils n’ont pas envie de participer à un système qui en est l’antithèse.
Intuitivement et/ou rationnellement, ils voient bien que dans le cadre existant les élections ne changent rien aux problèmes fondamentaux et aux rapports de domination, que les électeurs ne sont que des pions manipulés et que les acteurs souvent mauvais qui se battent pour les postes d’élus sont assez pitoyables.
Et puis les abstentionnistes comprennent plus ou moins que le système en place n’a que très peu à voir avec une démocratie réelle, alors voter, déléguer un pouvoir exhorbitant à des individus, participer à cette illusion de politique où des clans s’étripent pour tenter de contrôler le monstre étatique, c’est une mascarade sinistre.

Il n’y a donc pas de « crise de la démocratie », de « désaffection de la démocratie », mais au contraire une sorte de désir puissant, conscient ou inconscient, de démocratie qui s’exprime entre autre par l’abstention massive, par le dégoût profond de la mascarade en place qui continue invariablement à se présenter sous des atours « démocratiques » pour faire passer ses invariables fondements autoritaires, brutaux, tyraniques, inégalitaires, irréformables, mafieux.

L’abstention massive aux élections montre un très fort intérêt pour la vie politique
Dessin illustratif de Boligan

Le problème n’est pas la catégorie « politique » en tant que telle ou le degré de « pourraverie » des prétendants élus, mais le fait que la politique, de droite comme de gauche (que les politiciens soient altruistes ou très intéressés), reste totalement encastrée dans le système étatico-capitaliste.

Il faut donc aller plus loin dans l’analyse critique, ne pas se contenter d’un légitime rejet viscéral et possiblement résigné, ni se forcer à espérer encore quelque chose de la vie politique telle qu’elle existe, mais se libérer pour de bon de l’ornière en mettant « en question radicalement une vie réglée par l’argent et le travail, la marchandise et l’Etat, le capital et la société industrielle ».
Il s’agit de bien comprendre la logique vitale de l’abstention, et surtout de dégager des voies pour sortir du piège de CETTE « vie » politique.

En gros, FAIRE et réfléchir l’action politique via (et en vue de) une émancipation radicale, au lieu de subir une mort politique perpétuelle via la délégation et la soumission à toutes les idéologies et structures sociales qui nous maintiennent dans l’aliénation et la justifient sans cesse.
Ou dit autrement : une véritable politique dans une véritable démocratie sociale ne pourraient commencer à exister et se développer qu’APRÈS avoir démolit-débordé le totalitarisme capitaliste et la forme Etat, ce afin de dégager les individus et le collectif du poids mental et matériel de la forme capitaliste-étatique qui ne peut mener qu’à des situations insolubles et à des impasses répétitives.

Voir l’article d’Anselm Jappe pour des développements éclairants :

- « Politique sans politique », par Anselm Jappe - extraits ci-dessous :
Introduction de Palim Psao : Contre la politique
(..)
Les illusionnés de la politique ne pourront rester qu’éternellement déçus dans la vie présente s’ils ne commencent pas dès maintenant à mettre en question radicalement une vie réglée par l’argent et le travail, la marchandise et l’Etat, le capital et la société industrielle.

Ainsi loin de réclamer un retour à la « politique » ou à plus de démocratie (dans toujours les mêmes formes de la vie sociale), déplorer cette crise de la « démocratrie » ne sert à rien. Il ne sert à rien de vouloir un « réenchantement » improbable et impossible de cette forme de politique comme le pensaient les jeunes indignés de la Puerta del Sol, si c’est vouloir une « démocratie réelle » au sein de toujours la même forme de vie collective. « L’auto-institution du social » (comme le dit Miguel Abensour), est possible, qu’avec, a minima, une rupture radicale avec le procès de valorisation. Procès qui, loin d’être strictement « économique » (la critique de la valeur n’a rien d’un économisme), surdétermine l’ensemble des relations sociales, et, sous un certain angle, institue la forme moderne du politique. Cette voie de l’émancipation sociale est celle d’une réappropriation directe et généralisée de nos vies et des ressources pour autoconstituer radicalement une autre forme de vie collective dépassant les rapports sociaux fétichistes présents, au-delà du travail et de la valeur, au-delà de l’argent, de la marchandise, de l’Etat et de la « politique ». Une « démocratie réelle » n’existera qu’à ce prix là : quand les contraintes sociales systèmiques de la domination indirecte, impersonnelle, abstraite et quasi-objective imposées par le temps capitaliste et le travail ne corseteront plus l’agir individuel et collectif au sein d’automatismes sociaux qui agissent dans le dos des individus. Il faut frapper au coeur de la synthèse sociale capitaliste, afin de ne plus se rapporter les uns aux autres au travers d’un dépense de temps de travail, de l’argent et du mouvement automate de la valeur dont nous ne sommes plus que les supports interchangeables. La révolution se sera produite quand ce noyau social de la société présente aura basculer vers d’autres formes médiations sociales au-delà de celles de la société marchande-capitaliste.

Le dépassement révolutionnaire de la société capitaliste et de sa forme politique immanente ne peut donc plus se faire au travers des médiations traditionnelles (partis, élections, syndicats, conquête de l’Etat, politiques publiques de gauche ou alternatives, etc.) et de ce que Jacques Ellul appelait « l’illusion politique », mais au travers de l’incarnation d’une politique sans politique. C’est la perspective que développe le texte suivant d’Anselm Jappe. Comment penser une forme politique au contenu radicalement nouveau, au-delà de la forme politique moderne qui ne sera toujours que l’autre face de la forme de vie collective capitaliste-marchande qu’il nous faut impérativement dépasser ?

- « Politique sans politique »
(...)
Partout ces représentants de la gauche « radicale » finissent par cautionner des politiques néo-libérales. Faut-il alors fonder des partis « vraiment » radicaux qui ne s’enliseraient jamais dans le même bourbier ? Ou les raisons de ces « trahisons » sont-elles structurelles, et chaque participation à la politique conduit-elle inévitablement à se livrer au marché et à ses lois, indépendamment des intentions subjectives ?
(...)

Il convient alors de poser une question préliminaire : qu’entend-t-on par le mot « politique » ? Il y a une confusion semblable à celle qui entoure le « travail » et sa critique. Critiquer le travail n’aurait aucun sens si on l’identifie avec l’activité productive en tant que telle, qui bien sûr est une donnée éternelle. Mais tout est différent si on entend par travail ce que le mot désigne effectivement dans la société capitaliste : la dépense auto-référentielle de la simple force de travail sans égard à son contenu. Ainsi conçu, le travail est un phénomène historique, appartenant à la seule société capitaliste et qui peut être critiqué et éventuellement aboli. En effet, le « travail » que tous les acteurs du champ politique veulent sauver, à gauche, à droite et au centre, est le travail dans ce sens restreint. De même, le concept de « politique » doit être clairement défini. Si on l’identifie avec l’agir collectif, avec l’intervention consciente des hommes dans la société, avec un « amour du monde » (Arendt), il est évident que personne ne saurait être contre, et une « critique de la politique » ne pourrait se concevoir que comme une simple indifférence au monde. Mais ceux qui prônent habituellement le « retour à la politique » ont une idée beaucoup plus spécifique de ce qu’est la « politique », dont la disparition supposée leur cause des crises d’abstinence si graves. L’évocation rituelle de la « politique » comme seule voie possible pour changer le monde est le pivot de la « gauche » actuelle, des sociologues bourdieusiens à Multitude, d’ATTAC à la LCR. Malgré l’intention affichée de faire une politique « complètement différente », ils retombent toujours dans le « réalisme » et le « mal mineur », participent aux élections, s’expriment sur les référendums, dissertent autours de l’évolution possible du Parti socialiste, veulent nouer des alliances, conclure quelque « compromis historique ».
Face à ce désir de « participer au jeu » - et presque toujours en « représentant » de quelque « intérêt » - il faut rappeler les mouvements et moments d’opposition radicale qui ont plutôt fait de l’« anti-politique » : des anarchistes historiques aux avant-gardes artistiques, de certains mouvements dans le Sud du monde, tels que « Critica radical » à Fortaleza (Brésil), à la grève sauvage de mai 68 en France et à l’insubordination permanente dans les usines italiennes aux années 70. Cette « anti-politique » est aussi éloignée du renoncement à l’intervention consciente que l’« anti-art », le refus de l’art chez les dadaïstes, les surréalistes ou les situationnistes, qui n’était pas un refus des moyens artistiques, mais se concevait au contraire comme la seule façon de rester fidèle aux intentions originales de l’art.
(...)

La société capitaliste moderne, basée sur la marchandise et la concurrence universelle, a besoin d’une instance qui se charge des structures publiques sans lesquelles même la société la plus farouchement antagoniste ne pourrait pas exister. Cette instance est l’État, et la « politique » au sens moderne (et restreint) est la lutte autour de son contrôle. Mais cette sphère de la politique n’est pas extérieure et alternative à la sphère de l’économie marchande, elle en dépend structurellement. Dans l’arène politique, on se dispute sur la distribution des fruits du système marchand - le mouvement ouvrier a joué essentiellement ce rôle -, mais non sur son existence elle-même. La preuve visible : rien n’est possible en politique qui ne soit d’abord « financé » par la production marchande, et là où cette dernière va à vau-l’eau, la politique se retransforme en ce qu’elle avait été à ses débuts : un choc entre bandes armées. Cette forme de « politique » est un mécanisme de régulation secondaire à l’intérieur du système fétichiste et non-conscient de la marchandise. Elle ne représente pas une instance « neutre », ni une conquête que les mouvements d’opposition auraient arrachée à la bourgeoisie capitaliste. Celle-ci n’est pas nécessairement hostile à l’État ou à la sphère publique - cela dépend de la phase historique.
(...)

Une première condition pour renouer avec la perspective de l’agir est de rompre définitivement et nettement avec toute « politique » au sens institutionnel. Aujourd’hui, la seule « politique » possible est la séparation radicale d’avec le monde de la politique et de ses institutions, de la représentation et de la délégation, pour inventer à leur place de nouvelles formes d’intervention directe. Dans ce contexte, il paraît bien inutile de discuter avec des gens qui veulent encore voter. Ceux qui, presque 140 ans après l’introduction du suffrage universel, courent encore vers les urnes, ne méritent que les mots déjà prononcés en 1888 par Octave Mirbeau ou en 1906 par Albert Libertad. La conquête du suffrage universel a été un des grands combats de la gauche historique. Cependant, l’électeur de droite est moins bête : il obtient vraiment le peu qu’il attend de ses candidats, même en dehors de tout programme électoral - par exemple, la tolérance envers l’évasion fiscale et les violations du droit de travail. Ses représentants ne le trahissent pas trop ; et l’électeur qui vote uniquement pour le candidat qui va embaucher son fils ou obtenir des grosses subventions pour les paysans de son canton est finalement l’électeur le plus rationnel. Est beaucoup plus imbécile l’électeur de gauche : jamais il n’a obtenu ce pour quoi il a voté, mais il persiste. Il n’obtient ni le grand changement ni les bribes. Il se laisse bercer par des seules promesses. Ainsi, les électeurs de Berlusconi en Italie ne sont pas dupes, ils ne sont pas simplement séduits par ses télévisions, comme ses adversaires veulent faire croire. Ils ont tiré des avantages limités, mais réels de son gouvernement (et surtout de son laisser-faire). Mais voter encore pour la gauche après qu’elle a été au gouvernement relève - ici on ne peut que donner raison à Mirbeau - du pathologique.
(...)
Si l’on n’a rien pu faire dans les dernières décennies pour empêcher une détérioration continuelle des choses, cela veut dire que les objectifs et les méthodes étaient erronés et qu’il faut tout repenser. Et il va de soi qu’on ne pourra pas le faire en ménageant le public, ni en passant à la télévision.
(...)
La pratique reste à réinventer, sans céder à l’injonction de « faire quelque chose, et tout de suite » qui pousse toujours à la réédition des formes déjà vues et déjà échouées. Le véritable problème est l’enfermement général - qui est surtout mental - dans des formes d’existence fétichistes, aussi bien chez les partisans que chez les adversaires présumés du système de la marchandise. Lutter pour rompre ces formes ancrées dans toutes les têtes, enlever à l’argent et à la marchandise, à la concurrence et au travail, à l’État et au « développement », au progrès et à la croissance leur air d’innocence et d’évidence relève de ces « luttes théoriques » qui se situent au-delà de l’opposition figée entre « théorie » et « praxis ». Pourquoi l’analyse de la logique de la marchandise, ou du patriarcat, serait-elle « seulement de la théorie », tandis que la première grève pour les salaires, où la première manifestation d’étudiants qui protestent parce que l’Université ne les prépare pas assez bien au marché de travail, seraient, elles, considérées comme de la « praxis » ou de la « politique » ?
(...)

Les formes futures de praxis seront assurément assez diversifiées, et comprendront également des luttes défensives au niveau de la reproduction matérielle (comme celles contre la précarisation du travail et contre la destruction de l’État social). S’il faut rompre avec les « politiques » qui se proposent seulement de défendre les intérêts en forme marchande des catégories sociales constituées par la logique fétichiste elle-même, du genre « pouvoir d’achat », il reste néanmoins nécessaire d’empêcher le développement capitaliste de ravager les bases de survie de grandes couches de la population, notamment en générant des nouvelles formes de misère qui sont souvent dues plutôt à l’exclusion qu’à l’exploitation - en effet, être exploité devient presque un privilège par rapport à la masse de ceux qui ont été déclarés « superflus », parce que « non rentables » (c’est-à-dire non utilisables d’une manière rentable dans la production marchande). Mais les réactions des « superflus » sont très diversifiées et peuvent tendre elles-mêmes à la barbarie. Être victime ne donne aucune garantie d’intégrité morale. Une vérité s’impose donc plus que jamais : le comportement des individus devant les vicissitudes de la vie capitaliste n’est pas le résultat mécanique de leur « situation sociale », de leurs « intérêts » ou de leur provenance géographique, ethnique ou religieuse, ni de leur genre ou de leurs orientations sexuelles. Face à la chute du capitalisme dans la barbarie, on ne peut prédire de personne comment elle réagira. Cela n’est pas le fait de la prétendue « individualisation » généralisée dont les sociologues ne cessent de chanter les merveilles pour ne pas devoir parler de la standardisation accrue qu’elle recouvre. Mais les lignes de partage ne sont plus celles créées par le développement capitaliste. De même que la barbarie peut surgir partout, dans les lycées finlandais et dans les bidonvilles africains, chez les bobos et chez les banlieusards, chez les soldats high-tech et chez les insurgés à mains nues, même la résistance à la barbarie et la poussée vers l’émancipation sociale peuvent naître partout (mais avec combien plus de difficulté !), même là où l’on ne l’attendait pas.
Si aucune catégorie sociale n’a correspondu aux projections de ceux qui cherchaient le porteur de l’émancipation sociale, en revanche, des oppositions aux conditions inhumaines de la vie sous le capitalisme surgissent toujours à nouveau. Ce paysage plein de faux amis et de secours inespérés constitue le terrain, forcément peu lisible pour le moment, où toute « recomposition politique » doit se placer maintenant.

P.-S.

Remarques persos

Je souscris très largement à l’analyse vivifiante de Anselm Jappe, avec néamoins deux petites remarques de détail :

  1. Le système en place et sa « politique » continue à labourer son ornière qu’on vote ou pas. Il se moque complètement du taux d’abstention ou de vote blanc. Si vraiment l’abstention explosait, les dirigeants feraient quelques petites réformes du scrutin, le rendrait possible à distance via numérique, changeraient des têtes ou rendraient le vote obligatoire.
  2. Je critiquerais surtout le votant qui y croit, qui reste dans le cadre sans se battre hors des institutions pour l’émancipation, ainsi que l’abstentionniste résigné et dégoûté qui ne se bat pas du tout pour l’émancipation. En revanche voter sans y croire (et continuer à lutter), comme à une loterie, en sachant qu’on ne gagne jamais rien, mais juste pour le plaisir du jeu et du pari impossible d’avoir du « moins pire », pourquoi pas. Je me retrouve d’ailleurs pour l’instant dans cette catégorie là.

En fait, la question du vote ou du non-vote dans le système en place est un sujet très secondaire, il est inutile de se perdre dans des querelles sans fin à ce sujet, l’important étant surtout de voir comment on lutte et on s’organise collectivement pour démanteler à la racine la civilisation industrielle, et de réfléchir par quoi on la remplace.


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