Janvier 1995, auditorium municipal de New York, 1 500 personnes. Un homme se lève, la cinquantaine avancée, habillé avec le raffinement d’un universitaire. Il prononce un discours très court, une minute à peine, puis se dirige vers un petit ordinateur IBM. D’un coup de marteau, il en brise l’écran ; d’un autre, il en détruit le clavier. Kirkpatrick Sale sourit, s’incline devant la salle — quelques applaudissements polis se font entendre au milieu du silence médusé —, et va se rasseoir. Ce geste lui a valu d’entrer dans l’histoire des critiques des technologies.
Kirkpatrick Sale est alors un journaliste peu connu ; il collabore avec plusieurs revues étasuniennes parmi lesquelles le New York Times, The Nation ou Mother Jones, et il a publié une petite dizaine de livres. Celui pour lequel il était invité ce jour de janvier 1995 traite d’un sujet qui préoccupe Sale de longue date : les ravages de la technologie sur la société. La révolte des luddites, publiée au début du XXIᵉ siècle, fait encore parler de lui aujourd’hui : une nouvelle édition vient d’être publiée par les éditions de l’Échappée. Sale y raconte, avec force détails et mises en scène spectaculaires, un épisode fondateur de la contestation du machinisme, qui a donné son nom au luddisme.
Nous sommes entre 1811 et 1813, au cœur de l’Angleterre. Cette région rurale est alors le centre de la production de textile du pays ; depuis peu, des métiers à tisser automatiques bouleversent la société. Les patrons se passent des artisans et de leur savoir-faire, qui sont remplacés par des ouvriers « isolés et interchangeables ». La naissance du « premier système de production industrielle » ne se fait pas sans heurts : partout à travers le pays, des ouvriers brisent ces métiers à tisser, et se fédèrent sous la bannière d’un personnage mythique, le « commandant » ou le « roi » Ned Ludd. Kirkpatrick Sale le rappelle : loin d’être un mouvement d’obscurantistes décérébrés, les luddites augurent une nouvelle forme de révoltes du mouvement ouvrier, qui défendent leurs conditions salariales et leur savoir-faire face à des dispositifs déployés dans le but explicite de réduire les coûts de la main-d’œuvre. Le bris des machines est une stratégie d’action, au même titre que la grève ou les manifestations. « Tout au long du XIXᵉ siècle et jusqu’au XXᵉ […] le sabotage a compté parmi les modes d’action du mouvement ouvrier », rappelle Sale.
Le livre de Sale n’est pas devenu un best-seller. À vrai dire, c’est autre chose qui a plutôt retenu l’attention d’un certain nombre d’observateurs : une interview qu’il a donné au journaliste Kevin Kelly, quelques mois après, et qui lui coûtera 1 000 dollars.
« Le sabotage a compté parmi les modes d’action du mouvement ouvrier »
Kelly travaille alors pour Wired, un jeune magazine qui s’enthousiasme pour les nouvelles technologies forgées par la Silicon Valley. Il est persuadé que la technologie est une bénédiction : il a publié, chez le même éditeur que La révolte luddite, un ouvrage sur la « nouvelle biologie des machines ». Kelly a reçu le livre de Sale en avant-première. Il l’a lu et l’a détesté. Son rejet va même plus loin : il a vécu la lecture de ce livre comme une offense contre le monde auquel il croit. Il se rend alors chez Sale, décidé à en découdre : pas de biscuits apéritifs, pas de café, pas d’amabilités — « c’était hostile, il n’y avait rien qui ressemblait à de l’objectivité journalistique », raconte Sale. La confrontation est rugueuse, et, à la lecture de l’entretien, il faut bien reconnaître que celui qui se décrit comme un néoluddite peine à développer ses arguments.
Sale s’est trouvé un nouveau hobbie : faire sécession des États-Unis
Mais Kelly est surtout venu avec une idée en tête : vers la fin de l’entretien, il demande à Sale, qui annonce dans son livre qu’un effondrement de la civilisation est imminent, à quelle date cet évènement aura lieu. Sale hésite, surpris, puis annonce : ce sera pour 2020. Kelly sort alors de son sac un chèque de 1 000 dollars, qu’il a cosigné avec sa femme, et lui fixe un rendez-vous vingt-cinq ans plus tard. Si Sale a raison, il pourra empocher l’argent.
Le deuxième round a lieu alors que le monde est traversé par l’épidémie de Covid, que Donald Trump est président des États-Unis, et que les forêts de Californie sont en feu. L’éditeur commun de Sale et Kelly doit arbitrer. Effondrement ou non ? Sale l’avait annoncé au travers de trois catastrophes : une crise économique, une crise environnementale et une guerre entre les riches et les pauvres. Sale perd le pari — l’éditeur juge que ces trois crises ne sont pas réunies car la crise économique annoncée par Sale n’a pas eu lieu. Reste que ces 1 000 dollars ont été gagnés plus durement que prévu par Kelly, bien forcé d’admettre que certaines des prophéties de Sale s’étaient bien vérifiées.
Biorégionalisme
L’essayiste est depuis retourné vivre dans sa ville de naissance, Ithaca, dans l’État de New York. Il a bien dû faire quelques concessions : un ordinateur, une télévision et même une page Facebook publique. Pas de smartphone ni de micro-ondes, en revanche. Il a tout le temps d’y parcourir l’un de ses trésors : une partie de la collection personnelle de livres d’Ernst Friedrich Schumacher, pionnier de l’écologie politique et auteur de Small is Beautiful (1973). Depuis 1995, Sale s’est trouvé un nouveau hobbie : faire sécession des États-Unis. Il creuse cette obsession en défendant le biorégionalisme, un courant intellectuel qui pense le monde selon ses frontières naturelles, et non pas administratives, dont il a contribué à fixer la philosophie dans son livre de 1985, L’art d’habiter la terre (traduit en français chez Wildproject, 2020).
Kirkpatrick Sale nous conseille de « cultiver son jardin ; de vivre avec de la poésie, des chansons, et un peu de vin de temps en temps ». © Mathieu Génon/Reporterre
« Il n’y avait alors pas de colonne vertébrale théorique du biorégionalisme ; Sale a pondu cette théorie générale, puis il est reparti aussi vite qu’il était venu », s’amuse Mathias Rollot, qui a traduit L’art d’habiter la terre et est auteur d’un Manifeste biorégionaliste (Wildproject, 2023). Les écrits de Sale ont en partie inspiré la création de la région de Cascadia, une biorégion qui aspire à faire sécession de la Californie. On retrouve là son obsession pour l’échelle humaine. L’historien des techniques Lewis Mumford, pionnier de l’écologie politique et de la technocritique, a déclaré que le livre Human scale — qui prône l’organisation des sociétés à une « échelle humaine » — permettrait peut-être d’éviter la « désintégration totale du monde ».
Dans un entretien qu’il nous a accordé par courriel, Sale se déclare toujours « sans espoir d’éviter le désastre ». En 1995, il retenait huit leçons de l’épisode luddite du début du XIXᵉ siècle. Il insiste aujourd’hui sur deux d’entre elles. La première s’inspire de la maxime du poète anarchiste Herbert Read, « pour les machines, on ne peut se fier qu’à un peuple qui entretient avec la nature un rapport d’apprentissage ». Cette maxime doit être « considérée comme un guide dans le futur, estime Sale, car on peut parier qu’aucune des personnes qui gouvernent notre monde technologique entretient un quelconque rapport avec la nature ; la plupart d’entre eux n’ont probablement jamais mis un pied en forêt ».
La deuxième leçon est que « l’édifice de la civilisation industrielle […] semble voué à s’écrouler à la suite de l’accumulation de ses propres excès et instabilités ». On devine Sale prêt à ressortir son carnet de chèques. « Je n’ai pas gagné mon pari, mais je n’étais pas loin », insiste-t-il. Quand on lui demande quelles stratégies politiques lui semblent les plus pertinentes, l’essayiste nous conseille plutôt de « cultiver son jardin, comme dirait Voltaire ; de vivre avec de la poésie, des chansons, et un peu de vin de temps en temps ».
Jeune étudiant, en 1958, il a écrit une comédie musicale avec Thomas Pynchon (devenu un écrivain étasunien majeur du XXᵉ siècle). Il était question d’un monde imaginaire dirigé par l’entreprise d’informatique IBM. Un des personnages s’exclamait : « Tout ce que nous voulons, c’est un endroit où l’on puisse échapper au regard de cette maudite machine idiote. »
La révolte luddite — Briseurs de machines à l’ère de l’industrialisation, de Kirkpatrick Sale, traduit par Celia Izoard, aux éditions L’échappée, janvier 2023, 328 p., 13 euros.