Aujourd’hui c’est mon tour.
Comme pour beaucoup d’autres, ils sont venus me chercher le matin jusqu’au pied de mon lit.
Pour un oui ou un non, pour un éventuel pas de travers, parce que vous êtes solidaire et/ou révolté vous serez pourchassé jusqu’au coeur de votre intimité.
Pour faire peur et ne rien changer à rien, partout le langage triste et binaire de la répression veut soumettre les corps et les esprits.
N’étant ni noir ni basané ni agité, je ne serai sans doute pas tué d’une balle ou étranglé, ni même battu ou insulté. La répression sait être plus subtile.
La dissuasion, la loi des puissants, la bureaucratie, la prison savent aussi contraindre et punir sans faire couler le sang.
La force de la Machine n’a pas toujours besoin d’être brutale et d’éliminer physiquement les empêcheureuses de tourner en rond.
La confiscation de biens, la menace, la censure et l’auto-censure, le sursis, l’amende, le bracelet électronique, le discrédit médiatique peuvent être plus efficaces que la mutilation au LBD ou par grenade explosive, ça touchera beaucoup de monde en faisant moins de bruit qu’un mort étouffé.
- J’ai dansé dans ma cellule de garde à vue
- Récit poétique et légèrement romancé d’un court emprisonnement à Valence
Aujourd’hui c’est mon tour.
Comme beaucoup d’autres, je vois de plus près ce monde à part qui défend un système mortifère, cette mécanique Kafkaïenne, froide et absurde, forcément inhumaine, ce théâtre d’ombre où tout devient suspect.
Après la perquisition de tous les recoins de ma vie, les menottes obligatoires, les formalités d’usage et un interrogatoire, me revoilà seul en cellule de garde à vue après un très succinct repas du soir. La Machine veut affaiblir mentalement et physiquement ses suspects, celles et ceux qui ne sont pas dans le même camp que les tyrans.
Il est encore tôt, je n’ai rien à faire ou à lire, juste de quoi penser, ressasser en boucle.
La contrainte envers les rebelles a pris des tours plus lisses que les engins de torture d’antan.
Le soleil d’été a tapé toute l’après midi sur les murs de béton, il n’y a pas de véritable système d’aération, il fait de plus en plus chaud, l’atmosphère est irrespirable, j’étouffe. Comme les manifestant.e.s aux USA et ailleurs, je ne peux plus respirer. Ce monde tel qu’il va est irrespirable. Il n’offre que la grande prison à ciel ouvert qui se resserre et les mini cellules pour les récalcitrant.e.s, les moutons noirs et les exclus. Choisissez, l’immense camp sous surveillance ou la taule à l’état brut ?
Je suis enfermé à triple tour jusqu’au matin.
Béton au sol, aux murs et sous le mince matelas. C’est propre, bien lisse, bien gris jusqu’au plafond, plus austère qu’une cellule monastique.
Je ne vais pas rester toute la nuit allongé noyé dans des pensées vaines.
Alors je me souviens que nombre de prisonniers font de l’exercice physique pour garder la forme et ne pas devenir complètement fous.
Alors je commence quelques exercices d’échauffement.
Puis je ferme les yeux, je vide la tête, et je laisse mon corps danser.
Il explore l’espace, il navigue d’un mur à l’autre, tout semble beaucoup plus grand, mystérieux bizarre.
Je suis un extra-terrestre perdu explorant un nouveau monde étrange.
Mes mains fendent l’air moite, mes pieds nus cherchent des failles, la peau de mon torse aime le contact plus frais du sol.
Il rampe comme un lézard, ses mains explorent et tapotent les surfaces.
Le son produit par le mur n’est pas partout le même, ça résonne, ça sonne creux, ça court au loin vers d’autres cellules. La porte d’acier ne résonne pas de la même manière que le mur d’en face. Je lance des sortes de SOS sourds, des rythmes primitifs pour que le béton se lézarde, pour que d’autres reclus me répondent, ici ou depuis l’autre bout du monde.
- J’ai dansé dans ma cellule de garde à vue
- Récit poétique et légèrement romancé d’un court emprisonnement à Valence
Je n’oublie pas où je suis mais je vis une autre dimension.
J’ai chaud, je m’allonge par terre en jouant des airs sur le mur, c’est mon clavier, j’invente des partitions.
La paume chaude des mains fait ventouse sur le matelas en plastique, ça fait un bruit très bizarre à chaque mouvement.
Mon visage capte la lumière du soleil couchant quand je m’approche de la lucarne placée en hauteur, je joue avec. Je monte, je descend, je me dresse le plus possible vers le ciel.
Je me suspend dans des positions pas possibles, une jambe ou un bras qui pend.
Soudain, je me retourne brusquement comme une proie alerte face à un danger.
Furtivement je pense aux personnes qui passent des mois ou des années en prison.
Je revois des images d’un film qui m’avait marqué, Birdy (1984), un homme meurtri par la folie de la guerre est accroupi contre un carrelage ou perché comme un oiseau en cage sur son lit d’asile.
Mon corps se recroqueville en boule dans un coin. Immobile. Qui suis-je ?
Puis ça s’accélère, les mains frappent le mur et me projettent dans l’autre sens.
Je ne sais pas combien de temps ça a duré, 15 minutes, 30 minutes, une éternité.
Un peu épuisé, en nage, je m’arrête, je m’allonge, j’ouvre les yeux.
Les murs sont toujours là, mais ils sont déjà moins hostiles, je me les suis appropriés un peu, je les ai apprivoisés.
- J’ai dansé dans ma cellule de garde à vue
- Récit poétique et légèrement romancé d’un court emprisonnement à Valence
Après une pause, je recommence l’exercice, cette fois les yeux grands ouverts.
Je bouge d’un mur à l’autre dans la longueur, j’écarte les bras et c’est mon front qui teste la résonance du mur.
Je marche en équilibre sur le bord de la banquette béton, avec des sauts dans le vide.
Je contemple le trou noir des WC à la turque, la seule porte de sortie.
De l’air circule un peu sous la porte métallique, je le renifle comme un noyé.
Mes cris sont silencieux.
Mes pieds se mettent à dessiner des motifs géométriques collés l’un à côté de l’autre, mon corps suit en changeant sans cesse de direction de manière aléatoire, je traverse ainsi la pièce de plus en plus vite, dans un sens et puis l’autre.
Je respire immobile, en prison tout s’arrête, mais le corps vit, vibre, il résiste.
Retour à la banquette, retour au mode standard.
Il n’y a plus qu’à attendre, qu’à rêver, qu’à faire des plans sur la comète, qu’à boire et respirer.
Et retourner bientôt dans la moiteur orageuse de la grande prison, s’y mouvoir encore plus étranger qu’avant, y avancer de biais pour gommer le décalage.
J’ai dansé dans ma cellule de garde à vue, je danserai dans les rues et dans l’eau de la rivière, car la vie ce n’est pas marcher droit au son du canon ou du pognon.
Gé, Juillet 2020, Crest
- J’ai dansé dans ma cellule de garde à vue
- Récit poétique et légèrement romancé d’un court emprisonnement à Valence
PS - Quelques explications complémentaires :
Ce texte a été publié dans le numéro papier N°15 du journal Ricochets.
Ici j’ajoute quelques précisions pour le contexte. Voir aussi ce communiqué + L’article de Ricochets intitulé « Drôme : Le média RICOCHETS visé par la répression en juillet dernier »
Le 9 juillet 2020, du fait de liens avec le média RICOCHETS, j’ai subi une perquisition, avec 28h de garde à vue, et l’ensemble de mon matériel informatique a été saisi !
La justice refuse de le rendre jusqu’au procès. Mon travail professionnel a été perturbé, et j’ai du racheter en urgence pour 1300€ de matériels.
Voici la liste du matériel saisi :
- Un gros ordinateur tour, à usage divers dont professionnel (activité d’artiste pour des performances/spectacles et la création vidéo). Avec dedans des archives de dossiers professionnels récents (films et créations vidéos) non sauvegardés ailleurs
- Un ordinateur portable
- Un petit appareil photo
- Une carte mémoire de mon gros appareil photo professionnel
- 4 ou 5 clés usb
- Le disque dur de mon vieil ordinateur
- Mon téléphone portable (le seul élément restitué, après espionnage complet)
- 3 NAS de sauvegardes professionnelles avec chacun deux disques durs
- Un SSD vierge neuf
- 4 livres des Editions Libre
- Mon agenda papier, avec mes rdv, et dedans le document indispensable pour payer une amende (heureusement j’ai pu en retrouver une copie dans ma poubelle...)
- Plus divers documents papiers (journaux, brouillons...)
Aux 1300€ de matériel s’ajouteront au moins 2300 € de frais d’avocat ! Le système puni par l’atteinte financière avant même tout jugement.
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