Peut-on mourir lors d’une intervention policière, alors que l’on divague dans la rue en proie à une crise de panique, quasi nu, sans armes ni objets pouvant en faire office ? La réponse est oui. C’est ce qui est arrivé à Kouami Godefroid Djinekou, alors âgé de 46 ans, dans la nuit du 22 septembre 2016, dans une rue située non loin du centre-ville de Béziers. L’IGPN (Inspection générale de la police nationale) avait immédiatement été saisie.
Le 3 février dernier, le procureur de la République de Béziers a procédé au classement sans suite de l’affaire, arguant que « si les policiers ont dû utiliser la force pour maîtriser Kouami Djinekou, compte tenu de son agressivité et de son état d’agitation, l’usage nécessaire de cette force était raisonné, proportionné et conforme aux techniques d’interventions professionnelles en vigueur ».
Le 13 mars, Magloire Djinekou, l’un des frères de Godefroid, et son avocat Pascal Nakache ont déposé plainte avec constitution de partie civile contre cinq policiers pour « infraction de violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner commises par des personnes dépositaires de l’autorité publique à l’encontre d’une personne vulnérable en raison d’une déficience psychique ». Une instruction a été ouverte et un autre frère, Aimé, entend lui aussi se constituer partie civile.
Dans un communiqué, la famille dit vouloir « visibiliser » cette affaire. Elle ne croit pas plus à « l’agressivité » de Godefroid qu’au caractère « proportionné » de la réponse policière. Ces deux arguments du Parquet sont mis à mal par divers éléments que Mediapart a pu collecter, notamment le récit d’un témoin direct de la scène, D. (voir notre Boîte noire).
Jeudi 22 septembre 2016, vers 4 h 15 du matin, Cénavi Djinekou est réveillée par son grand frère « Good », le surnom donné à Godefroid par ses proches, qui passe la nuit chez elle. Selon ce qu’elle consignera plus tard dans un texte de janvier 2017 écrit pour « contester les déclarations des agents de police », « Good » est très agité et parcourt l’appartement en criant : « Céna sort de là ! Au nom de Dieu, laissez-la ! Céna ! Céna ! Appelle la police ! Au secours ! »
Fragile psychologiquement, Godefroid fait régulièrement des crises clastiques – où la violence est dirigée vers des objets et du mobilier, perçus comme des obstacles. Effrayée par l’état de son frère qui « en aucun cas » ne s’en prend à elle, elle appelle la police comme il le lui a demandé. Alertés par les cris et le fracas, des voisins préviennent aussi le commissariat. Entretemps, il est descendu dans la rue, et y déambule en criant juste vêtu d’un caleçon.
D. se trouve alors sur un trottoir de l’avenue Saint-Saëns, où il fume une cigarette avec un voisin. « On l’a vu là, en caleçon, un peu paumé, l’air apeuré. Il tapait dans les murs. On s’est tout de suite dit qu’il avait pris un truc, de l’héro ou de la coke et qu’il faisait une crise de panique. Il criait “À l’aide !” mais n’était pas du tout agressif. Je me suis approché de lui pour essayer de le calmer mais il était craintif. » Joint par Mediapart, Magloire, le cadet de la fratrie, un peu plus âgé que « Good », confirme : « Oui, Good était consommateur de cocaïne et parfois repris par ses vieux démons, nous le savions. Et quand il avait une crise clastique, en général, il en avait pris. Mais il n’était pas menaçant, jamais. Et ce jour-là, il était en détresse et avait besoin d’aide. »
D. poursuit : « On a vu arriver une 407 break grise de la BAC. Ils se sont arrêtés à sa hauteur sans sortir, ont parlé avec lui et, au bout de 30 secondes, il est parti en criant “ils veulent me tuer, au secours !” Ça m’a marqué… » Selon le dossier de l’enquête, que nous avons pu consulter, le fonctionnaire installé à l’arrière du véhicule a baissé sa vitre et gazé Godefroid avec une bombe lacrymogène, expliquant avoir « vraiment cru qu’il allait plonger dans l’habitacle ». Godefroid repart et « fait des aller-retours, en criant », se souvient D.
« Je regardais, stupéfaite par ce que je venais de voir, écrit la sœur de « Good ». Puis j’ai accouru vers le véhicule, j’ai mis ma main sur la vitre et sur la portière pour pouvoir leur parler […]. La seule et unique phrase que j’ai entendue de la part du policier assis à l’arrière, est :“Dégage ! si tu n’enlèves pas ta main de là, toi aussi je te gaze !” J’étais hallucinée ! […] Je restais plantée là complètement médusée, en regardant mon frère au loin qui se dirigeait vers l’avenue Saint-Saëns. C’est la dernière fois que je l’ai vu vivant. »
L’un des policiers reconnaît avoir dit à la jeune femme de « reculer » tout « en brandissant une bombe ».
Rue Saint-Saëns, à partir de 4 h 27, d’après le rapport d’enquête, une caméra de vidéosurveillance filme la scène où trois véhicules de police (celui de la BAC, un de la police nationale et un autre de la municipale) et sept fonctionnaires au total entourent désormais Godefroid qui « court dans tous les sens », « est en sueur » et va « donner des coups dans les portes d’entrée, vitrines et véhicules sans rien dégrader », selon le témoignage de l’un des policiers présents. « Cette intervention ressemble de moins en moins à un différend familial et de plus en plus à une personne ayant un trouble de la personnalité ou ayant pris un produit psychotrope », note un autre policier.
Alors, « ils ont voulu l’arrêter et l’ont plaqué au sol à deux, raconte D. Ensuite ils se sont mis à trois dessus. Il était ventre au sol, avec une clef de bras et un genou sur la colonne vertébrale, immobilisé de tous les côtés. Il était soi-disant corpulent, mais ils n’ont eu aucun problème pour le plaquer au sol… ».
« Moi, quand j’ai des éducateurs incompétents, je m’en sépare »
Dans le rapport d’enquête, qui mentionne un autre jet de gaz avant son immobilisation, les témoignages des policiers sur cette séquence qui va durer une dizaine de minutes sont contradictoires : Godefroid est couché « sur le flanc gauche » pour l’un, « sur le dos » pour un autre, « sur le ventre » et « de trois quarts par rapport au sol » pour deux autres. Une certitude : au bout du compte, « l’individu se calme et les fonctionnaires le démenottent ».
D. n’a pas vu les menottes, mais se souvient « qu’il faisait très froid ». « J’ai eu pitié de lui et je suis allé leur proposer de lui mettre ma veste, poursuit-il. Le flic m’a dit de partir. Le gars commençait déjà à s’essouffler, il tremblait. Je leur ai dit de le mettre au moins dans la voiture, qu’il n’ait pas froid. Ils m’ont encore envoyé bouler. Au bout d’un moment, il a arrêté de crier. Ils n’ont pas bougé, sont restés sur lui en faisant un peu les fanfarons. Après 3 ou 4 minutes, l’un d’entre eux a dit : “Ah, beh, il ne respire plus…” Ils lui ont vidé une bouteille d’eau sur la tête et lui ont balancé 4 ou 5 bonnes baffes. Ayant suivi des formations de pompiers, plus jeune, j’ai proposé de faire un massage cardiaque. Ils ont refusé. Mais comme il n’avait réagi ni à l’eau ni aux baffes, ils ont commencé à lui en faire un à l’ancienne, sans bouche à bouche. »
Selon le rapport d’enquête, Godefroid est mis en position latérale de sécurité (PLS) à 4 h 42. Cinq minutes plus tard, les policiers entament un massage cardiaque. Les pompiers arrivent à 4 h 53, le Samu à 5 h 06, son décès est déclaré à 5 h 30. « J’ai vu les flics rigoler pendant que sa sœur identifiait le corps, assure D. Elle était par terre, elle criait. En sanglots. »
D. sera entendu trois jours plus tard par l’IGPN. « Le gars m’a reçu correctement, dit-il, j’ai pu dire tout ce que j’avais vu et que j’avais trouvé les policiers incompétents. Il m’a dit que c’était la procédure, qu’ils étaient obligés de le maintenir là où ils l’avaient immobilisé en attendant les pompiers. » Cité dans le rapport d’enquête, le témoignage de D. y est très marginalisé, au motif qu’il n’a « pas été confirmé par la caméra de vidéosurveillance, par les témoignages des fonctionnaires de police, ceux des voisins ou de son ami ». Une justification qui étonne : selon nos informations, une partie des images de la vidéosurveillance sont illisibles ; les policiers ne vont évidemment pas confirmer un récit qui les accable ; quant au témoignage de cet « ami », il n’apparaît pas dans le dossier…
Godefroid Djinekou souffrait d’une insuffisance coronarienne. Une expertise médico-légale réalisée en août 2019 établit que « la décompensation de cet état pathologique antérieur est d’origine plurifactorielle : intoxication aiguë à la cocaïne, contention physique prolongée au sol en décubitus ventral, exposition à du gaz lacrymogène ».
« Pour moi, ils l’ont aidé à mourir », résume Aimé, l’aîné de la famille. Responsable d’un établissement médico-social, son frère Magloire dit « bien connaître » les crises clastiques : « On intervient à deux ou trois, on se protège et on protège la personne, en lui bloquant les mains ou les pieds au besoin ; on ne l’empêche pas de respirer et on lui administre les soins nécessaires. Quand on est incapable de gérer une situation comme celle-là à sept, soit on est des incompétents, soit des gros fachos, soit les deux ! Moi, quand j’ai des éducateurs incompétents, je m’en sépare. » Et de poursuivre : « Je veux que ces policiers soient jugés et condamnés. Je ne mets pas en cause toute l’institution et je ne suis pas dans un discours victimaire ou communautariste. Mais il faut arrêter les conneries : des gens comme ça salissent l’institution, son honneur serait de ne pas les couvrir. »
La fin de Godefroid Djinekou résonne de façon troublante avec celle de Daniel Prude, cet Afro-Américain de 41 ans mort le 23 mars 2020 à Rochester, dans l’État de New York. En pleine crise due à des troubles psychologiques, il était nu sur l’asphalte lorsque les policiers, là aussi prévenus par son frère, l’ont menotté avant de lui passer une capuche sur la tête. Asphyxié malgré ses demandes désespérées qu’on la lui retire, il a fini par perdre connaissance, est tombé dans le coma et est mort une semaine plus tard. Révélée le 3 septembre dernier, la vidéo de l’épisode (ici sur le site du Parisien), a conduit à la suspension de 7 policiers et à la démission du chef de la police de Rochester.
L’affaire a aussi une résonance locale : le 8 avril dernier, à Béziers, durant le couvre-feu du confinement, Mohamed Gabsi, 33 ans, décédait peu après son arrivée au commissariat, après une interpellation de la police municipale. Victime d’un « syndrome asphyxique » révélé par l’autopsie (lire notre article). Une marche blanche à sa mémoire (voir la vidéo) et demandant « Justice pour Mohamed » s’est déroulée le 20 juin dernier dans les rues de la ville dont Robert Ménard a été réélu maire en mars dernier. L’enquête est en cours.
De son côté, la famille de Godefroid dénonce une enquête bâclée et « à charge », où « tout a été fait pour justifier l’injustifiable », résume Magloire qui égrène les failles de l’enquête. La délivrance dans les premiers temps d’un certificat de décès où le lieu de la mort de Godefroid et son prénom (transformé en un curieux « Messah »...) étaient faux – ce qui a compliqué le rapatriement de son corps au Togo où il a été enterré. Les informations erronées surestimant son gabarit pour justifier la brutalité de l’immobilisation. Les images issues des caméras de vidéosurveillance illisibles ou disparues. Les rejets de demande d’audition…
Le tout est détaillé dans le courrier que la famille va adresser au garde des Sceaux pour l’alerter : « La justice se hâte lentement, note, amer, Pascal Nakache, leur avocat. Qu’on se retrouve quatre ans plus tard à repartir sur des constitutions de partie civile, c’est insupportable. Et cela en dit long sur la façon dont les violences policières sont traitées par la justice en France… »