Hypothèse (r)évolutionnaire VII autonomie

lundi 20 mars 2023, par Buddug.

"Les indigènes des tributs Rozo et Mekeo attendent qu’un avion,
attiré par leur leurre de bambou,
atterrisse sur cette piste.
Pour eux, les avions viennent du paradis, envoyés par leurs ancêtres.
Mais les voleurs blancs, malins, ont réussi à s’en emparer
et à les attirer dans le piège du port Moresby.
« Toi aussi construit un aéroport », dit la doctrine du culte du cargo, « et attends avec foi.
Un jour ou l’autre, tes ancêtres découvriront la traîtrise et guideront les avions sur ta piste.
Et alors, tu seras riche et heureux. »
[...]
Ils ont détruit leurs villages et abandonné leur travail.
Et ils restent, à attendre, avec foi, aux portes du ciel."
Commentaire du film Mondo Cane, de 1962

De la fin du XIXe siècle à la première moitié du XXe siècle, la colonisation de la Mélanésie par les Britanniques et les Japonais a eu des conséquences sociales des plus inattendues. Les aborigènes, qui ne connaissaient ni le mode de production capitaliste ni les technologies de communication, ont développé.e.s un ensemble de pratiques appelé culte du cargo. La croyance au fondement de ce culte peut se résumer ainsi : les colons communiquent avec les Dieux par un ensemble de rituels, en échange desquels ces derniers se font livrer des vivres et des biens. C’est donc tout naturellement que les aborigènes se sont mis à reproduire leurs gestes – couper des fleurs pour les mettre en pot, faire semblant de communiquer par radio, construire des fausses pistes d’atterrissage, etc. - dans le but d’accéder aux faveurs des Dieux.

Hypothèse (r)évolutionnaire VII autonomie

Le culte du cargo est souvent analysé sous l’angle du mimétisme, comme relevant de la naïveté des aborigènes. À l’inverse de cette interprétation, et malgré les nombreuses variations qu’a connu ce culte, nous voyons plutôt en lui le fruit d’une rencontre brutale entre le système marchand et des modes de vie autonomes. En effet, si les aborigènes produisent la majorité de ce qu’ils/elles consomment, les colons dépendent eux quasi entièrement d’un système d’échange qui s’étend déjà sur la quasi totalité du globe. En n’ayant aucune connaissance de cet énorme complexe commercial, les aborigènes ne peuvent donner sens au comportement des colons qu’en rattachant ce qu’ils/elles observent à leurs expériences du sacré, fait de dons et de contre-dons.

Si l’on entend par sacré ce à quoi l’on doit un respect absolu, qui inspire crainte et déférence, l’opération de pensée menée par les aborigènes est loin d’être idiote. Quoi de plus sacré que le rapport que les colons entretiennent avec leur système marchand : l’entièreté de leur survie en dépend, ils cherchent à convertir l’ensemble des populations qu’ils rencontrent à ses vertus et leur situation même de colon, leur présence sur ces lointaines îles d’Océanie, sert les intérêts de ce système. Même s’ils en ont pas conscience, ils sont les prêtres d’un culte rendu, non au cargo, mais au capitalisme.

En mélangeant leurs conceptions du sacré à celui des colons, le mimétisme des aborigènes en dit autant sur elles/eux – sur leur fascination pour les colons – que sur notre monde colonial. Il nous dit toute l’extravagance de notre vie matérielle, qui fait appelle à un système aussi tentaculaire qu’incompréhensible, fait de lois économiques, de choix politiques et de hasards ; qui nous rend spectateur et spectatrice d’un improbable télé-shopping planétaire. Il nous révèle, par effet de miroir, l’entière dépendance que nous avons vis-à-vis d’un système qui nous dépasse et dont on espère - par le mérite et l’effort – tirer quelques avantages. Loin des pratiques collectives des autochtones, des lieux qu’ils/elles honorent et des Dieux qu’ils/elles louent, le sacré des colons fait écho à une organisation sociale désincarnée, un vaste système de récompenses et de contraintes.

Ce qui est vrai pour le début du XXe siècle l’est encore plus aujourd’hui. La guerre en Ukraine a bouleversée l’ensemble de l’approvisionnement alimentaire mondiale. La pandémie de la COVID-19 a impactée l’ensemble de la circulation des biens. Et comme nous sommes entièrement dépendant.e des marchandises fournies par l’économie capitaliste, le moindre de ces dérèglements impacte notre capacité à subvenir à nos besoins les plus élémentaires. Au final, nous sommes comme les colons, à quémander les offrandes d’un improbable cargo.

Peut être serait-il temps de rompre le culte, d’arrêter de dépendre de choses qui nous dépassent ? De vivre à notre échelle, par nos propres moyens ? L’ampleur du désastre écologique et social que nous vivons nous pousse à justement requestionner ces liens de dépendance. Si nombre de contemporain.e.s sont favorable à certaines formes d’autonomie, nous ne faisons aucun pas dans cette direction. Certes, de plus en plus de personnes choisissent de vivre de manière autonome. Certes, on ne cesse de vanter les mérites des productions locales. Mais quand on regarde les faits, force est de constater que nos modes de vie sont tous les jours un peu plus dépendants.

Notre incapacité à sortir de l’emprise du commerce international a plusieurs explications : les élites politiques lui sont très majoritairement favorable, la concurrence interétatique incite à cette dépendance, enfin, nos imaginaires sont colonisés par les logiques de la mégamachine. Autrement dit, nous ne savons plus quoi faire d’autre qu’espérer la venue du cargo.

La révolution émancipatrice que nous appelons de nos vœux cultive l’autonomie matérielle la plus directe, prend en charge collectivement les questions pratiques mais aussi, et surtout, nourrit la dignité de vivre selon nos propres moyens et donc nos propre règles. Cultiver la terre, s’assurer d’un toit, prendre soin les un.e.s des autres, faire cela de la manière dont on l’entend collectivement, peut être n’avons nous pas besoin de chercher beaucoup plus loin la possibilité d’un avenir autre.

"On ne peut rien concevoir de plus grand pour l’homme
qu’un sort qui le mette directement aux prises avec la nécessité nue,
sans qu’il ait rien à attendre que de soi,
et tel que sa vie soit une perpétuelle création de lui-même par lui-même."
Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Simone Weil


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