Le pouvoir n’est ni une idée, ni un phénomène sociale inhérent à la « nature humaine ». S’il peut être présent en chaque endroit de la société, s’il peut s’exprimer au sein des relations les plus anodines, il n’acquière sa pleine force de contrainte qu’au sein des institutions qui garantissent sa pérennité. L’État, le Capitalisme et la société technicienne peuvent ainsi être vue comme des manières de structurer le pouvoir d’une minorité de personnes sur la majorité. Reprenant le terme de l’historien Lewis Mumford, Fabian Scheidler appelle cette dynamique : mégamachine.
La mégamachine n’est pas l’extension pure et simple de certaines découvertes techniques, ce n’est pas non plus une manière bien définie d’organiser la société, mais plutôt l’ensemble de ce qui est mis en place par les élites – politiques, économiques, culturelles – afin de se maintenir au pouvoir, de le renforcer et de le transmettre à leurs héritier.e.s. Selon nous, il est essentiel de clairement identifier ce à quoi les forces d’émancipation s’opposent, sans quoi celles-ci risqueraient fort de reproduire ce qu’elles combattent sans même s’en rendre compte. Identifier la mégamachine comme étant l’ennemi offre plusieurs avantages.
Tout d’abord, tenir en un même mouvement et de manière cohérente ce qui peut sembler au premier abord éparse. Ensuite, déduire de cet enchevêtrement de dominations des conséquences stratégiques. Les trois types de pouvoir cité plus haut s’alimentent mutuellement dans une dynamique globale de renforcement du pouvoir des élites. Se saisir d’un seul élément pour modifier ou rectifier les autres, supplanter l’un par l’autre ou encore les orienter tous les trois dans une direction autre que l’accroissement du pouvoir : toutes ces options sont illusoires, nulle émancipation réelle n’est envisageable au sein de cette mécanique. Elle constitue l’ennemi fondamental des peuples gouvernés et de la possibilité même d’un avenir terrestre.
De cette hégémonie découle logiquement une condamnation de la majorité des perspectives révolutionnaires traditionnelles, que ce soit la dictature du prolétariat ou encore la « révolution par les urnes » de La France Insoumise. Comme l’illustrent les désastreuses révolutions communistes du XXe siècle, ce n’est pas en passant de contre-pouvoir à pouvoir que les forces d’émancipation peuvent espérer vaincre. Cette dialectique ne peut mener qu’à la perversion des intentions premières, qu’à se faire absorber par ce que l’on combat. S’il y a possibilité d’émancipation, elle réside dans la construction d’autres, d’à côté et d’au-delà de la mégamachine. C’est en de telles dynamiques que nous portons nos espoirs, et la suite de nos réflexions.
C’est une machine,
vivante, il est vrai, et composée de rouages humains ;
mais elle marche devant elle, comme animée d’une force aveugle,
et pour l’arrêter, il ne faudra rien de moins que la puissance collective,
insurmontable,
d’une révolution.
Élisée Reclus, L’évolution, la révolution et l’idéal anarchique