A l’heure de l’économie de guerre et du réarmement à coup de centaines de milliards, un article essaie d’envisager d’autres types de forces armées que les grosses machines centralisées.
Pour se prémunir des Etats bellicistes et surarmés et les dissuader d’attaquer, former l’ensemble de la population aux techniques de guérillas, conjuguer défense ultra-locale autonome et coordinations plus centralisées à plus grande échelle ?
Cet article tente de répondre à des questions difficiles et lancinantes.
La quasi totalité des Etats ne veulent pas former et armer les populations aux techniques de guérillas, ils préfèrent tout contrôler via des armées hiérarchisées et centralisées classiques, car ils redoutent que des formations de guérilla soient utilisées aussi pour des insurrections internes et favorisent l’autonomie des peuples et leur volonté de se libérer des Etats.
Guerre : entre bellicisme et pacifisme, une voie est-elle encore possible ? - ou comment s’orienter dans le brouillard
Guerre : entre bellicisme et pacifisme, une voie est-elle encore possible ?
Peut-être que la question de la guerre est mal posée et qu’il faut poser celle, médiane, dialectique, de la dissuasion matérielle et psychologique. Tchouang-tse dit quelque part que l’arbre le plus laid, le plus noueux, le plus poisseux, le plus tordu est le dernier à rester debout dans les bois : inutile, rustre, frustre, il n’attire pas l’attention de la scie, qui se casserait dans les nouages, et préfère faire des planches avec des troncs bien droits et bien lisses. Se demander, lorsque l’on a des adversaires, moins comment les vaincre que les dissuader est peut-être la voie étroite entre l’institution et la destitution, l’anticipation-conjuration plutôt que le choc. Dans le texte que nous publions ce lundi, l’auteur se demande ce que serait une « défense communaliste », une forme de guerre non centralisée, non étatisée, autonome et, pourtant, efficace. Bien entendu, il n’existe pas d’État-Major du communalisme, pas de chef de guerre existant en acte et susceptible d’organiser une telle défense dissuasive communale, ces réflexions constituent une image intéressante d’une possibilité de belligérances vernaculaires alternatives aux grosses machines de guerre disciplinées, que les appareils d’État se subordonnent pour projeter sur le monde sa drôle de Raison.
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Le premier principe de finalité stipule que le but de la force doit être, dans une société libre et égalitaire, de protéger, de sécuriser, de faire en sorte que les habitants d’un lieu ne vivent pas dans la peur ou dans l’oppression d’agresseurs venus d’ailleurs ou habitant parmi eux. L’armée ou la police sont, de leur côté et comme Deleuze peut le généraliser, des “machines de guerre”, [1]c’est-à-dire des organisations disciplinaires organisées de manière à maximiser leur puissance sur le monde ainsi que leur capacité à contraindre et gagner des confrontations. Plus que tout autre type d’organisation, ses membres s’aliènent en s’insérant dans un système hiérarchique strict afin de faire gagner en puissance la structure. Ces machines de guerre sont apparues à différents endroits de la planète, utilisant les technologies disponibles de leur époque pour exercer un contrôle sur un territoire et une population donnée, sur lequel elles ont pu prélever des taxes pour assurer leur reproduction. Elles se sont progressivement dotées d’une administration, l’administration d’Etat, avec laquelle elles ont entretenu des relations, qui ont pu varier au cours du temps, de codépendance, de domination, d’obéissance ou de confrontation. De nos jours, ces machines de guerre existent principalement sous la forme d’armées étatiques ou de polices, même si d’autres types d’organisations peuvent exister comme c’est le cas avec les groupes armés du Moyen-Orient, d’Afrique et d’Amérique du Sud, les mafias, ou les narcotrafiquants. Il est à noter que ces derniers groupes apparaissent souvent en l’absence de machine de guerre étatique, comme si notre époque où les techniques disciplinaires sont connues et répandues devait nécessairement voir apparaître de telles organisations si elles n’existent pas déjà. Cette réalité implique de développer des stratégies pour leur résister, ou du moins réduire leur pouvoir de soumission.
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Il faut donc se demander comment concevoir une machine de guerre capable de défendre sans pouvoir opprimer. Historiquement, cela a été accompli de plusieurs manières, que ce soit par la réglementation de l’armée, par l’instauration d’une religion ou d’une idéologie pour stimuler le loyalisme de ses membres, ou encore par la présence d’une machine de guerre plus puissante encore comme c’est le cas de l’armée vis-à-vis de la police. Néanmoins, ces processus sont toujours limités dans la mesure où, si la machine de guerre dominante d’un espace se retourne contre une administration non armée ou un peuple, il n’y a par définition personne qui peut l’en empêcher. Le meilleur moyen de prévenir le retournement de cette force est donc de lier en profondeur ses aspirations à celles de la société qu’elle est censée défendre. Ces desseins, espoirs et volontés peuvent varier mais tournent la plupart du temps autour de la paix, la stabilité, la tranquillité permettant de se concentrer sur d’autres aspects de la vie que le conflit. Ces ambitions ne sont pas forcément partagées si le pouvoir militaire est monopolisé par un petit groupe qui peut alors être tenté d’opprimer la majorité. Il convient donc que l’armée et la police soient représentatives du peuple, d’une manière ou d’une autre.
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Au travers de l’histoire, tout porte à croire que la professionnalisation de l’armée et de la police, leur réserve à des soldats de métier obtenant des privilèges en échange de leur soumission à un pouvoir central aujourd’hui disciplinaire, est la marque des tyrannies d’hier et des totalitarismes modernes, d’un pouvoir central fort et s’opposant à la majorité. Comme l’explique Claude Nicolet dans Le métier de citoyen dans la Rome républicaine “Même si à Rome le type de combat aristocratique, pratiquement réservé à un groupe fonctionnel et héréditaire, a existé à l’origine, nous n’en avons presque pas conservé de traces. Au contraire, la tradition insiste fortement sur des thèmes qui vont devenir, dans l’idéologie officielle comme dans le subconscient du Romain, de véritables obsessions. Pour elle le Romain (tout Romain) est avant tout un guerrier, ou plutôt un soldat, c’est-à-dire moins un combattant avide d’exploits individuels qu’un citoyen discipliné incorporé dans une machine dont la redoutable efficacité provient de sa cohérence.”
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Cette hybridation entre un commandement centralisé et des effectifs gérés localement semble être le bon compromis pour assurer une défense coordonnée, tout en ne déléguant pas à un appareil administratif le seul exercice de la violence.
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Le deuxième est un principe d’efficacité. S’il est nécessaire de diminuer la contrainte que peut exercer la constitution d’une force dans un lieu donné, il serait naïf d’en sacrifier l’efficacité pour en limiter les effets néfastes, dans la mesure où la communauté se livrant à une telle option s’expose à une attaque d’une organisation disciplinaire extérieure qui déboucherait sur une oppression encore plus importante. Cette question est essentielle car ces systèmes de défense décentralisés ou semi-décentralisés, s’ils permettent une émancipation démocratique, ne peuvent être sérieusement considérés que s’ils permettent effectivement de remporter des victoires militaires contre des organisations armées étatiques ou non étatiques les attaquant. Dans le cas contraire, la démocratie et la liberté seraient de courte durée car rapidement remplacées par une organisation disciplinaire oppressive mais victorieuse sur le champ de bataille.
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Aux organisations disciplinaires organisées sous forme d’armée s’est toujours opposée, au travers des millénaires, la tactique connue aujourd’hui sous le nom de guérilla.
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Une des plus anciennes descriptions écrites de la guérilla remonte à Sun Tzu dans l’art de la guerre, où il vante les mérites d’une forme militaire qu’il compare à l’eau, souple et décentralisée, ce qui la rend résiliente aux coups de ses adversaires qui n’ont plus de centre à attaquer.
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Les Mapuches, quant à eux, n’ont pas de telle organisation centralisée, étant plutôt organisés en petits groupes partageant un ancêtre commun, les lofs, qui pouvaient s’associer en temps de guerre contre un ennemi commun. Il ne fut donc pas possible aux Espagnols d’y adopter les mêmes tactiques militaires de destruction rapide de la proto-administration disciplinaire centrale pour établir leur domination avant que les autochtones n’apprennent à maîtriser leurs technologies de guerre ainsi qu’à s’accommoder aux nouvelles maladies rapportées d’Europe. Le statut quo qui se dessina alors, parsemé de luttes, d’alliances, et d’échanges au fil des siècles, dure encore de nos jours.
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Il est remarquable que le pouvoir central espagnol, acculé, aie délégué le commandement militaire à des chefs locaux pour des raisons d’efficacité, donnant des arguments aux défenseurs de la position qu’une armée centralisée et disciplinée n’existe nullement pour augmenter l’efficacité militaire mais pour défendre un pouvoir disciplinaire centralisé. Ils auraient rédigé sous la contrainte ce que Carl Schmitt appelle une “théorie du partisan”, à savoir un manuel militaire ayant pour critères « l’irrégularité » et « le haut degré de mobilité du combat actif ».
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Pendant toute son œuvre, Chaliand soulignera l’importance de remporter le cœur des populations locales dans le cadre de guerres non conventionnelles asymétriques. Il attribuera par exemple l’échec des guérillas latino-américaines menées par Che Guevara à sa tactique du “foco”, ou foyer combattant, qui présupposait qu’il suffisait de créer des foyers de guérilla pour que la population locale les suive par intérêt de classe et s’engage dans le combat dans un effet boule de neige. La négligence de la propagande idéologique et politique marxiste-léniniste auprès des concernés, découlant de cette vision de la confrontation, aurait conduit à l’isolement des guérilleros et à leur défaite. A l’inverse, il attribue la victoire des luttes anticoloniales de la deuxième moitié du XXe siècle à l’idéal partagé par la grande majorité des populations opprimées de se libérer du joug de l’organisation disciplinaire impériale en place
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De son côté, le gouvernement mexicain tentera de mater l’insurrection par la combinaison de programmes sociaux contre-insurrectionnels et de groupes paramilitaires afin d’isoler l’EZLN de ses soutiens civils, ce qui se révèle efficace sans parvenir à tuer le mouvement zapatiste. C’est à la suite de l’échec de sept ans de négociations avec le gouvernement central mexicain que le mouvement zapatiste s’engagera pleinement dans la constitution d’une autonomie indigène zapatiste
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Comme ce sont les communautés locales, et donc les GAL, qui abritent les bases d’appui zapatistes, c’est à dire les principaux soutiens militaires du mouvement, on peut conjecturer que cette nouvelle organisation, en plus de ses vertus démocratiques, permet de mieux répondre à la menace des cartels en relocalisant les centres de décision à un niveau encore plus local
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C’est ce même jeu d’alliance auquel se prêtent les Ukrainiens, dont la bravoure et la résistance ont été et sont toujours appuyées par l’étranger pour résister à la machine disciplinaire de l’état central Russe. Et, tout comme les Kurdes, ils sont obligés de jouer avec les intérêts contradictoires et mouvants des puissances avec lesquelles ils s’allient. Néanmoins, s’il est évident qu’il est préférable de s’affranchir de telles contraintes, il vaut mieux à court terme en jouer que de s’avouer vaincu. La stratégie d’autonomisation qui semble s’imposer dans ce type de situation est de jouer l’équilibre des puissances à court terme, tout en construisant des forces autonomes pour construire un futur où de telles alliances seront de moins en moins nécessaires.
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Il est à noter que l’efficacité de ces différentes organisations, guérilla, armée centralisée ou milicienne n’est pas intemporelle ni universelle. Tout en ayant des caractéristiques constantes, elles sont influencées par le système politique en place ainsi que par le type d’armement d’un lieu et d’une époque.
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Le type d’armes influence également la chaîne logistique des composants nécessaires à leur fabrication, les compétences requises pour les assembler et la complexité des machines. Si l’on pouvait facilement trouver le métal, les forgerons, et les forges nécessaires à la fabrication des épées antiques et médiévales sur toute la surface de la planète, tout comme le soufre, le salpêtre et le charbon pour synthétiser la poudre traditionnelle ainsi que les composants chimiques des explosifs modernes, il est en revanche plus difficile de se procurer les matériaux, machines de précision et compétences techniques nécessaires à la fabrication des armes modernes.
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Les drones, caméras, fusils automatiques et lance-roquettes ont ceci de particulier qu’ils requièrent des usines pour les fabriquer, et organisations humaines pour les faire fonctionner, mais ces organisations n’ont pas besoin d’être gigantesques ni uniques, ce qui les rend plus disponibles à l’échelle locale. Ces armes peuvent même être fabriquées localement par des coopératives. Une fois acquises, elles peuvent être stockées, entretenues et utilisées de manière autonome. De plus, si leur dissémination incontrôlée est dangereuse car elles peuvent alors être utilisées pour des activités criminelles, elles ne font pas courir de risque existentiel aux sociétés humaines comme les armes bactériologiques, chimiques ou nucléaires. Ceci combiné à leur petite taille - rendant leur circulation plus aisée - en fait les armes les plus efficaces pour les milices et guérillas du XXIe siècle. Comme vu précédemment, elles peuvent être utilisées de manière chaotique et incontrôlée, faisant planer un risque constant d’apparition de milices ne représentant que leurs intérêts et finissant bien souvent par oppresser, ou bien distribuées équitablement sur le territoire dans un cadre contrôlé par une autorité militaire démocratique à des citoyens-soldats selon le modèle Suisse.
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voir aussi : L’histoire de Lastivska, activist anarcho-féministe ukrainienne sur le front - Un reportage de Solidarity Collective - Lastivka est ukrainienne, activiste, squatteuse, anarchiste, féministe et pratique la samba. Depuis 2022, elle a rejoint le front et est aujourd’hui commandante d’une unité drone.
Dans ce reportage du Solidarity Collective, vous apprendrez :
Comment la création de communautés autonomes, auto-organisées et horizontales a pu influencer la réalité de la résistance armée.
Quelles missions ont été les plus difficiles pour elle.
À quels défis sont confrontés les combattants au bout de 4 années de guerre.
Ce à quoi les activistes occidentaux doivent se préparer.
L’existence, ou non, d’un fossé entre les espaces civils et militaires.