Fonder et conserver l’ordre

Récits de quelques comparutions immédiates de Gilets jaunes

samedi 26 septembre 2020

« Longtemps, un des privilèges caractéristiques du pouvoir souverain avait été le droit de vie et de mort » Michel Foucault, La Volonté de savoir.

Fouille au corps. Carte d’identité. Fouille des sacs. Puis nous y voilà enfin. Passage par l’accueil pour vérifier le bon numéro de salle. Escalator. Salle d’audience du deuxième étage, « à côté de la chambre ou l’on juge les attentats de Charlie Hebdo » nous précise-t-on. Lundi après-midi, 9 Gilets jaunes passaient en comparution immédiate. Dans le même temps, les journalistes de cour annonçaient, sans broncher, 2500 manifestants lors du samedi 12 septembre marqué par la « rentrée du mouvement des Gilets jaunes ».

Comme des automates, ils poursuivaient et jetaient des mots les uns après les autres : « 2500 manifestants ont pris place près de l’avenue Wagram. Un nouveau samedi émaillé de violences. A noter qu’il y eu 250 interpellations et que 96 verbalisations ont été réalisées ». Sans broncher les journalistes les uns après les autres annoncent publiquement que 10% d’une population manifestante vient d’être arrêtée. Fonctionnement normal d’un champ journalistique amorphe où la règle principale est de jouer un jeu auquel seuls eux croient. Ce lundi 14 septembre plusieurs Gilets jaunes étaient là, venus soutenir leurs camarades. Nous y étions aussi pour documenter les mécanismes concrets du domaine d’exception qui caractérise les procès en comparution immédiate. Dans cette mesure nous espérons (si cela était nécessaire) décrire et laisser une trace de l’extension de l’état d’exception qui s’empare des mouvements sociaux, si bien qu’il est désormais impossible « de distinguer l’exception de la règle [1] ». Il y aussi une nécessité politique à décrire ces audiences pour mieux être préparé à les affronter.

Ce qui compte c’est la question pas la réponse

Six des neuf prévenus, déférés au tribunal après plus de 24 heures de garde à vue se sont vus appliquer « la procédure du délai de 20h ». Cette procédure a, en principe, pour objet de garantir qu’un prévenu soit présenté à un magistrat dans un délai de vingt heures après la levée de sa garde à vue afin qu’il soit statué sur son sort. Si ce délai n’est pas respecté le prévenu doit immédiatement être remis en liberté, qu’il ait ou non été jugé. Dans les faits, les magistrats se contentent de « rompre » artificiellement ce délai de 20h en faisant extraire les prévenus des geôles pour quelques minutes. Au cours de la procédure du délai de 20h « étant le défenseur des libertés publiques je dois m’encourir de vos conditions de détention » dit le président du tribunal qui n’en est pas à son dernier « bon » mot de la journée. Six des neuf prévenus se voient alors poser deux questions : « avez-vous eu à manger lors de votre détention ? » et « est ce que votre détention se passe bien ». S’il est toujours assez étrange de voir un homme apprêté et parfumé demander à des détenus menottés, privés de liberté qui viennent de passer plus de 48 h en garde à vue « si tout va bien », c’est pour la première réponse qu’il s’illustre de son mépris. A cinq reprises, les Gilets jaunes dans le box des accusés précisent qu’ils n’ont pas eu à manger depuis dimanche soir (il est 14 h 20). « Mais ce matin vous avez eu du jus ? », « Oui » répondent les accusés, « Bon et bien ça suffit alors ». Surpris par la réponse du juge l’un d’entre eux s’étonne, le juge renchérit de plus belle : « Je suis obligé de vous poser la question pas d’avoir une réponse ». Ce moment quoi qu’anodin permet de reconsidérer la Justice pour ce qu’elle est au concret. Une institution qui soumet à son application des textes « en vigueur sans rien signifier pour autant [2]. Ce qui compte c’est l’intention, l’intention de faire croire et se faire croire qu’il existe une loi universelle. La réalité n’est pas à chercher dans l’intention mais dans la peine, rappel brutal du fonctionnement normal d’une institution chargée de conserver son ordre.

Une enquête sans limite

Tableau de synthèse des conditions de renvoi et des procédures immédiates du lundi 14 septembre. [3](Cliquer sur ce lien pour afficher le tableau en meilleure qualité)

Parmi les 9 prévenus, 7 demandent le renvoi de leur audience de jugement : encouragés par le président de séance, « dans son infinie sagesse le législateur a jugé de bon de prévoir une procédure de renvoi pour préparer votre défense », plus loin il affirme « certains disent qu’en comparution immédiate il y a plus de chance d’être condamné, réfléchissez bien ». Plusieurs fois, le président du tribunal fera appel « à la Science », notamment lorsqu’il convoque « les sociologues de la criminalité qui soulignent qu’il y a un effet délétère dans la société à réaliser des remises de peines et à infliger des peines trop faibles, ça ne guérit pas au contraire ça empire ». Au cours des demandes de renvoi, ne sont convoqués que les éléments qui garantissent la représentation du prévenu principalement : le logement, un travail, et « la dangerosité représentée par l’intéressé » en fonction de son casier et des chefs d’inculpation. 5 Gilets jaunes ont un casier vierge ou quasi vierge (c’est le cas de Nicolas, 3 mentions pour des délits mineurs). Pour évaluer les conditions du renvoi (détention, contrôle judiciaire), le magistrat ne se prive pourtant pas de convoquer les faits « et donc pourquoi vous jetez des pavés ? », « vous jetez un mouchoir sur les policiers pendant une période de Covid, vous n’êtes pas cinglé », « pourquoi vous cassez monsieur », et pour finir « visiblement monsieur vous n’allez pas manifester vous venez à Paris pour faire le zouave ». La présentation des dossiers, comme souvent, tourne au jugement sur un coin de table des faits laissant toute sa place au mépris de classe du juge pour s’exercer. Confronté à l’absence d’un dossier sérieux, les 5 Gilets jaunes, qui disposent d’un logement et d’un travail, sont quand même interdits de paraitre dans le 17e arrondissement « le lieu de votre interpellation » et dans le 8e arrondissement « c’est pour vous éviter de vous retrouver sur les champs Elysées », aveu net de l’intention politique de la sanction. Le procureur venait en effet de prononcer ces mots : « Je défendrai toujours le droit de manifester, toute profession a ses gilets jaunes, les avocats en ont, les médecins en ont (…). Je voudrais souligner l’importance des décisions prises aujourd’hui car elles vont être scrutées, le mouvement est latent, il y a plein de personnes bouillonnantes prêtes à reprendre les armes, il faut être dissuasif et ça passe par des peines sévères. Nous sommes le dernier rempart, si le pilier de la justice s’effondre ça ouvre la porte à je ne sais quel type de débordements. Et il ne faut pas que le mouvement reprenne, qu’on retrouve ce qu’on a vécu depuis un an. »

Les militants sont également tenus de pointer chaque semaine dans un commissariat. Le contrôle judiciaire tend à prolonger l’enquête dans un temps indéfini, « un interrogatoire qui n’aurait plus de terme [4] » dirait Foucault. Cette convocation hebdomadaire à la police permet de matérialiser aux corps des futurs condamnés cette mise en observation continuelle de leurs faits et gestes.

« La région la plus sombre de l’appareil de justice » : la prison pour les militants

4 condamnés sur 9 dorment actuellement à la Santé ou à Fresnes. Adrian, qui ne parlait pas français a tenté de se défendre « Monsieur, moi SDF, je travaille au marché ». Les assauts policiers répétés au cours de la journée de samedi ont en effet amené des cortèges à traverser la porte de Champerret et son marché qui s’y tient chaque samedi. Adrian est arrivé il y a une semaine en France, sans domicile fixe et sans emploi il a été raflé samedi par la police au hasard sur le marché, alors qu’il y travaillait vraisemblablement, un travail rémunéré en liquide et souvent réalisé par des étrangers car très mal payé. « C’est une erreur monsieur le juge disait-il ». L’évaluation de ces conditions de renvoi durent approximativement entre 3 et 5 minutes. La décision tombe, c’est la prison et un procès dans un mois. Un élément de plus qui rappelle que la question du droit des étrangers est littéralement dénuée de sens, il est un espace ou tout est possible, l’incarcération d’un homme pris au hasard car un jour il était là.

Jérémy est soumis à son tour aux mêmes contraintes. Après avoir perdu l’usage de sa main pendant une manifestation des Gilets jaunes, son casier fait l’objet de plusieurs mentions. C’est surtout le corps physique de l’intéressé qui semble obséder le juge : « vous n’avez pas un look de petit maigrelet, on voit bien que vous êtes assez tonique, on imagine ce que sont les rebellions avec vous », « vous avez cassé des serflex, c’est du jamais vu ça monsieur ». Disposant d’un BEP, Jeremy doit se justifier de ne pas avoir continué ses études « ici vous savez on aime bien qu’on continue ses études, qu’on ait un BEP puis un CAP, puis un BAC puis qu’on fasse des études supérieures ». Le juge revient une nouvelle fois sur son comportement politique « monsieur pourquoi vous jetez des pavés, pourquoi vous frappez des policiers ? ». Tentant de se défendre Jérémy dit simplement aller aux Gilets jaunes pour dire son mécontentement, coupé par le magistrat ce dernier rétorque « mais vous pouvez faire ce que vous voulez, lire Montesquieu ou Saint Augustin, vous ne devez simplement pas agresser des agents de police ».

Deux Gilets jaunes encore écoperont de prison ferme qu’ils réaliseront à leur domicile. Tous deux ayant déjà pénétré les murs d’un institut pénitencier pour des petits vols ils sont soulagés et remercient vivement le juge « Merci je recommencerai plus » s’écrit Pierre. « Bien » s’enorgueillit le magistrat, sur son visage on peut lire la satisfaction de voir ces deux militants aux corps disciplinés et matés par « son implacable fermeté ». Comme une évidence économique d’une pénalité qui se monnaie contre plusieurs mois de prison, à domicile ou dans un institut pénitencier, la justice a définitivement inclus les militants politiques dans ses jugements d’exception. Partie intégrante de son fonctionnement « normal », l’état d’exception « tend à se confondre avec la norme même [5] » et dans le même temps devient la norme à laquelle doivent se confronter les militants qui prennent au sérieux la question politique.

Loïc Bonin

Relecture : Léa Gautier

P.-S.

[1] Agamben Giorgio, Homo Sacer, Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997, p. 75.

[2] Benjamin Walter, Scholem Gershom, Théologie et Utopie. Correspondance 1932-1940, édition de l’Eclat, 2011.

[3] Les prénoms ont été modifiés

[4] Michel Foucault, Surveiller et Punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 264.

[5] Ibid. G. Agamben, p. 181.


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