Face à l’extrême droite qui porte un puissant cauchemar, il nous faut rêver grand, très grand, et très à gauche

Etendre et affirmer une gauche anticapitaliste décomplexée

vendredi 31 octobre 2025

Pour contrer l’extrême droite, il nous faut rêver grand

En réaction au succès de l’article de Rob Grams consacré à ce que Marine Tondelier incarne politiquement – une écologie bourgeoise essentiellement compatible avec le macronisme – des centaines de ses partisans sont venues nous accuser de “faire le jeu de l’extrême droite”. Face au péril du RN, très haut dans les sondages, l’extrême-droitisation du débat public et, c’est nous qui l’ajoutons parce que ces gens le passent généralement sous silence, le déjà-là fasciste en France, il faudrait faire bloc “à gauche” et s’abstenir de toute critique sur la complaisance de certains de ses candidates et candidats avec le capitalisme ou la pensée dominante. J’irai droit au but : je pense tout l’inverse.

Je crois que cet argument, utilisé parfois de mauvaise foi pour nous silencier, parfois de bonne foi face à une inquiétude réelle, doit être retourné : c’est parce que le fascisme est présent tout autour de nous qu’il faut redoubler d’exigence envers ce qu’il est convenu d’appeler “la gauche”. Ce terme regroupe en théorie les partisans de l’égalité, de la liberté et de l’acceptation des différences mais dans les faits des partisans du capitalisme et des gens qui pensent qu’il faut en sortir. Le meilleur antifascisme possible c’est l’existence d’une gauche anticapitaliste décomplexée, qui ne s’excuse pas de l’être, qui décrit le réel dans des termes clairs, qui n’a pas peur de dire “bourgeois”, “capitalisme”, “colonialisme” et “patriarcat”, et qui prône une rupture avec le désespérant système actuel. Si l’on se replie au contraire sur un consensus mou autour du plus petit dénominateur commun, si l’on ne propose que des micro-mesures ou pas de mesures du tout, pour espérer ne pas se marginaliser dans un débat public tiré artificiellement mais efficacement à droite, alors nous disparaitrons. Face à l’extrême droite qui dessine un puissant cauchemar, il nous faut rêver grand, très grand.
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Pour ramener la fenêtre d’Overton à gauche, c’est basique mais pas grand-monde ne le fait, il faut, au moins, tenir ferme sur ses positions et, au mieux, investir des idées et des mesures encore plus à gauche.
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l’extrême droite se nourrit de l’idée que rien ne changera jamais. Que notre société fait du surplace, voire régresse, et que le capitalisme est l’horizon indépassable de l’humanité. Ce que le théoricien Mark Fisher appelle le “réalisme capitaliste”, cette idée selon laquelle il est plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme, permet à l’extrême droite de proposer, elle, un ersatz de changement : “Au moins, si c’est Marine Le Pen qui passe, il se passera des choses.” Vous avez sans doute déjà entendu cette phrase. Elle est inconsciente, irresponsable et terrible, mais elle correspond à des pensées que des gens ont. L’extrême droite trumpiste a provoqué de l’évènement, nous dit Renaud-Selim Sanli dans le passionnant numéro de la revue Trou Noir consacré aux “pulsions fascistes” : “C’est à l’aune de cette perception d’un changement possible que peut être compris le fascisme contemporain : le retour d’une volonté de changement au sein d’un sentiment généralisé de « manque de volonté ».” Et c’est d’autant plus simple que le changement proposé par l’extrême droite vient puiser dans un imaginaire déjà existant : celui de la nostalgie du passé.

Il est beaucoup plus difficile d’incarner la possibilité d’un changement vers un futur désirable parce que le réalisme capitaliste a précisément anéanti l’idée d’un futur possible, hormis celui subi et incontrôlable, nourri par l’idée que l’IA va détruire le travail, que le changement climatique va nous engloutir, etc. : des futurs où nous aurions, en tant qu’humanité, la main, sont nettement moins faciles à concevoir dans les conditions actuelle d’atrophie de notre imaginaire politique par l’idéologie dominante et ses canaux médiatiques.

Face à l’extrême droite qui porte un puissant cauchemar, il nous faut rêver grand, très grand, et très à gauche

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Le rôle historique du mouvement ouvrier, qui s’est appelé socialisme ou communisme, c’était d’affirmer la possibilité d’un futur où c’est bien l’humanité qui décide, et pour elle-même, en reprenant les rênes de sa vie à ceux qui les détiennent : la classe possédante et ses satellites. Cette mission n’est plus assurée par une partie de celles et ceux qui se disent de gauche, et c’est très grave. En disant que parler du capitalisme c’est du “branlage de nouille”, Marine Tondelier évacue cette question. Elle est évidemment loin d’être la seule à le faire : au pouvoir, c’est d’abord le Parti socialiste et l’ensemble des gauches sociales-démocrates en Europe, mais aussi aux États-Unis via le parti démocrate, qui ont mis en scène l’idée qu’il n’y avait qu’une seule politique possible : “l’économie n’est ni de droite ni de gauche, l’économie est”, disait Tony Blair, l’un des nombreux artisans, avec par exemple Lionel Jospin en France, de ce renoncement qui vaut validation définitive du capitalisme et du règne de la bourgeoisie comme seul horizon possible de l’humanité. “Faudra me dire par quoi on le remplace”, dit encore, aux journalistes de l’Humanité, Marine Tondelier à propos du capitalisme.

Face à l’extrême droite, déjà en grande partie au pouvoir (on se tue à le dire mais pour la plupart des influenceurs de la gauche et du centre l’extrême droite est toujours une menace extérieure, à venir), ce genre de phrase est criminelle. Ce n’est pas une simple divergence que nous avons avec Tondelier, Faure et les autres : c’est une accusation que nous portons contre eux et elles, celle de contribuer à faire gagner nos adversaires.
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L’extrême droite, qui dépasse, rappelons-le, le cadre du parti RN, se nourrit, comme les champignons, des ambiances poisseuses et ennuyeuses de notre vie politique où l’écoeurement succède au dégoût. Les séquences d’affrontements parlementaires, de commentaires de petites phrases, de déclaration de candidatures, ont pour effet de chasser du débat public tout ce qui peut nous tirer vers le haut. “Ça ne m’intéresse pas, je n’ai même plus envie d’en parler”, est la phrase que j’ai le plus entendu lors du vaudeville des négociations qui ont suivi la démission de Sébastien Lecornu.
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Que cela soit en septembre 2025 ou au printemps 2023, lors des manifestations contre la réforme des retraites, le RN était totalement absent. Il attendait que ça se termine, parce qu’il n’a rien à dire quand les vrais problèmes sont aussi clairement exposés : qui donne quoi, qui reçoit quoi, qui décide et comment. Le fascisme ne peut pas répondre à des questions aussi clairement posées, car ses partisans savent que la population, sur ses sujets, penche très majoritairement à gauche : elle est redistributive et elle se méfie du pouvoir. Or, le fascisme est là pour aider la bourgeoisie à augmenter ses profits et il rêve d’autorité et de tyrans. Mais il ne peut jamais amener ses projets frontalement, il a besoin pour cela de moments flous, poisseux, prompts aux polémiques islamophobes, aux disputes politiciennes, aux faits divers montés en épingle.
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Que doit faire la gauche antifasciste face aux moments de mobilisation populaire et de centralité des sujets institutionnels et économiques ? Les prolonger le plus possible, pour faire durer cette imprégnation de nos idées dans le débat public, mais pas seulement : aussi pour faire durer la libido. Car oui, les périodes de mouvements sociaux sont enthousiasmantes : elles ouvrent un possible, une brèche dans la fermeture de l’avenir décrite par Mark Fisher, cette idée que rien ne changera jamais, qu’on est foutu, qu’on n’est que des pions. Il ranime des envies de changements profonds, de révolutions, que cela soit au premier ou au second degré. Il met en scène des puissants en difficulté, des patrons qui racontent n’importe quoi à la télé, un Pierre Gattaz, ex-président du Medef, qui pleure des insultes que sa classe recevrait et un Sébastien Lecornu qui démissionne à peine nommé.

En venant négocier avec un gouvernement pourtant au stade terminal, qui n’avait plus qu’à être achevé par la gauche parlementaire, la gauche modérée – socialiste et écologiste – a rouvert une séquence ennuyeuse, triste et profondément désespérante. La France insoumise, quant à elle, a proposé une destitution présidentielle par voie parlementaire qu’elle était sûre de perdre. Ces partis politiques ont contribué à sortir la politique de la rue pour la ramener dans les hémicycles et les cours de ministères. Après les quelques semaines enthousiasmantes de septembre, celles de mouvements sociaux pas encore massifs mais puissamment soutenus, les partis qui se sont précipités dans de vaines négociations avec Macron sont venus nous rappeler que la politique c’était chiant, que cela ne nous concernait pas, et que rien ne changerait, de toute façon, jamais.

Face à l’extrême droite qui porte un puissant cauchemar, il nous faut rêver grand, très grand, et très à gauche

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En déclarant sa candidature à la présidentielle, ou à une primaire de gauche qui n’existe pas, on n’a pas bien compris, Marine Tondelier achève de ramener la vie politique française dans la routine déprimante, consternante et désespérante sur laquelle le désir d’extrême droite prospère.
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les politiciennes et politiciens professionnels transforment la politique en marché, où a lieu la rencontre d’une offre et d’une demande. Et comme leur vision de l’offre est largement biaisée par la façon dont elle est présentée par les plateaux TV de milliardaires et par leurs instituts de sondage, ils ne prennent aucun risque à affirmer des idées un peu fortes.

Mais surtout, en transformant le citoyen en consommateur, on l’infériorise. Cette infériorisation des citoyens est un terrain fertile à l’extrême droite, tous les experts du vote RN le disent. Car l’extrême droite arrive et propose aux citoyennes et aux citoyens de leur redonner un peu de puissance. Et pas n’importe laquelle : celle de pouvoir s’en prendre à plus faible que soi, aux “assistés”, aux « cassos », aux étrangers, aux Noirs, aux Arabes… Le pouvoir minable de pourrir la vie aux autres, mais le pouvoir quand même.
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la grande erreur de la gauche française contemporaine, France insoumise comprise, c’est de prétendre que l’élection, en elle-même, pourra changer nos vies
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Critiquer la gauche pour ses renoncements ce n’est pas faire le jeu du fascisme, au contraire : c’est cesser d’être complaisant envers des forces boutiquières, non réflexives et relativement égotiques qui n’ont décidément aucune capacité de remise en question. Et cette absence de remise en question, que l’on a aussi observée, aux États-Unis, du côté du Parti démocrate qui a eu quatre ans pour empêcher le retour sanglant de Trump et n’en a rien fait, fait partie des causes profondes du développement du fascisme. La gauche qui ne dit plus rien de fort laisse la place à l’extrême droite qui hurle.

- article en entier sur https://frustrationmagazine.fr/contrer-extreme-droite/


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