Tels les pacifistes de la deuxième internationale quand vint la grande guerre, nous fûmes défaits en quelques heures. Un siècle plus tard, la vaste coalition qui s’était constituée contre le biopouvoir depuis les années quatre-vingt, joyeuse, déterminée, diverse, toujours plus puissante, du moins l’avons-nous cru, s’est brutalement effondrée.
Il y a quelques semaines à peine, une bourrasque l’a balayée. Les appareils d’État, eux, ont tenu bon. Un instant d’hésitation peut être, mais bientôt ils affalaient leurs voiles majestueuses d’économie et d’administration et hissaient le sinistre foc de tempête, le tourmentin, l’état d’urgence, qui leur fait, dans la bourrasque, moteur fabuleux, biopouvoir.
Et nous voici défaits. La vie-nue était notre hantise, depuis l’Orwell de 1984 ou le Bernanos de La France contre les robots, depuis les Castoriadis et Lefort de Socialisme ou barbarie, bien avant Foucault et Agamben nous la traquions dans la marchandise comme dans le spectacle, dans les stratégies du pouvoir aussi, nos formes-de-vie constituaient nos fiertés et nous consolaient au moins de tous les horizons perdus, socialisme, anarchie, révolution. Le bel et amical affrontement des formes-de-vie tintait si désirable, un idéal d’idéaux concrets et divers ! Vivre libre ou mourir !
Mais envolée la liberté, place à la mort, héraut de la vie-nue. Portons au moins dignement le deuil des formes-de-vies que nous chérissions ! Ne nous cachons pas !
Non l’épidémie ne justifie pas la vie-nue, c’est le contraire, la vie-nue se nourrit de l’épidémie et se défend de tout ce qui pourrait affaiblir cette dernière, masques, dépistage systématique, traitement précoces, relativisme historique, risque raisonnable. À ce point, remarquons que les États n’ont pas tous également foncé dans la tempête, certains ont préféré la fuir, par le dépistage et le soin précoce, la Chine, la Corée du Sud, l’Allemagne et quelques autres qui ont encore confiance dans leur grand-voile de la production et/ou qui ont déjà passablement domestiqué le biopouvoir. Mais certains États de la vieille Europe étaient trop affaiblis, l’Italie de la Ligue du Nord, l’Espagne castillane, la France post gilets-jaunes, l’Angleterre du Brexit, choisirent la bourrasque et décidèrent de confier leur sort au seul tourmentin rustique du biopouvoir, distanciation et confinement, armée, police, état d’urgence, rester au cœur de la tempête tant qu’elle gonfle leur tourmentin, pas de salut dans le temps calme, la grand-voile est déchirée depuis bien trop longtemps. Au moins les appareils d’État eurent le choix, un petit choix un peu contraint, mais une manière de liberté tout de même.
Mais nous, comment avons-nous pu capituler instantanément devant le biopouvoir et son sombre héraut la mort, nous mettre à désirer tous ensemble la vie-nue, notre vieille ennemie ? Elle était pourtant là, sous nos yeux, dès le premier jour, dans son absurdité cruelle et révoltante, personnes à risque et soignants sans protection hors des services hospitaliers d’urgence et de réanimation, vieillards privés de l’affection de leurs proches, morts sans funérailles. C’est qu’il faut être inhumain comme un État pour espérer résister au biopouvoir ou le maîtriser et inhumains nous ne le sommes pas ; vaincus oui, inhumains non.
Donc nous avons tout cédé, toutes nos formes-de-vies, toutes nos libertés, nous confinant et nous dématérialisant, état d’urgence, les meilleurs esprits, ceux qui nous sont intimement les plus chers, nous stupéfiant de leurs mots d’ordre « ce n’est pas le moment de discuter ! », « rangeons-nous derrière les autorités qui savent ! ». On entendit même des « autonomes » affirmer qu’ils n’avaient pas besoin de l’État pour se confiner eux-mêmes, on veut malheureusement bien les croire. D’autres encore se réfugièrent dans des lendemains que la crise économique à venir ferait chanter, comme si elle ne devait pas remplacer l’épidémie pour souffler dans le tourmentin… Il se trouva même des enragés pour rêver à un virus vengeur qui bloquerait tout, réussissant là où ils ont toujours échoué, mais une fois l’exaltation apaisée l’évidence leur apparaîtra, ils se sont un peu trompé de virus et de toute manière il s’agit de biopouvoir pas de virus.
Notre défaite est simplement terrible, cessons de nous mentir.
Petit détail sémantique à l’adresse d’aucun, être vaincu ne suppose pas que l’on aurait pu faire mieux, c’est même un peu le contraire…
Pascal Mathis, un vieil homme dont la forme-de-vie se réduisait à travailler, aller voir la mer, traîner dans les musées de sa région, ballade en voiture et prendre un verre… et aussi à rêver un peu aux fabuleuses formes-de-vie dont il entendait la geste portée par l’air du temps, un vieil homme qui n’accepte pas la vie-nue et lui préfère encore la forme-de-vie-vaincue.
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