- Les Feuilles du Platane, 1er volet | L’écologie des gestionnaires : une impasse
Le Parc National des Calanques (PNC) use de médias pour promouvoir son massif : affichages publicitaires, site internet, réseaux « sociaux » (Facebook, Instagram…) et une application mobile. Tout est fait pour inciter les touristes à s’y rendre. Paradoxalement, il souhaite mettre un terme à « l’hyper-fréquentation » de Sugiton pour mieux protéger ce « site naturel en péril [1] ». En effet, l’été dernier, nous apprenions la mise en place d’un permis de visite de cette Calanque dès la saison 2022. Cette mesure expérimentale de « contingentement » vise à plafonner le nombre de visiteur.euses du site à un seuil fixé par le directeur du PNC. Un système de réservation génèrera automatiquement le précieux sésame : un QR Code. Un de plus. En d’autres termes, pour visiter cette Calanque, il faudra télécharger son code barre et se faire scanner (comme des colis) au col de Sugiton pour y accéder. Improvisation, spontanéité, changement de plan, simple détour pour admirer un point de vue splendide sont exclus dans le monde des gestionnaires de la Nature.
Une fois de plus, nous déplorons l’incapacité des Parcs à agir face à ce qui relève plus de la culture de masse que d’un simple problème d’optimisation des flux. Effectivement, il semble impossible de trouver une issue au problème de la fréquentation des Parcs sans soulever la question du tourisme de masse et de l’ultra médiatisation de certains lieux. D’ailleurs, est-il réaliste d’envisager la diminution du nombre de visites dans certaines Calanques alors qu’elles se situent dans la deuxième ville de France [2] ? Pour les gestionnaires du Parc la solution réside dans la contrainte des touristes - pions qu’ils gèrent (comme du bétail), en utilisant tous les moyens d’actions que la société technicienne et bureaucratique met à leur disposition : le permis, le contrôle (par une société de sécurité privée), la jauge, le seuil et la surveillance. A grand renfort de… numérique ! Cette fraude écologique [3] ne suscite que très peu de critiques. Nous tâcherons donc de combler ce vide par le texte qui suit.
Avant-propos
Il convient de rappeler trois évidences.
Tout d’abord, la stratégie de communication du PNC n’est pas la seule responsable de l’attrait touristique du massif. Historiquement, les Calanques, ont toujours accueilli beaucoup de monde. Ceci a inévitablement généré de nombreuses détériorations [4] et pollutions. Un travail considérable de nettoyage a été entrepris dès les années 90 si bien qu’aujourd’hui, certain.es considèrent les Calanques comme étant plus propres que dans les années 80. En effet, le pollutions les plus choquantes notamment les nombreuses carcasses de voitures ont disparu depuis l’opération « Les Calanques propres [5] ».
La deuxième, c’est que nous sommes conscient.es qu’il y a effectivement un problème de fréquentation [6]. Nous le constatons à chaque fois que nous nous y rendons. C’est également cet argument qui pousse certain.es d’entre nous à fuir ces lieux quand les beaux jours arrivent.
Et enfin la troisième, c’est que nous regrettons les conséquences de cette fréquentation sur la faune et la flore. Pour y remédier, nous soutenons des solutions pérennes et efficaces pour régler ces problèmes et non les gérer. Cela implique nécessairement un examen approfondi de notre société thermo-industrielle que nous ne développerons pas ici. Toutefois, il est incohérent que le PNC s’indigne des flux excessifs de touristes tout en faisant la promotion des sites [7]. Comme si une campagne publicitaire pour un produit n’avait jamais eu aucun impact sur sa consommation [8].
Que cherche à faire le PNC en focalisant l’attention sur les visiteur.euses de Sugiton ? Justifier son existence en simulant son engagement pour la sauvegarde des Calanques par des « solutions innovantes » ? Il ne faudrait pas oublier que le massif dont il a la gestion est une immense poubelle [9]. C’est ce que nous rappelons dans une première partie, tout en exposant l’impasse dans laquelle nous mène la volonté de gestion des Parcs.
Des nuisances à combattre prioritairement
Depuis 1966, Péchiney, puis Altéo défèque des tonnes de boues rouges dans le Canyon de Cassidaigne, en plein cœur marin du Parc. Ces boues sont les déchets inévitables de l’industrie de l’aluminium (les professionnels du secteur lui préfèrent l’euphémisme de résidus). Le massif est la décharge d’une activité industrielle polluante. Les visiteur.euses tartiné.es de crème solaire [10] qui barbotent dans l’eau ont des progrès à faire pour être à la hauteur en termes d’impact sur le milieu naturel.
Pour rappel, le procédé de fabrication connu depuis la fin du XIXe siècle [11] consiste notamment à broyer de la bauxite puis à la mélanger sous pression avec de la soude à haute température pour obtenir l’alumine destinée à la production d’aluminium [12]. Il en résulte un certain nombre de contaminants : plomb, cadmium, mercure, arsenic, fer... En 2016, le Parc prétend avoir mis fin aux boues rouges en mer [13]. En réalité, Altéo a une dérogation de six années l’autorisant rejeter la partie liquide et incolore de ces boues avec une réduction jugée satisfaisante des principaux contaminants. Est-ce vraiment une victoire lorsqu’on songe aux quantités de matières dangereuses de cette partie liquide qui continuent à être déversées dans les fonds marins [14] ? De plus, Altéo a déjà prouvé son incapacité à respecter les seuils fixés par la dérogation comme l’a évélé l’association ZEA [15]. Pour noircir encore davantage le tableau ne négligeons pas les conséquences écologiques et sanitaires des tonnes de résidus solides des boues rouges [16] entreposées sur terre, comme c’est le cas sur le site de stockage de Mangegarri à Bouc Bel Air [17]. On constate par exemple chez les riverain.nes de ce site une sur-représentation des cancers et des affections de la thyroïde [18]. La solution proposée par Altéo consiste donc en un partage équitable de ces rejets écocides entre terre et mer. Qu’importe, continuons à nous empoisonner puisque l’aluminium est d’utilité publique ! Les dérogations accordées à Altéo s’enchaînent à chaque date butoir laissant libre cours à la nuisance. Qu’adviendra-t-il en 2022 à la date supposée de fermeture du site ?
Cette affaire est un parfait exemple de la gestion des nuisances que nous propose le PNC. Les technoscientifiques fixent des quotas, des seuils à ne pas dépasser en prétendant que cela est neutre pour l’environnement. Dans le cas des Calanques, on parle d’une baisse de 90 % des contaminants. Chiffre qui, à première vue, donne l’impression d’une diminution drastique des pollutions. Mais, halte-là ! 10 % de rejets nuisibles à la vie sur terre n’est-ce pas déjà bien trop au regard des quantités astronomiques dont il est question et du caractère irréversible de chaque litre supplémentaire ? Le problème n’est jamais réglé, seulement géré, donc déplacé. Il s’agit d’un leurre visant à nous faire accepter les pollutions d’industries en tout genre. La contamination du monde, une histoire des pollutions à l’âge industriel [19] de François Jarrige et Thomas Le Roux montre d’ailleurs que ces procédés sont aussi anciens que l’histoire de l’industrie. A lire pour mettre en perspective ce problème local avec l’Histoire.
“Tous ces exemples démontrent que les Calanques étaient, sont et seront toujours mises en péril si des solutions plus radicales ne sont pas envisagées.”
A cela s’ajoutent les eaux usées de Marseille déversées dans la Calanque de Cortiou, le flux ininterrompu de paquebots, de porte-conteneurs, les pétroliers passant aux larges de la baie de Marseille, les anciennes usines de soude dans le sud de Marseille (ancienne usine de Legré Mante), l’agrandissement de l’école de commerce Kedge et tous les projets d’urbanisme qui viennent grappiller toujours un peu plus les espaces verts (Boulevard Urbain Sud, le quartier de la Cayolle se trouvant dans la zone d’adhésion du Parc). Tous ces exemples démontrent que les Calanques étaient, sont et seront toujours mises en péril si des solutions plus radicales ne sont pas envisagées.
Si l’ambition du Parc était de protéger la faune et la flore des Calanques il faudrait prioriser les luttes contre les menaces exposées ci-dessus. Il préfère stigmatiser l’impact écologique des visiteurs de Sugiton, pourtant bien moindre en comparaison des nuisances inhérentes à l’activité industrielle de la région marseillaise. Ceci ayant été dit, revenons à notre propos initial sur l’instauration d’un permis de visite de la Calanque de Sugiton et évaluons l’efficacité de cette mesure sur la protection de l’environnement.
Le permis : Une solution inefficace et injuste pour la préservation des Calanques
Le Parc s’agite pour la protection du massif en mettant en place un laissez-passer pour l’accès à la Calanque du torpilleur (Sugiton). Partons du postulat, quelque peu fantaisiste compte tenu des nombreux chemins d’accès au site, que le contrôle soit efficace et qu’aucune personne non autorisée ne puisse y entrer. Que feront les refoulé.es ? Iels iront sur un autre site. Ainsi, la quantité de touristes sera globalement la même dans le massif et l’impact sur la Nature sera simplement étendu aux autres Calanques prisées. La gestion des flux de touristes aura simplement pour effet de déplacer le problème (Morgiou). C’est une nouvelle illustration de l’impasse dans laquelle nous mène la gestion des nuisances.
De plus, les arguments qui visent à nous faire croire que le permis va permettre de limiter l’agitation et les rejets des visiteur.euses ne sont pas pertinents. En effet, rien ne laisse présager que les personnes munies d’un QR Code soient plus respectueuses du lieu. Il suffit de quelques personnes mal intentionnées ou peu conscientes des enjeux écologiques locaux pour détériorer le site. L’efficacité de cette mesure semble donc toute relative.
Le contrôle
Ce permis se heurte à des problèmes pratiques de mise en œuvre. Il parait compliqué de maîtriser la foule qui se dirige à la belle saison vers la Calanque sans l’utilisation de moyens de coercition (et peut être de répression) coûteux. Pour ce faire, le PNC envisage-t-il de faire appel à des sociétés privées de sécurité (en plus de celle qui contrôle les QR Code au col de Sugiton) ou à des compagnies de CRS ? La présence future de forces de l’ordre écologique dans les Calanques semble ainsi très probable et accentuera cette fâcheuse tendance de contrôle qui plane au-dessus des espaces naturels.
Et enfin, est-ce que le GR, qui arrive à Sugiton par Morgiou et qui passe sous la paroi des Toits, sera interdit ? Autant de questions pratiques qui ne trouvent pas encore de réponses.
“Ainsi, est-ce peut-être la première étape de l’instauration d’une sorte de crédit éco-social permettant de jouir des sites naturels.”
Les dérives possibles
La logique gestionnaire du massif engendrera probablement la multiplication des permis de visite dès les prochaines années pour plusieurs Calanques comme En-Vau, Morgiou, Sormiou, Marseilleveyre… Cette projection nous laisse donc imaginer un accès conditionné à l’ensemble du massif. On nous prépare à l’idée d’un « pass » généralisé aux Calanques. D’ailleurs, François Bland, le directeur du Parc, se déclare favorable à cette idée [20], laissant entrevoir la possibilité d’un Parc à l’américaine, où les conditions d’accès à la Nature sont limitées. La défense de l’environnement est un prétexte pour y parvenir.
Il nous semble crucial d’alerter sur les dérives possibles de l’instauration d’un tel permis qui fera des émules dans tous les massifs gérés comme la Sainte Baume, la Sainte Victoire, les Alpilles etc... Effectivement, nous pourrions imaginer que le laissez-passer devienne plus restrictif : sur des critères sociaux ou après versement d’une somme d’argent par exemple. Ainsi, est-ce peut-être la première étape de l’instauration d’une sorte de crédit éco-social permettant de jouir des sites naturels. La porte est ouverte à ces dérives.
Une solution injuste
En instaurant un permis numérique, le PNC se veut parfaitement équitable [21]. Mais est-ce vraiment le cas ? En France, il y a environ treize millions d’individus qui n’ont pas d’ordinateur ou sont mal à l’aise avec ces systèmes [22]. Que le Parc ne propose pas d’autres solutions est un motif de refus catégorique de cette mesure [23]. Seules les personnes munies d’un smartphone ou parfaitement à l’aise avec les systèmes de réservation en ligne pourront jouir de l’accès à cette Calanque. La mesure est donc injuste. De plus, la gratuité est évoquée comme un point positif de ce dispositif. Doit-on se féliciter de la gratuité de cette mesure quand elle se révèle aussi inéquitable ?
L’aspect inéquitable d’un permis numérique ne doit pas non plus servir de justification à l’instauration d’un laissez-passer sans moyen technologique. Tous les permis d’accès à la Nature sont à prohiber.
L’instauration d’un permis cumule donc les inconvénients : c’est globalement inefficace pour le massif, injuste pour les laissés-pour-compte ou réfractaires du progrès numérique et laisse entrevoir en Europe des dérives que le peuple chinois subit depuis 2018. A cela s’ajoute de très surprenantes collaborations qui expliquent la volonté du PNC à mettre en place, sans justifications solides et argumentées, des outils de gestion numérique.
Le Parc, ses mécènes et le numérique
Avec ces mesures de gestion, le Parc prétend donc régler le fléau de la fréquentation massive de Sugiton. C’est aussi l’occasion de proposer des nouveaux marchés à ses partenaires et mécènes, notamment ceux du monde de la logistique et du numérique. La CMA-CGM (transport maritime et logistique [24]), Schneider Electric (Électricité, digital), Interxion (Numérique), Ecoact (du groupe Atos donc du numérique et de la vidéo-surveillance) sont les mécènes affichés du Parc [25]. Cette association entre des entreprises qu’il serait malhonnête de présenter comme écologiques et un Parc National nous laisse incrédules. Ça ne fonctionne pas !
Pourtant, il n’y a rien d’étonnant à ce que les gestionnaires du PNC s’associent à des entreprises qui font de la gestion leurs spécialités. Le PNC apprend à « gérer » avec les meilleurs du marché.
Il semblerait également que ces entreprises soient désireuses de s’acheter une image positive grâce à cette collaboration. Ce procédé du partenariat intéressé est d’ailleurs bien connu. Les entreprises les plus polluantes du monde osent toutes prétendre qu’elles se soucient de l’environnement en l’utilisant. L’indécence frise l’humour noir. A cela s’ajoute la volonté des pollueurs de gagner des points sur le marché de la « neutralité carbone » en versant des sommes d’argent qui iront dans des projets dits de « compensation carbone ». C’est une nouvelle illusion que toutes associations ou individus soucieux du vivant devraient s’attacher à critiquer.
Enfin, il ne serait pas étonnant que les entreprises du numérique soient intéressées par la recherche effrénée d’innovation [26]. La Nature présente, à ce titre, un terrain de jeu sans borne. Les récentes innovations numériques du PNC tels que le permis de visite sur une application mobile et l’installation de caméras de surveillance [27] répondent à cette logique. Détaillons ceci, entreprise par entreprise.
La CMA-CGM
La CMA-CGM s’est engagée aux côtés du PNC pour mieux « valoriser son patrimoine ». En effet, on peut lire sur le site du transporteur que la valorisation permettra la « production de supports d’interprétation pédagogiques et l’aménagement d’espaces emblématiques des Calanques, etc. [28] ». Des panneaux d’explications pour les visiteurs que l’on continue d’infantiliser et des barrières pour contraindre les visiteur.euses à rester sur les grands axes de circulation prévus et autorisés par le Parc. Bref, une gestion douce des touristes-pions. Lorsqu’on appauvrit le sens d’une balade, le randonneur ou la randonneuse devient un container, sans émotion, sans sentiment... Scanner les boîtes vides que l’on cherche à nous faire devenir devient une normalité.
Interxion
La société Interxion, A Digital Realty Company (c’est le nom complet) est un fournisseur européen de services de centres de données. Leur raison d’être est de quadriller le monde de data centers car, dans le monde-machine de demain, il faudra des infrastructures pour stocker toutes les données recueillies par les capteurs qui pullulent partout.
“Interxion voit, peut-être, dans l’accès à la Nature conditionné un potentiel générateur de nombreuses données qu’il faudra stocker sur un cloud, analyser et… gérer.”
L’entreprise a déjà créé plusieurs « Hub » à Marseille et est sur le point d’en inaugurer un quatrième : MRS4 [29]. Marseille a effectivement une place de choix dans le monde de la donnée [30]. Place qui justifie l’installation de l’entreprise dans la cité phocéenne. Pour redorer le blason des data centers, l’entreprise s’associe donc avec le Parc emblématique de la ville. Interxion voit, peut-être, dans l’accès à la Nature conditionné un potentiel générateur de nombreuses données qu’il faudra stocker sur un cloud, analyser et… gérer. Ça pourrait être le cas si, par exemple, le Parc mettait en place un permis d’accès avec géolocalisation. Il faut suivre ce partenariat de très près car il n’augure rien de bon.
Osons une digression pour critiquer l’image « écolo » d’Interxion. Sous prétexte que le refroidissement d’un de leurs data centers se fait par la méthode du Rivercooling [31], les politiques et les médias habillent ces infrastructures en vert. Cédric O, le secrétaire d’état chargé du numérique, frôle l’indécence en prétendant que les serveurs fonctionnent grâce à une énergie 100 % renouvelable [32]. En réalité le système de refroidissement ne peut pas être considéré comme écologique. En effet, la pompe alimentant le système en eau froide nécessite l’électricité du réseau Enedis. A cela s’ajoute le fait que le Rivercooling n’est pas installé sur tous les data centers (MRS1) [33].
De plus, le fonctionnement des serveurs nécessite beaucoup électricité. Les 4 data centers marseillais pèsent lourd en puissance de raccordement. Au total, la capacité d’alimentation utile est de 72,6 MW [34] pour 29100 m2. L’énergie venant du réseau HTA (Enedis), il est impossible de dire quel électron (vert ou pas vert) alimente ces data centers pour leur fonctionnement. La seule chose que l’on puisse dire, c’est que globalement en France environ 70 % de l’énergie consommée est produite par… des centrales nucléaires. Donc, Interxion est alimentée à environ 70 % par ces centrales.
De plus, n’oublions pas le paradoxe de Jevons qui s’applique dans cet exemple à l’efficacité énergétique. Chaque « gain » se traduisant par la volonté de faire toujours plus. Il est donc particulièrement urgent que les journalistes rétablissent cette vérité : les data centers n’ont jamais été, ne sont pas et ne seront jamais écologiques.
Ecoact
Ecoact est une filiale d’Atos, spécialiste, entre autres, de la vidéo-surveillance. Cette société œuvre pour les concepts aussi flous que mensongers de « développement durable », de « stratégie bas-carbone ». Elle met en avant toute son expertise pour promouvoir auprès des entreprises des actions climatiques considérées comme ambitieuses. C’est le rôle des « objectifs fondés sur la science (SBT) [35] ». Une nouvelle invention pour montrer que les entreprises polluantes prennent en compte les enjeux climatiques sans rien changer. Vous serez donc heureux d’apprendre, sur leur site internet, que STMicroelectronics [36] définit un SBT aligné sur une trajectoire 1,5°C. C’est merveilleux, merci la technoscience qui nous sauve du pétrin dans lequel nous nous trouvons à cause d’elle !
Ecoact lance donc avec les autres partenaires un « projet de méthodologie pour la préservation des herbiers marins : Prométhée – Med [37] ». C’est dire si le problème de la disparition des herbiers marins de posidonie dans la Calanque de Sugiton est pris très au sérieux. Cette méthodologie doit permettre la « certification de projets bas carbone en France ». Comment appeler ça autrement que du greenwashing ? Le directeur du PNC, François Bland précise la chose suivante : « Parce qu’il vise à évaluer le prix du carbone bleu au regard des actions permettant d’éviter la destruction d’un habitat naturel clé de voûte en Méditerranée, ce projet rentre pleinement dans les objectifs du Parc national et de ses missions de protection du milieu marin. Si le projet aboutit, le Parc national pourra intégrer le marché carbone en tant que bénéficiaire et ainsi financer les aménagements prévus dans le cadre de son schéma global de mouillage, ainsi que les actions de surveillance et de gestion permettant une protection effective de l’herbier ». L’objectif annoncé du Parc est donc le suivant : intégrer le marché carbone. Avec de pareils objectifs, nous pouvons être sûrs que rien ne changera jamais.
Dans le même temps, Atos a trouvé, elle aussi, un nouveau marché : les caméras de surveillance dans les milieux naturels. Actuellement, nous savons qu’il en existe une installée à En-Vau pour, a priori, surveiller les bateaux y entrant. Ceci sans la moindre information aux usagers de la Calanque en question. Et demain ? Il y en aura à coup sûr d’autres dirigées, cette fois, vers les plages de toutes les Calanques ouvrant la voie à ce type de pratiques dans tous les espaces. Les Calanques deviennent un laboratoire de la smart-nature. Une Nature gérée.
Le Parc et la start-up nation
Pour réserver son laissez-passer, le visiteur ou la visiteuse devra aller sur une plateforme de réservation développée par une start-up marseillaise : Troov. C’est bien, c’est local ! Non, c’est avant tout la « French Tech » qui développe les outils de la smart Nature. Troov est la « jeune pousse innovante », lauréate du « prix start-up » à Marseille, qui s’est distinguée en proposant une solution de machine learning pour retrouver des objets perdus. Elle a notamment été financé par la région Île-de-France et la BPI dans le cadre d’un dispositif ridiculement nommé Innov’Up.
“Troov fait de la publicité sur les réseaux sociaux, et précise que son système pourrait se généraliser rapidement aux autres espaces naturels menacés par la sur- fréquentation.”
La BPI est la banque publique d’investissement, spécialement conçue par les « socialistes » du gouvernement Hollande et pour les entrepreneurs. Elle est l’organe étatique de financement d’une grande partie de ces délires de la « start-up nation » à combattre sans relâche, tels que la EdTech, la FoodTech ou encore la HealthTech… Bref, tous les trucs en Tech pouvant s’inscrire dans le plan Deeptech [38].
La menace est donc grande. La start-up nation considère la nature et son accès comme étant un nouveau marché juteux. Troov fait de la publicité sur les réseaux sociaux, et précise que son « système pourrait se généraliser rapidement aux autres espaces naturels menacés par la sur- fréquentation ». L’entreprise profitant de cette communication pour faire un appel du pied au parc de la Vanoise, du Mercantour, de Port-Cros et à celui des forêts [39]. Alarmant ?
Nature et dépossession
Cette mise en cage des espaces est une forme d’enclosure moderne.
“Cette dépossession est un drame pour tou.tes celleux qui, pour une raison ou une autre, n’auront pas leurs QR Code. Elle les prive de ce besoin vital : l’émerveillement”
Au XIXe siècle la dépossession des terres communes commençait par une appropriation autoritaire des lieux par de riches propriétaires. Puis ces derniers imposaient la mise en place de haies ou de murs de pierre aux paysans pour leur en louer l’usage afin d’en dégager des profits. Nous constatons dans cette affaire des logiques semblables. En effet, quand le PNC (donc l’État) impose un permis pour accéder à un site, il délaisse les enclos de pierre pour des barrières numériques. L’outil change mais la contrainte de déplacement demeure. L’étape suivante consistera à dégager des profits de cette situation. Nous l’avons vu plus haut, cette hypothèse est déjà envisagée par le directeur du Parc National qui rêve d’un Parc à l’américaine. Cette nouvelle contrainte est une dépossession de nos communs au sens strict. Nos déplacements seront limités et la présence dans des lieux, autrefois ouverts, sera soumise à l’obtention d’un permis délivré par une autorité supérieure.
La dépossession est révoltante car elle s’attaque également aux rapports que nous pouvons entretenir avec la Nature. Des rapports intimes pour tout.e individu.e doté.e d’émotions, de sentiments. En effet, malgré le tumulte de la Calanque de Sugiton, nous pouvons y ressentir fortement le sentiment de Nature. Il s’exprime lorsque nous nous émerveillons en levant les yeux vers le belvédère de Sugiton ou en regardant le cap Morgiou filer vers l’horizon. Cette dépossession est un drame pour tou.tes celleux qui, pour une raison ou une autre, n’auront pas leurs QR Code. Elle les prive de ce besoin vital : l’émerveillement. Par cette mesure, on vole aux marseillais.es des moments de vie précieux. Pour certains, l’alternative à la semaine de travail sera le permis de visite de la Calanque à tout prix.
Nous entendons déjà certains ricaner d’un tel argument en prétextant qu’il existe un ailleurs libre. Certes, mais pour combien de temps ? Quand allons-nous stopper cette logique ? Qui sera alors en mesure de défendre la Nature et la liberté dans ce monde-là ?
La fin de la Nature comme espace de liberté
Si nous ne refusons pas ces dérives, nous nous acheminons tout droit vers un monde où la Nature ne sera plus un espace de liberté. C’est pour cette raison que nous nous opposons vigoureusement aux permis d’accès (qu’il soit numérique ou non) et aux caméras de surveillance dans les espaces naturels et donc dans nos Calanques.
Notre crainte est qu’il en résulte dans un avenir proche, une Nature diminuée, un espace encastré dans le monde social, un espace géré, administré, contrôlé, surveillé. Ou en d’autres termes, un prolongement de la ville dans les milieux naturels. La smart city étendra ses tentacules dans les campagnes, dans les parcs, dans les montagnes. Le monde deviendra entièrement socialisé, et nulle part on ne pourra se soustraire à sa propagande implicite. Le virus de l’aliénation totale sévira. Les alertes transmises ici ne relèvent pas du fantasme : cette logique est en marche et a déjà gagné beaucoup de terrain. Certains aspects du cauchemar évoqué dans les dystopies prémonitoires du XXe siècle font désormais tristement partie de notre réalité contemporaine. Perçues à l’époque comme de vulgaires divertissements basés sur des fantasmes délirants d’auteurs un peu trop imaginatifs, ces dystopies n’avaient pas été prises au sérieux.
Conclusion
Les solutions technologiques sont inefficaces pour la préservation de l’environnement. Certes, il se peut qu’il y ait quelques améliorations. L’herbier de posidonies de la Calanque de Sugiton sera peut-être sauvé ! Mais à l’autre bout de la planète ce sont des montagnes que l’on creuse, des gorilles [40] que l’on extermine, des enfants que l’on maltraite [41] pour ériger les infrastructures de l’illusion numérique. Ainsi, toute réflexion ayant pour objet la protection de la Nature nécessite de s’interroger sur les conséquences d’une décision. L’instauration d’un tel permis doit nous questionner autant sur l’impact écologique global et local que sur ses conséquences sociales et humaines.
De plus, nous refusons que les villes et leurs artefacts s’étendent aux espaces naturels. Quand bien même ceux-ci se trouveraient en danger ou proche d’un milieu déjà très urbanisé, aucune raison ne devrait justifier ces mesures. Il faut donc continuer à défendre l’idée d’une Nature comme espace de liberté. En effet, l’instauration d’un permis de visite est antinomique avec l’idée que nous nous faisons de la Nature. Pire, son acceptation, par des foules toujours désireuses de profiter du cadre splendide de la Calanque, laissera un précédent. Par mimétisme inconscient ou volontaire, ces permis seront probablement testés dans d’autres Parcs ou aires protégées [42] (Ocres de Roussillon). Ces tests engendreront la normalisation de ce genre de permis et leur généralisation. Ce qui n’est en rien souhaitable.
Pour remédier aux problèmes de la fréquentation des massifs il est préférable de prendre du recul, en s’appuyant sur des réflexions déjà menées, sur un monde qui ne repose pas sur des infrastructures non écologiques et non démocratiques et où la culture de masse n’existe pas.
Compte-tenu du peu de pensée critique qui émane du terrain (au sein de différentes instances et associations), le défi peut paraître insurmontable et la bataille perdue d’avance. Pourtant, la simple opposition à cette mesure est déjà un premier pas vers une critique constructive de notre société et représente en elle-même une première victoire ! Nous pourrions également continuer à résister à cette emprise du monde numérique sur nos vies, en boycottant les applications numériques [43] comme Mes Calanques permettant l’accès conditionné à la Nature.
Franchissons les barrières numériques qui se dressent dans les Calanques et ailleurs. Résistons !
Le Platane
lePlatane[a]protonmail.com