En voulant se mettre au dessus de la nature, se déli­vrer de toute tâche manuelle et de tout effort physique, on subit finalement tyrannies et destructions

L’idée de liberté comme abolition des nécessités vivantes et collectives mène aux pires souffrances et aliénations

samedi 26 septembre 2020, par Les Indiens du Futur.

Voici des extraits de l’article « Autonomie et délivrance » (par Aurélien Berlan) et quelques commentaires sur cette réflexion fondamentale autour de la liberté et de l’autonomie.

L’auteur Aurélien Berlan met bien en lumière les différentes conceptions de la liberté qui existent, ainsi que le fantasme absurde de délivrance qui se trouve au centre des promesses de l’idéologie du Progrès, et la manière dont il va de pair avec une démission politique, une délégation quasi totale de la vie, une soumission intégrale aux pouvoirs de domination anonyme de la société industrielle.

« Se déli­vrer de la péni­bi­lité du travail, abolir la souf­france physique, repous­ser la mort et ne plus avoir besoin de "faire avec les autres", avec toute la conflic­tua­lité que cela suppose d’af­fron­ter et de dépas­ser : ces quatre fantasmes conti­nuent de hanter nos socié­tés et notre idée de la liberté. Si l’on y réflé­chit bien, on verra qu’ils travaillent profon­dé­ment la croyance au Progrès, consti­tu­tive de la moder­nité : ce qu’on attend du Progrès, c’est qu’il nous délivre du labeur, de la douleur et même des diffi­cul­tés de la vie collec­tive (fantasme d’un "gouver­ne­ment des savants", d’une "machine à gouver­ner" prenant les déci­sions de manière auto­ma­tique et cyber­né­tique, de "l’in­di­vi­dua­lisme apoli­tique" préten­dant se passer des autres, etc.). En tout cas, c’est ce que ne cesse de nous faire miroi­ter le progrès tech­nos­cien­ti­fique. C’est en effet cette idée de la liberté que l’on retrouve dans la quête tech­nos­cien­ti­fique : dépas­ser les limites de la condi­tion humaine ou, comme le disait Fran­cis Bacon (1561–1626), "Nous allons avec la science effa­cer le péché origi­nel"

La méca­nique et la robo­tique travaillent à nous déli­vrer de toute tâche manuelle et de tout effort physique. La méde­cine et les biotech­no­lo­gies nous promettent d’abo­lir la souf­france et de repous­ser la mort. Et grâce à la cyber­né­tique et à l’in­ter­net, on pour­rait même être déli­vrés des autres et des diffi­cul­tés à faire avec. Tout cela est bien résumé dans la version 2.0 du programme tech­no­cra­tique et scien­tiste, le trans­hu­ma­nisme, dont les idéo­logues annoncent la « mort de la mort » et l’abo­li­tion de la « condi­tion inhu­maine »). [...]
Quelque part, cette idée que la « vraie liberté » suppose de ne s’ins­crire nulle part se retrouve dans l’apo­lo­gie post­mo­derne du noma­disme sans attache et de la vie hors-sol, mais sous perfu­sion tech­no­lo­gique – on sait qu’in­for­ma­tique et spiri­tua­lité *new âge* font bon ménage.
Compte tenu de leur force et de son lien à l’idéo­lo­gie du progrès, faut-il s’éton­ner de retrou­ver ces fantasmes de déli­vrance au cœur du projet socia­liste ? Compte tenu de ses conno­ta­tions chré­tiennes, il est certes surpre­nant de retrou­ver ce terme sous la plume de Louise Michel, qui en appelle à une « déli­vrance géné­rale » des misères de la vie et, confiante dans « le progrès sans fin et sans bornes », donne à la société socia­liste à venir des airs de SF (quand elle fait l’hy­po­thèse de « superbes villes » sous-marines ou – rémi­nis­cence biblique de la Jéru­sa­lem céleste – « dans les airs »)

Si Marx et Engels parlent quant à eux le langage laïc de la liberté, la manière dont ils envi­sagent cette dernière évoque aussi certains aspects du fantasme de déli­vrance. Ainsi, il y a dans leur concep­tion du commu­nisme l’idée d’un dépas­se­ment de la conflic­tua­lité et de la poli­tique : parler de « société sans classe » fait miroi­ter une société sans conflits où l’« admi­nis­tra­tion des choses » pour­rait se substi­tuer au « gouver­ne­ment des hommes »

Surtout, ils relient la mise en place de ce "règne de la liberté" au progrès des forces produc­tives, de l’in­dus­trie et du commerce, qui en serait même la condi­tion* sine qua non.* Comme l’af­firme Marx dans* L’Idéo­lo­gie alle­mande*, pour contrer l’idéa­lisme de certains jeunes hégé­liens faisant peu de cas des contraintes maté­rielles :
- "On ne peut abolir l’es­cla­vage sans la machine à vapeur […] ; on ne peut, en géné­ral, libé­rer les hommes tant qu’ils ne sont pas capables de se procu­rer nour­ri­ture et bois­son, loge­ment et habille­ment en qualité et en “quan­tité complètes”. Acte histo­rique et non pas mental, la “libé­ra­tion” est le fait de condi­tions histo­riques, du niveau de l’in­dus­trie, du commer­ce…

[...] Cette idée de la liberté comme aboli­tion de la néces­sité travaille aussi la pensée de Marcuse, en y produi­sant des tensions extrêmes. Car Marcuse est l’un des marxistes qui a le plus clai­re­ment vu que le déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique verrouille la domi­na­tion anonyme dans la société indus­trielle avan­cée, puisqu’il assure l’in­té­gra­tion tota­li­taire de tous les éléments sociaux en les rendant dépen­dants de la bonne marche du système. Mais dans la mesure où il conserve l’idée que la liberté consiste dans le dépas­se­ment de la néces­sité, il ne parvient pas à tirer toutes les consé­quences poli­tiques de son analyse de la tech­no­lo­gie moderne, espé­rant même qu’elle se renverse, *via* l’au­to­ma­tion, en vecteur d’une éman­ci­pa­tion totale, sans expliquer plus que Marx comment les formes imper­son­nelles de domi­na­tion qui vont avec la tech­no­lo­gie pour­raient se dissoudre avec sa reprise en main commu­niste

- Voir l’article en entier : Autonomie et délivrance (par Aurélien Berlan)

- Voir aussi cet article essentiel sur l’aliénation à la volonté de puissance et aux machines : Contre l’organisation scientifique du monde : Entretien de PMO avec La Décroissance)

Quelques remarques complémentaires

La civilisation est victime de ses rêves d’une certaine forme d’émancipation par rapport aux réalités de la vie sur Terre.
Les humains de la civilisation industrielle auraient tout intérêt à mieux (re)connaître leurs fantasmes, à les maîtriser, afin de choisir consciemment quelle forme de liberté ils visent, et de comprendre quelle forme de liberté est compatible à la fois avec des modes de société soutenables et avec des formes d’émancipation continue.

Voulant fuir des contraintes inhérentes au monde vivant (souffrance, mort, impermanence, difficultés de l’organisation collective, certaines dominations...) on s’est jeté à corps perdu dans la civilisation industrielle et ses promesses de bonheur, d’oisiveté, de jouissances perpétuelles, de vie longue et de puissance individuelle.

Embarqués à fond dans les folies de la civilisation et du capitalisme, dans le productivisme et la consommation sans limites, nous avons cru que la puissance matérielle à tout prix, le repli dans la jouissance de la sphère privée et le monde de la consommation permettraient d’atteindre une liberté accrue.

L’abondance de biens, les machines partout, la mécanisation puis l’informatisation de la production agricole, les industries, les technologies de communication ou de soin, étaient sensés nous élever dans un monde meilleur à tout point de vue.

Quelle liberté ? A quel prix ? Avec quelles conséquences ?

Le productivisme (capitaliste ou étatiste), la bureaucratie et le gouvernement par des « élites » ont déchargé les peuples de toute décision, de toute démocratie réelle, de tout conflit interne à résoudre ensemble.
A présent, ce sont l’Etat et le Marché, leurs lois et leurs polices, leurs chefs et leurs algorithmes qui tranchent, qui décident, qui s’imposent partout.
Au lieu de nous élever vers une émancipation rêvée, nous sommes prisonniers du cauchemar de l’élevage industriel de masse.
A présent le système et ses adeptes rêvent d’un gouvernement cybernétique par des « intelligences » artificielles branchées (notamment grâce au projet 5G) par des capteurs sur toute la société.

Au lieu d’une certaine prise sur la vie locale et les décisions politiques, on se trouve dépossédés de toute forme de pouvoir, impuissants et soumis aux systèmes industriels, étatiques, et à leurs productions.
Et puis on récolte le chômage, la précarité, des emplois absurdes, on est obligé de se plier aux besoins abstraits de la machine économique pour survivre, sans aucune prise sur les choix. Un progrès ?

A l’aide des énergies fossiles on a pu produire toujours plus avec des efforts physiques moindres, et à présent ce sont les robots et les logiciels dits « intelligents » qui nous remplacent aussi dans les taches dites intellectuelles.
Seulement, notre santé mentale et physique se dégradent, et surtout ce système industriel mondalisé produit comme on le sait des catastrophes climatiques, écologies et sociales dantesques !
Un progrès ? Une émancipation heureuse ?

Au final, on subit des dominations et problèmes pas mieux, et sans doute pires, que les formes anciennes.
La sorte de liberté individuelle qu’on a pu développer reste très superficielle, elle est frelatée et impose en réalité une soumission à la méga-Machine et une dépossession totale de nos autonomies collectives, et même individuelles.
Notre vie est réduite à certaines dimensions exacerbées et primaires, peu enrichissantes, peu passionnantes, comme la compétition, la consommation, la jouissance de posséder l’obéissance, la déresponsabilisation totale, l’ostentation, le narcissisme, la quête du pouvoir...
Les systèmes politico-industriels sont devenus des machineries totalitaires et autoritaires qui imposent leur joug par la force, le mensonge et les manipulations.
Nos moyens d’existence sont méthodiquement détruits par le capitalisme et le monstre industriel et commercial.

Nous sommes alors de plus en plus prisonniers et dépendants des productions industrielles (qui ont remplacé le vivant et les productions autonomes locales), de la technologie, des experts et des tyrans.
Une liberté enviable ?

Une fois les cataclysmes climatiques et écologiques produits par le système en place bien avancés, on se retrouvera dans des conditions de survie, de précarité et de souffrance pires qu’avant l’ère industrielle, avec pandémies, guerres, famines, précarité, souffrances, pénuries, tyrannies...
Ce qu’on a cru fuir en se jetant très maladroitement dans les délires de la civilisation industrielle, de sa Croissance, de ses dogmes de l’emploi et de la concurrence, nous revient dans la gueule au carré.

Des soulèvements positifs pourraient atténuer tout ça, mais les mondes vivants ayant été pollués et détruits partout il sera beaucoup plus difficile qu’auparavant de produire de quoi vivre décemment.

Le bilan est terrible : pour une fausse émancipation, inféodée à l’étatisme et à la bureaucratie, et pour un ersatz de liberté transitoire, soumise au libéralisme, au capitalisme et à la marchandisation de tout, nous avons détruit des savoir-faire, détruit le monde vivant et un climat habitable jusqu’à peut-être rendre la planète durablement inhabitable pour nous et la plupart des autres animaux, pollué et détruit les bases de la vie (eau, terre, sols, forêts, et même l’air) et nos moyens de subsistance.
Les dominations et pénibilités anciennes ont été remplacés par des formes d’esclavages encore plus étroites, totalitaires, mais enrobées dans la soupe récréative de la publicité et de la consommation de masse.

Une autre voie, pour une émancipation soutenable et vivable ?


Le désir d’émancipation aurait pu viser un moindre travail, une moindre pénibilité, par la fin des dominations des propriétaires et autres tyrans, des églises ou seigneurs qui s’accaparent la plus grosse part des productions et des terres.

On aurait pu interagir postivement avec le monde vivant, vivre avec, au lieu de vouloir le dominer et de construire des monstres techno-commerciaux parallèles qui le détruisent.
Avec l’aide aussi de techniques agricoles plus « douces » (petite paysannerie, permaculture...), de la sobriété et du renoncement à nombre de marchandises et de gadgets, on aurait pu moins travailler tout en vivant mieux.
Avec davantage de partage et de solidarité, avec une attention portée à la qualité plutôt qu’à la quantité, l’émancipation individuelle et collective aurait pu prendre des voies plus réalistes et plus respectueuses du humains comme des autres vivants.
Au lieu de la centralisation autoritaire des Etats et de l’économie de marché, une autogestion locale, plus ou moins fédérée, avec de multiples formes de démocraties directes, d’assemblées, d’espaces pour résoudre les conflits auraient permis la vitalité des initiatives individuelles comme collectives, des bases où la liberté individuelle pourraient se développer sans être écrasée par les cadres normatifs et sans détruire égoïstement le tissu social.
La démocratie et les libertés collectives des peuples, ce n’est pas voter de temps en temps, et laisser tout pouvoir aux élus et aux capitalistes.

Quelques exemples d’émancipations possibles :

  • Les jeunes mal à l’aise dans leurs familles pourrait plus facilement être accueillis chez d’autres familles, ou bénéficier d’espaces à eux, indépendants, sans devoir aller bosser à l’usine à 18 ans pour vivre leur vie
  • Les enfants pourraient être gardés par la communauté autour, pas seulement par les parents ou grands parents, ou des nounous
  • On pourrait développer diverses formes de vie en habitats partagés ou de communautés, avec possibilité d’en changer assez facilement
  • Améliorer l’auto-organisation non-concurrentielle des diverses corporations de production/distribution au lieu de les détruire au profit des multinationales et du libre Marché.
  • Transmettre et améliorer les savoir-faire dans chaque « bio-région » au lieu les détruire pour imposer à la place monocultures et normalisations absurdes tant agriculturelles que culturelles.

Avec une autre culture et des formes différentes d’organisation sociale, les humains auraient pu apprécier la vie politique collective fondée sur la démocratie directe, l’autonomie et l’autogestion au lieu de fuir tout engagement et responsabilité, et de s’en remettre à des chefs, élus, patrons et experts.
Ces activités essentielles ne seraient pas vues comme des charges, des corvées à éviter, mais comme une part essentielle des multiples facettes passionnantes de l’existence.

A présent, la civilisation industrielle, ses infrastructures géantes tentaculaires, ses idéologies perverses est allée tellement loin dans la mauvaise direction qu’il devient de plus en plus difficile de bifurquer radicalement.
Il est plus facile de faire atterrir un coucou monomoteur qu’un boeing géant dopé à bloc et défendu par une technopolice surarmée.
Saura-t-on être suffisamment nombreux, et déterminés pour obliger malgré tout à un atterissage d’urgence et plus ou moins contrôlé ?

- Quelques pistes et stratégies pour sortir de l’ornière mortelle :


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