En Colombie, les jeunes des quartiers populaires en « première ligne » de la contestation sociale

lundi 31 mai 2021, par janek.

Un mois après le début des manifestations, la colère s’étend et gagne de vastes pans de la population colombienne. La plupart sont issus de ces classes populaires appauvries par la pandémie et des décennies de politiques gouvernementales tournant le dos aux plus vulnérables.

Bogota (Colombie).– Une rangée de policiers casqués barre l’entrée de la station de bus Portal de las Américas, rebaptisée « Porte de la Résistance » par les manifestants. Face à eux, sur une vaste esplanade, des dizaines de personnes s’agitent. « Celui qui ne saute pas est un flic ! », scandent-ils en bondissant. Aux cris de « Assassins ! », ils s’approchent dangereusement de la police. L’un d’eux saisit un pavé.

Comme surgis de nulle part, une trentaine de jeunes munis de boucliers de tôle, de casques de chantier et de masques à gaz, s’interposent. Ils s’alignent calmement devant des manifestants surexcités, boucliers posés au sol vers les forces de l’ordre. Certains arborent comme une cape le drapeau jaune-bleu-rouge, les couleurs nationales.

« Ce sont nos héros ! », lance une mère en plaçant un petit garçon à leurs côtés pour le prendre en photo. Un peu plus loin, une femme glisse un billet dans les mains de l’un d’eux.

Ils ont 18, 20, 25 ans, tout au plus, et forment la « Primera Linea », la « Première ligne ». « Notre mission est de défendre le peuple face aux abus de la police », explique Esteban, 22 ans. Comme la plupart de ses compagnons, il a un visage d’enfant derrière des lunettes de plongée censées le protéger des tirs d’armes anti-émeutes des policiers, qui « visent systématiquement les yeux ». Mais « jusqu’à ce qu’ils tirent le premier coup, nous ne les attaquons pas, assure-t-il. À quoi ça sert de les attaquer, si nous n’avons pas les mêmes armes ? »

Dans les grandes villes colombiennes, des groupes de Première ligne se sont formés spontanément dans les quartiers les plus contestataires : dans le sud populaire de Bogota, mais aussi à Medellín et surtout à Cali, épicentre de la protestation et de la répression policière.

« S’il nous arrive quelque chose, ce sera notre apport pour le pays », dit Esteban*. Comme tous les membres de la Première ligne, et de nombreux manifestants, il préfère ne pas donner son vrai nom.

Des jeunes de la Première ligne, à Bogota. © PM / Mediapart

En un mois, le mouvement de contestation, lancé le 28 avril à l’appel de plusieurs syndicats pour protester contre un projet de réforme fiscale, n’a cessé de s’amplifier. Quelques jours après le début des manifestations, le gouvernement de droite d’Ivan Duque a pourtant retiré le polémique projet de loi. Le ministre de l’économie qui en était l’auteur a démissionné, suivi de deux autres ministres, dont celle des affaires étrangères.

Mais rien ne semble apaiser la colère populaire. Elle a explosé après plus d’un an de pandémie de Covid-19, alors que les inégalités et l’absence d’État social sont devenus criants. Le pays sud-américain, l’un des meilleurs élèves du modèle économique néolibéral sur le continent, est plus que jamais en crise.

Le gouvernement semble sourd aux revendications des manifestants. Un dialogue a été instauré début mai avec des représentants syndicaux et étudiants. Ces derniers ont amené sur la table des négociations un certain nombre de revendications sociales, dont un revenu minimum garanti pour les plus pauvres. Sans aucune avancée. « De toute façon, ils ne nous représentent pas vraiment », dit un jeune de Première ligne. Pas plus que la plupart des partis politiques, même si l’ensemble de la gauche colombienne soutient le mouvement et y participe.

Malgré cela, le président Ivan Duque se retranche derrière des accusations contre son principal opposant, Gustavo Petro, qu’il pointe du doigt comme instigateur de la grogne sociale. Il fustige régulièrement les « actes de vandalisme » des manifestants ainsi que les blocages de routes, « une agression contre les droits de tous les Colombiens ».

Vendredi soir à Cali, après une journée meurtrière qui a fait une dizaine de morts parmi les manifestants, le chef de l’État a publié un décret visant à rétablir l’ordre dans le pays. Il ordonne de déployer une « assistance militaire » dans 8 des 32 départements du pays, ainsi que dans 13 municipalités. Dès samedi à Cali, 7 000 soldats étaient mobilisés.

Loin de calmer la colère populaire, la réponse répressive du gouvernement fait monter l’indignation. L’ONG Temblores, spécialisée dans le suivi de ces violences, attribue aux forces de l’ordre 43 morts, 47 victimes de lésions oculaires, 1 445 arrestations arbitraires. Il y aurait 123 disparus, selon le parquet colombien. Deux policiers ont également été tués, dont un à coups de couteau.

Au Congrès, le ministre de la défense Diego Molano a fait l’objet d’une motion de censure présentée par des parlementaires d’opposition. Mais le Parlement bicaméral, grâce à des alliances avec d’autres partis de la droite conservatrice, est en majorité du côté du pouvoir. Le ministre a été confirmé dans ses fonctions.

De son côté, la vice-présidente et nouvelle ministre des affaires étrangères Marta Lucia Ramirez a refusé dans un premier temps la visite d’une commission de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, arguant que les violences font encore l’objet d’enquêtes, avant de se rétracter.

Une décision du plus mauvais effet pour les détracteurs du gouvernement comme pour la communauté internationale. Car l’usage excessif de la force par une police entraînée pour la guerre et qui voit en tout manifestant un ennemi à neutraliser n’est plus à prouver.

Certains policiers tirent à balles réelles sur des rassemblements pacifiques ou utilisent des armes non létales de manière à les rendre mortelles. C’est le cas du dispositif de tirs Venom, vendu par une entreprise américaine. Il a été utilisé à Bogota et Popayan pour viser les manifestants par des tirs directs de munitions anti-émeutes, et non en cloche comme préconisé pour ce type d’armement. À Cali, des civils armés apparaissent sur plusieurs vidéos tournées par des manifestants tirant sur la foule aux côtés de policiers impassibles.

À travers le pays, certains grands axes routiers sont bloqués, plusieurs péages ont été incendiés. Dans les grandes villes, la révolte a allumé des foyers d’insurrection que la police tente chaque nuit de déloger. Çà et là, des citoyens empoignent le drapeau national et sortent revendiquer leurs droits, dans leur rue ou sur des places devenues emblématiques de la contestation.

« Nous n’avons rien à perdre, si ce n’est la vie. Notre génération n’a rien. Soit nous n’avons pas pu faire d’études, soit nous avons fait des études en faisant beaucoup de sacrifices et nous ne trouvons pas de travail digne », dit une habitante du secteur du Portal de las Américas.

Derrière elle, sur une borne verticale, le nom « Porte des Amériques » a été remplacé par « Porte de la résistance », en lettres blanches sur fond rouge. Le quartier se trouve entre Kennedy et Bosa, de vastes localités du sud de Bogota où vivent près de deux millions de personnes issues des classes sociales les plus précaires.

Le secteur du Portal de las Américas, épicentre de la contestation à Bogota. © PM / Mediapart
Les Colombiens, soumis à un conflit interne qui dure depuis plus d’un demi-siècle, maintenaient jusqu’à présent en sourdine leurs revendications. Les contestataires étaient vite qualifiés de guérilleros et discrédités, voire assassinés par les groupes paramilitaires défendant les gouvernements successifs.

« Mes parents, mes grands-parents me disent que nous, les jeunes, nous avons enfin ouvert les yeux. Nous ne pouvons pas continuer à vivre dans un pays archaïque, sans aucune opportunité d’avenir », dit Esteban, le jeune étudiant de la Première ligne. « Nous n’avons plus peur du gouvernement », dit un vieil homme venu applaudir les jeunes du quartier. Comme une grande majorité des habitants de Las Américas, il appuie totalement la Première ligne. « Le Chili est notre modèle, c’est en s’inspirant du Chili que nos jeunes se sont organisés », ajoute-t-il, enthousiaste.

« Au début, on n’avait rien pour se protéger, dit Santiago, un des leaders et fondateurs de la Première ligne locale. C’est grâce à la solidarité des gens qu’on peut continuer à résister. » Il raconte qu’aux premiers jours des manifestations, la police a confisqué leurs boucliers faits de bric et de broc et les a accumulés devant le terminal de bus, « comme un trophée ».

Une Colombienne vivant au Chili les a alors contactés pour leur envoyer de l’argent afin qu’ils puissent s’équiper. « Avec ça, on a acheté 200 barils et on les a coupés en deux : ça nous a fait 400 boucliers. » De quoi largement doter la Première ligne du secteur, composée de 85 jeunes, mais aussi les suivantes. « La deuxième ligne est une ligne de défense, la troisième est un groupe de contre-attaque, la quatrième est composée des secours paramédicaux », explique-t-il.

Les membres de la cinquième ligne ramassent les pierres, principales armes des manifestants, pour éviter qu’elles ne soient confisquées, et servent d’observateurs du comportement de la police. Tous leurs équipements sont issus de dons. Les médecins et infirmiers de la quatrième ligne sont bénévoles.

Depuis quelques jours, des mères de famille ont même organisé un groupe de « mamans de la Première ligne », dûment équipées de boucliers pour défendre leurs enfants. « C’est surtout un acte symbolique, on ne veut pas qu’elles aillent au combat », s’amuse l’adolescent.

Santiago n’a que 18 ans. Il est encore lycéen. Mais depuis un mois, il rentre rarement chez lui. Il vit pratiquement sur l’esplanade, passant ses nuits à affronter la police.

« Au début, on n’était que 30 ou 40. Les gens se méfiaient. Ils savaient qu’on luttait pour quelque chose mais ne savaient pas quoi exactement. Et puis on a parlé avec les habitants du coin. On leur a expliqué que la Première ligne lutte pour eux, pour la génération précédente et pour la génération suivante. Ce que nous voulons, c’est d’abord que la communauté soit écoutée. Et deuxièmement que la force publique sache que le peuple n’est pas seul », explique Santiago, sans cesse interrompu par des personnes de tous âges lui amenant une information, un sandwich ou un café.

La nuit, l’esplanade se transforme en champ de bataille. Tous les soirs après 21 heures, les « combats », comme les appelle Santiago, commencent quand la police tente d’évacuer les lieux. « Quand on est forcés de se replier, on va de ce côté-là, dit-il en désignant de tristes lotissements résidentiels. Les gens nous appuient énormément. Ils nous donnent du lait ou des seaux d’eau pour calmer les brûlures des gaz. »

Derrière lui, d’énormes marmites mijotent sur des feux de camp. Des habitants du quartier font des soupes populaires pour nourrir les manifestants. « Certains d’entre nous mangent beaucoup mieux qu’avant. Beaucoup de familles ici n’ont pas de quoi manger à leur faim », commente Santiago.

La nuit est tombée sur la Porte de la Résistance. Ce soir-là, cela fait un mois, jour pour jour, que la contestation a commencé. Des familles entières sont venues du voisinage, avec des enfants en pyjama. Un couple fait brûler des cartons pour entretenir un feu barrant une rue adjacente.

Eyser, 48 ans, manifeste avec ses enfants, sa sœur et ses neveux. « Jamais je n’aurais imaginé ça ! Nous irons jusqu’au bout, jusqu’à faire tomber ce gouvernement, dit-il, galvanisé par la multitude. Nous, les pauvres, toute notre vie, nous devons lutter pour survivre, sans jamais recevoir aucune aide de l’État. Dans ce pays, sans argent on n’est rien. Ça doit enfin changer. » « Nous sommes ici pour le pays ! », renchérit sa fille de 15 ans.
Un hélicoptère survole la place, visé par des dizaines de lasers verts, autre arme des manifestants inspirée de la contestation chilienne. Une joyeuse marée humaine a pris d’assaut l’avenue Cali, la grande artère face au terminal de transports de Las Américas.

Le pont piéton qui la traverse menace de s’effondrer sous les danses, au rythme de slogans anti-gouvernementaux. « 1, 2, 3, stop ! Uribe : paramilitaire fils de pute ! », en allusion à l’ex-président Alvaro Uribe, mentor de l’actuel gouvernement.

L’homme qui gouverna le pays d’une main de fer de 2002 à 2010 est accusé d’être proche des paramilitaires d’extrême droite depuis le début de sa carrière politique. Il focalise aujourd’hui toutes les rancœurs accumulées.

Tard dans la soirée, l’électricité a été coupée dans tout le secteur. La manifestation a finalement été dispersée par la police. Les familles sont vite rentrées se coucher, fuyant les gaz lacrymogènes. Entre les forces de l’ordre et les membres des première, deuxième et troisième lignes, les affrontements ont duré toute la nuit.

« Un jour, c’est nous qui les attaquerons, et ils ne pourront pas nous retenir. Un jour, tout le monde ici, y compris les personnes du troisième âge, vont se retourner contre eux. Il n’y aura plus personne dans les maisons », se prend à rêver Santiago. « Ce jour-là, ce sera la renaissance du pays », ajoute le vieil homme à ses côtés.

Voir en ligne : https://www.mediapart.fr/journal/in...


Forum de l’article

  • En Colombie, les jeunes des quartiers populaires en « première ligne » de la contestation sociale Le 2 juin 2021 à 13:43, par Ronaldo

    Nombre d’entreprises françaises soutiennent la dictature birmane, et d’autres...

    - Birmanie/Myanmar : information et appel à actions en solidarité
    Ce texte revient sur la situation actuelle en Birmanie/Myanmar et propose de se mobiliser en solidarité.

    Le 1er février 2021, une junte militaire prenait le pouvoir en Birmanie/Myanmar, orchestrant un véritable coup d’État. Depuis, la résistance populaire et la répression n’ont fait que croître, et des centaines de personnes sont mortes dans les rues. Nous appelons aujourd’hui à cibler le régime militaire en place et tous ses soutiens, en particulier les entreprises françaises et étrangères qui arrosent financièrement le régime.
    (...)
    Dans la mesure où nous résidons en France, nous appelons aussi à cibler les compagnies francaises (et au-delà) qui collaborent avec la junte en Birmanie. Parmi ces entreprises, on retrouve Total, ACCOR Hotels, L’Oréal, ou encore Bolloré... autant dire que leur malfaisance ne s’arrête pas aux frontières de la Birmanie.

    Nous sommes au coeur de la bête, où toutes ces entités qui nous entourent sont responsables pour l’assujettissement et le massacre de millions de personnes à travers la planète. Amesys a servi des armes de guerre numériques (surveillance) à Kadhafi. Lafarge a amplement financé Daech pour développer ses intérêts sur le territoire du caliphat. Dassault, Vernay Carron, Alsetex et Thalès continuent de fabriquer et d’exporter des armes de guerre (récemment en Égypte) qui servent à éborgner les gosses dans nos quartiers et fusiller les insurgéEs d’ailleurs.
    (...)

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