“Désolé pour la démocratie”

la chronique de Joseph Andras (Article du journal en ligne Frustration)

jeudi 18 mai 2023, par janek.

Comme nous, l’écrivain Joseph Andras a bien la rage. C’est pourquoi nous l’accueillons régulièrement pour une chronique d’actualité qui affûte nos armes et donne du style à nos frustrations. (Article du journal en ligne Frustration)

C’est à peine si les ministres peuvent mettre un pied dehors. Le monarque n’a pas l’heur d’être au Qatar : ici, il n’ose pas s’aventurer sur la pelouse du Stade de France pour saluer les joueurs. Les sifflets sont confisqués par les flics et les enquêtes d’opinion forment une pile, identiques : le pays maudit cette clique de millionnaires. Soyons précis : une portion du pays exceptée. Le monarque, rapporte ainsi quelque institut, « n’est plus écouté que par ses propres supporters ». Les casseroles couvrent les paroles vides. La clique emprunte les portes de derrière. Le peuple rétif attend devant. « C’est du jamais vu », conclut-on dans les cabinets ministériels.

Mais le régime tient encore.

Un « sale con » plastronne dans les médias de la cour (tout le monde aura reconnu Darmanin1). Il loue le monarque, courageux guide de « son peuple ». Après avoir passé à tabac la démocratie à grands coups d’article 49.3, Borne « regrette qu’il n’y ait pas de dialogue ». Le Maire a pris le temps de se prendre pour un écrivain et Véran paraît l’envier – il faut goûter ses métaphores : « Le bruit des casseroles, c’est la colère qu’on fait bouillir et c’est la démocratie qui s’évapore. » Le brave Dussopt se contente de jurer que ces casseroles, « ce n’est pas la démocratie ». La clique sourit sur les plateaux. Se dénude dans la presse. Jure de la chance que nous avons.

Mais le régime tient encore.

Une députée européenne nous met soudain le doute. Elle aime le monarque et l’Europe de demain. Etelle écrit : « Je suis horrifiée. Des digues sont en train de céder. » On pense bien sûr à Serge, plongé plusieurs semaines dans le coma au motif d’avoir défendu le monde vivant. On pense à ce nouveau citoyen émasculé par les mercenaires du régime, à Nantes. On pense aux arrestations massives et aux gosses embarqués dans les commissariats. On pense au Financial Times inquiet de l’arbitraire présidentiel français. On pense à Amnesty soucieuse des atteintes aux droits humains. Et on se dit que, peut-être, la députée éprouve enfin un semblant de frisson. Qui sait un sursaut. Après tout, quelque chose comme un cœur doit battre même en un macroniste. Alors on poursuit la lecture : « Une effigie du Président symboliquement immolée. Un visage de ministre sur le ballon de foot d’un élu. » C’était donc ça.

Mais le régime tient encore.

On jette un œil du côté de la cour. Ses philosophes, ses valets de pied, ses journalistes. L’un d’entre eux nous fait savoir que « la République » et « la démocratie » sont menacées. Il s’écrie : « comme si le peuple était un maître impérieux » ! Le philosophe ignore donc jusqu’à la définition des mots qu’il mobilise – car, oui, la démocratie c’est précisément l’empire du peuple. C’est la maîtrise populaire des rouages de l’existence collective. Lui, ce qu’il préfère, c’est « le dialogue » et « le débat ». C’est-à-dire l’exact contraire de la politique – car, oui, la politique c’est précisément la lutte et le conflit.Un de ses pairs clame : « Comment faire autrement que de soutenir, plus que jamais, le Président Macron ? » C’est effectivement la question qu’on se pose quand, comme lui, on philosophe le matin et place le soir de l’argent en Bourse. Un troisième courtisan lance : « La rage a gagné et la colère est portée en triomphe. […]On a perdu le sens de la raison. » Il est journaliste. Directeur de ceci, chroniqueur de cela. Il aime relire Montaigne, la patience et la tempérance. Il aime le dialogue, naturellement. Et puis, aussi, il se demande « comment éduquer le peuple ». À la cour, on chérit la pédagogie. Car la rage, c’est vilain. Ça pue. C’est plouc. Moisi. Bas du front. Chez les « démocrates », on sent bon ; chez les « républicains », on se parfume. La cour trace sous nos yeux de menus pas de danse. Elle bat des cils. Fait de l’esprit. Nous donne des leçons de maintien.

Mais, sans conteste, le régime tient encore.

Pour combien de temps ? Une clique règne sans partage. Les flics seuls assurent sa sécurité. Les ménages les plus précaires réduisent leurs achats de nourriture. Les plus dépourvus sautent des repas. Des malades crèvent aux urgences avant d’être pris en charge. Les ouvriers meurent avant les costumés. Le pays pourrait connaître une hausse des températures de 4° C au cours de la seconde moitié du siècle : le pouvoir regarde faire. Et voilà que cette clique pourrie vole désormais deux ans de vie aux travailleurs.

Alors, bien sûr, il importe d’obtenir le retrait de cette réforme – en débattre, c’est danser à la cour. Ce sera une victoire, mais une victoire intégrée aux règles de leur jeu. Cette réforme n’est pas seulement le fait d’un régime mais d’un ordre. Un ordre séculaire qu’on peut désigner par tout un tas de mots, celui de « démocratie » mis à part : « ploutocratie » (pouvoir des riches) ou « oligarchie » (commandement du petit nombre) sont d’ailleurs là pour ça. Le peuple rétif ne cesse de se dresser contre cet ordre injuste. Traité constitutionnel européen (2005), sauvagerie policière dans les quartiers (2005), CPE (2006), retraites (2010), loi Travail (2016-2017), réforme ferroviaire (2018), vie chère et indigne (2018-2019), Parcoursup (2018), retraites (2019), pass citoyen (2021), agro-industrie (2023). Et donc, de nouveau, retraites. Les gens prennent des coups. Résistent. Tentent d’y répondre. Si nous changions plutôt de jeu ? Le leur est truqué : il a été conçu pour ça. Si, enfin, nous en établissions les règles ? Sans « représentants », sans parlement farci de cadres dans un palais, sans médias de financiers et de marchands d’armes, sans gouvernement véreux, sans bas ni haut pour ordonner la société, sans sujétion capitaliste et sans monarque. Si, tout simplement, nous passions à la démocratie ?

Les gavés n’ont pas le désir de devenir des gens comme les autres. Il faut les y aider. Un mot existe pour ça : « révolution ». C’est-à-dire reprise en main populaire pour une vie collective digne du nom de vie. C’est-à-dire rupture organisée pour fabriquer un peu de bonheur ordinaire. Afin de ne plus s’épuiser à parer les coups répétés, reste à affirmer. Le pays ne s’effondrera pas si les privilégiés en partent ; si les travailleurs et les amis de l’égalité cessent de travailler ou se rassemblent, par millions, autour d’une grande idée positive, si. Répétons-le. Martelons. Rabâchons. Ils ne tiennent que parce que nous les laissons tenir.

Joseph Andras

Voir en ligne : https://www.frustrationmagazine.fr/...

P.-S.

1 C’est ainsi que l’intéressé s’est présenté, un jour de mars 2009, à l’une de ses victimes.

Image d’en-tête : manifestation parisienne du 1er mai, par Serge d’Ignazio


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