Le modèle chinois de société continue de se diffuser avec le virus du covid-19. On l’a vu avec le confinement strict et généralisé, imposé sous peine de sanctions pénales contraventionnelles puis délictuelles du 17 mars au 10 mai 2020 (v. « Le confinement : 67 millions de privations arbitraires de la liberté de circuler », 13 mai 2020). La décision Surveillance par drone rendue le 18 mai 2020 par le juge du référé-liberté du Conseil d’Etat (n° 440442) ouvre désormais la voie à une surveillance massive par drones de pans entiers sinon de l’ensemble de l’espace public, à la discrétion des autorités publiques nationales ou locales.
Mettant en œuvre une technique bien éprouvée du grignotage des libertés publiques au commode prétexte de l’intérêt supérieur tenant à la sauvegarde d’une santé publique ébranlée par la pandémie de coronavirus, la préfecture de police avait expérimenté, dès le début du confinement le 17 mars 2020, la surveillance de secteurs parisiens (non-identifiés) par un drone quelques heures par jour, officiellement pour repérer d’éventuels manquements à l’assignation collective à domicile de la population et le cas échéant les signaler en temps réel aux contrevenants via le haut-parleur intégré au drone. Les images captées par le zoom numérique 3x du drone, qualifié « d’ultra puissant » par le fabricant chinois de l’appareil, étaient retransmises en direct au centre de commandement de la préfecture de police.
Expérimentation de l’utilisation des drones au prétexte du confinement
Cette pratique justifiée par la nécessité de faire respecter le confinement, avant même la mise en place de l’état d’urgence sanitaire, avait été révélée le 21 mars 2020 par l’AFP, dans un reportage comportant une interview in situ du préfet de Police Didier Lallement. Elle avait ensuite fait l’objet le 25 avril 2020 d’une enquête publiée par Mediapart (Clément Le Foll et Clément Pouré, « Avec le confinement, les drones s’immiscent dans l’espace public », Mediapart, 25 avril 2020), à l’origine du contentieux formé par la Ligue des droits de l’homme et la Quadrature du Net. Facilitée par l’article 10 de l’arrêté interministériel du 17 décembre 2015 relatif à l’utilisation de l’espace aérien par les aéronefs qui circulent sans personne à bord, lequel ouvre aux préfets la possibilité de déroger aux règles de circulation des drones au nom de la sécurité publique, elle a survécu au confinement et perduré sous l’empire du déconfinement après 11 mai, tout comme il est certain qu’elle sera encore utilisée lorsque l’état d’urgence sanitaire aura pris fin.
Le ministère de l’Intérieur a assuré que cette surveillance par drone n’avait pas pour but d’identifier telle ou telle personne susceptible d’avoir commis une infraction aux règles de l’état d’urgence sanitaire mais, à travers la surveillance générale d’une zone à une centaine de mètres de hauteur, « d’informer l’état-major de la préfecture de police afin que puisse être décidé, en temps utile, le déploiement d’une unité d’intervention sur place chargée de procéder à la dispersion du rassemblement en cause ou à l’évacuation de lieux fermés au public afin de faire cesser ou de prévenir le trouble à l’ordre public que constitue la méconnaissance des règles de sécurité sanitaire ». En clair, ce verbiage ministériel repris dans la décision du Conseil d’Etat signifie qu’une violation des règles de l’ordre public sanitaire peut conduire à l’intervention des forces de l’ordre pour, le cas échéant, sanctionner un groupe de contrevenants indistinctement repéré par les puissantes caméras du drone.
Cette déclaration d’intention avait justifié le rejet en première instance de la demande en référé présentée par les deux associations requérantes tendant à faire cesser le recours aux drones : le tribunal administratif de Paris a considéré le 5 mai 2020 que « aucune des pièces du dossier » ne démontre « que les services de la préfecture de police auraient utilisé les drones dans des conditions permettant d’identifier les individus au sol ». Cette assertion paraît inexacte, dès lors qu’en cas de commission d’une infraction filmée par drone, c’est-à-dire lorsque la surveillance bascule du cadre préventif de la police administrative au cadre répressif de la police judiciaire, la préfecture de police peut utiliser les images capturées par des caméras très haute résolution pour identifier les personnes, ainsi que cela avait été acté par le tribunal administratif dans sa décision du 5 mai 2020 rendue en fin de confinement, qui reprend sur ce point les explications données à la mi-avril par la préfecture de police à Mediapart relativement à l’emploi des drones : les images « ne permettent pas l’identification d’un individu, sauf lorsqu’elles sont utilisées dans un cadre judiciaire que ce soit en flagrance, en préliminaire ou au titre d’une instruction ». Si l’identification est toujours possible après la survenance hypothétique d’une infraction, elle l’est nécessairement indépendamment de celle-ci.
La Ligue des droits de l’homme et la Quadrature du Net ont fait appel après du Conseil d’Etat de cette décision de rejet du tribunal administratif de Paris.
Le Conseil d’Etat, par sa décision du 18 mai 2020 rendue en début de déconfinement, a fait droit à leur requête et a ordonné à la préfecture de police de cesser « sans délai » sa surveillance par drones.
Les associations requérantes, à qui l’Etat devra verser 3 000 euros chacune au titre des frais de procès, ont aussitôt crié victoire.
Le 18 mai est pourtant un jour noir pour les libertés publiques : en dépit des apparences et de l’injonction prononcée en référé contre l’Etat, la décision Surveillance par drone rendue par le Conseil d’Etat représente à deux égards une déroute considérable pour les valeurs que ces associations défendent.
Surveillance collective par drone
En premier lieu, le Conseil d’Etat a validé la surveillance collective de la population par drone.
Alors que les associations soutenaient que le déploiement des drones dans Paris n’était « ni nécessaire, ni adéquat, ni proportionné à l’objectif poursuivi », le Conseil d’Etat a à l’inverse salué, dans une formulation poussive, « la finalité poursuivie par le dispositif litigieux, qui est, en particulier dans les circonstances actuelles, nécessaire pour la sécurité publique, est légitime » (considérant 13). La « légitimité » fait hélas de manière inédite son entrée dans le champ de la police administrative... Le juge des référés, qui statue en l’état de la jurisprudence, aurait été mieux avisé de s’exonérer de l’innovation véhiculée par ce jugement de valeur de nature politique, superfétatoire au regard de la recherche (classique en jurisprudence) du caractère nécessaire d’une mesure de police administrative - ici, la surveillance par drone - pour prévenir les troubles à l’ordre public.
A propos précisément de la nécessité de la surveillance par drone, il est regrettable qu’un membre du Conseil d’Etat statuant en référé ait décidé à lui tout seul que cette mesure est par principe « nécessaire » à garantir la sécurité publique et même « légitime », sans justifier par des considérations concrètes ni cette nécessité, ni cette légitimité, et sans qu’il soit besoin pour le préfet de démontrer l’existence de circonstances locales particulières aux « secteurs déterminés » de l’espace public parisien faisant l’objet d’une surveillance par drone. Si les drones sont à ce point indispensables à la sécurité publique, on se demande bien comment celle-ci a pu être assurée dans l’espace public parisien jusqu’au 17 mars 2020, ou comment elle a pu être sauvegardée pendant le confinement en dehors des mystérieux « secteurs déterminés » de l’espace public parisien scrutés par voie aérienne... Pourquoi alors ne déployer qu’un seul drone quelques heures par jour dans ces « secteurs déterminés » ? Comment ces « secteurs déterminés » ont-ils été délimités ? Pourquoi ces mesures de surveillance ont-elles été expérimentées dans quelques espaces publics seulement, dont une partie (non-identifiée) de la ville de Paris ? Les autres préfectures ont-elles commis une faute en n’organisant pas ces mesures de surveillance préventives « nécessaires » et « légitimes » ? La « motivation » particulièrement elliptique du Conseil d’Etat ne permet pas de répondre à ces interrogations.
Au surplus, devant le tribunal administratif, la préfecture de police avait fait valoir que « les images captées, qui sont transmises sur une tablette à disposition de l’autorité responsable du dispositif ou sur un poste fixe dédié, installé dans le centre de commandement de la direction en charge de la conduite des opérations, sont prises en utilisant un grand angle pour filmer des flux de circulation, des rassemblements, des zones urbaines ou rurales ou la progression de cortèges » ; or, cette « explication » n’avait aucun sens en période de confinement, où sauf à être mieux informé il n’y a eu aucun rassemblement, aucun cortège, aucun flux de circulation, bref aucune nécessité de déployer des drones de surveillance. Elle ne paraît guère plus convaincante en phase de déconfinement.
Quoi qu’il en soit, le Conseil d’Etat a de manière générale et au-delà de la situation parisienne validé l’utilisation des drones dans la surveillance « grand angle » d’une partie au moins de la voie publique, non seulement pendant l’état d’urgence sanitaire mais également hors de cette période exceptionnelle, au nom de la prévention des atteintes à la sécurité publique.
Surveillances personnalisées par drone
En second lieu, le Conseil d’Etat a également validé le principe même des identifications individuelles par drone, dans le cadre préventif de la police administrative comme, à plus forte raison, dans celui répressif de la police judiciaire, lorsque l’auteur d’une infraction est recherché.
Le Conseil d’Etat a constaté que, par leur technologie et leur capacité à voler à très basse altitude, les drones utilisés « sont susceptibles de collecter des données identifiantes ». On signalera en outre que les instructions délivrées par le haut-parleur du drone ne sont audibles qu’à une portée maximale de 40 mètres, de sorte que le drone doit, pour avoir un « effet utile », être proche des contrevenants potentiels, nécessairement identifiables à cette distance ! Or, cette collecte – que le tribunal administratif de Paris avait refusé d’admettre en s’en tenant contre toute vraisemblance aux seuls dires de la préfecture de police – s’analyse comme un traitement de données personnelles, qui n’est permis que s’il a été autorisé et organisé par un texte pris par un ministre ou le Premier ministre après avis de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) dont le gouvernement pourra s’écarter au besoin, ainsi que cela avait été fait sous le quinquennat précédent en décembre 2016 à propos des caméras-pétons utilisées par les forces de l’ordre. Au 18 mai, un tel texte réglementaire fixant, conformément à la loi du 6 janvier 1978 sur l’informatique et les libertés, les règles d’utilisation des images captées par drones n’existait pas encore, et c’est pourquoi le Conseil d’Etat a suspendu l’usage des drones de surveillance ; il s’agit d’une simple formalité, d’une carence normative à laquelle le gouvernement remédiera facilement dans les jours à venir. Bien entendu, il sera théoriquement possible à tout un chacun d’obtenir communication des images le concernant filmées par drone, et celles-ci ne pourront être ni conservées par les administrations au-delà d’une certaine durée, ni consultées par d’autres agents que ceux spécialement habilités à cet effet ; mais en pratique, ces garanties de papier sont peu effectives, étant entendu au surplus qu’il est impossible de distinguer à l’oeil nu un drone qui filme en conservant les données en mémoire d’un drone qui se borne à retransmettre des images en direct.
Le Conseil d’Etat a donc été beaucoup plus loin que ce que souhaitait la préfecture de police, et à travers elle le ministère de l’Intérieur. Le 14 mai en effet, la préfecture de police avait communiqué au Conseil d’Etat sa nouvelle « doctrine d’emploi » des drones, par laquelle elle s’engageait à ne procéder à aucun enregistrement des images captées ; le Conseil d’Etat a suggéré que cette collecte d’images pouvait être réalisée si le gouvernement l’autorisait, pour toutes les préfectures et pas seulement pour celle de Paris.
Effet cliquet : de la lutte contre le covid-19 à 1984
La décision du Conseil d’Etat donne à chaque administration (préfectures aujourd’hui, polices communales demain) le mode d’emploi de la surveillance de la voie publique par drone : soit l’appareil est conçu pour ne pas permettre l’identification de personnes, et les polices nationales ou municipales peuvent le déployer à leur convenance ; soit l’appareil permet cette identification, et il « suffit » alors que le gouvernement organise par voie réglementaire la manière dont ces atteintes au respect de la vie privée seront mises en oeuvre.
Pour saisir les conséquences pratiques de la validation par le Conseil d’Etat de la surveillance par drone, il faut avoir à l’esprit que, le 10 avril 2020, le ministère de l’Intérieur a lancé un appel d’offres portant sur l’achat à destination de la police et de la gendarmerie de 650 drones répartis en trois lots (dont le plus important pour les « drones du quotidien »), pour un montant de 4 millions d’euros, publié deux jours plus tard au Bulletin officiel des annonces des marchés publics (avis n° 20-51423), que l’entreprise chinoise Da Jiang Innovation, numéro un mondial du drone civil et fabricante des « drones du quotidien » Mavic 2 Entreprise utilisés par la préfecture de police, pourrait remporter au mois de juin. Le ministère de l’Intérieur assurait lors du lancement de l’appel d’offres que celui-ci « est sans lien avec la situation sanitaire actuelle, l’expression de besoin et les spécifications techniques ayant été consolidées au cours du second semestre 2019 ».
Il faudra bien que ces drones soient mis en service, s’ajoutant aux 400 déjà fonctionnels dans la police et la gendarmerie. Ils seront déployés indépendamment de l’état d’urgence sanitaire, et beaucoup plus largement qu’avant le 17 mars 2020 où ils n’étaient utilisés que de manière ponctuelle (surveillance d’évènements sportifs, de manifestations de gilets jaunes, de certains axes routiers…). La surveillance de masse est plus que jamais facilitée par les nouvelles technologies, au motif fourre-tout mais aujourd’hui difficilement contestable de la protection de la population contre le coronavirus. Une fois ancrée dans les pratiques administratives sécuritaires et acclimatée dans des esprits apeurés en quête d’un illusoire risque zéro, il ne sera plus possible de s’en passer. A coup sûr, nous sommes sur le point de changer de civilisation.
Le covid-19 aura été un facteur d’accélération du « grand bond en avant » vers le 1984 orwellien.