Dans les rues ruineuses de vie (2)

Ethnographie des gilets jaunes

jeudi 28 mars 2019, par janek.

Dans ce texte qui fait suite à Dans les rues ruineuses de vie, Cécile Carbonel et Alexandre Pierrepont nous proposent la suite de leur exploration du mouvement des gilets jaunes, à la croisée de l’anthropologie, de l’observation sociologique et de la poésie.

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Le cortège des « foulards rouges » se répand vaguement place de la Bastille. En haut des marches de l’opéra, une soixantaine de Gilets jaunes les toisent et chantent, chantent, chantent à tue-tête : « Bourgeois parasites ! », « Si t’es fier d’être CRS, tape ton collègue ! » (et certains gendarmes mobiles en faction devant eux, par mesure de précaution, ne peuvent réprimer un sourire)… Quand une éclaircie troue le ciel plombé de janvier, quelqu’un entonne même : « Et le soleil, il est pour qui ? ». Et tous de reprendre en chœur : « Il est pour nous ! ». Non seulement la rue, mais le soleil maintenant. Face à ça, la foule des foulards (parmi laquelle des femmes Gilets jaunes sans gilets ont déployé des bannières portant les noms de Benalla et de Castaner cerclés de jolis cœurs, ou l’inscription « Mon ami c la finance ») ne trouve rien de mieux à mugir que : « Gilets jaunes au boulot ! ». Mais on ne les entend pas. La soixantaine a plus de voix, dont ce petit homme rondouillard qui, une fois la place vite vidée de ces gens qui ne savent pas occuper la rue, qui ne se sentent pas chez eux dans la rue, se met à frétiller en fredonnant : « On a gagné, on a gagné, on a gagné… ». Dont acte.

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Lui, il porte un gilet orange. Devant le cordon de CRS qui protège la rue Royale, il déambule. Il fait des aller-retours, de droite à gauche, de dos de face. Un homme-sandwich. Il est pasteur. De dos il est en colère contre les injustices, il aime l’amour et la joie. De face il rappelle que : « Le pouvoir obtenu par la violence n’est que momentané et que la vraie grandeur consiste à rendre le bien pour le mal ». Il tourne. Face A, face B. Manifestants d’un côté, CRS de l’autre.

Lui, derrière, ou devant, c’est un grand éphèbe noir suprêmement élégant et superbement efféminé qui se promène avec nonchalance devant ce corps spécialisé de la police nationale. Tel un fauve en cage mais sans cage.

Les manifestants chantent et dansent, les CRS se tiennent prêts.

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Il est sans âge, et il connaît le montant des salaires de tous les présentateurs, animateurs et bonimenteurs de la télévision, qu’il récite d’une voix monocorde, dans son haut-parleur grésillant, assis sur les marches de l’opéra de la Bastille. Un jeune homme surgi de nulle part, surgi de partout, vient couvrir ses épaules d’un gilet jaune comme d’une cape, et l’homme sans âge reprend sur le même ton placide : « Merci, merci bien, je n’avais même pas les moyens d’en acheter un. ». Quelqu’un s’exclame : « Celui-là, je le veux pour président ! ». Quelqu’un d’autre corrige : « On n’a plus besoin de président. ».

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Place Édouard Herriot, derrière l’Assemblée nationale, sous son parapluie elle porte un béret. Elle vient seule aux manifestations. Samedis. Dimanches.

« Maintenant ça rythme mes semaines. »

Elle dit qu’on ne peut pas savoir à quel point elle est heureuse que ce mouvement existe.

Elle n’y croyait plus. Elle ne pensait pas pouvoir vivre ça. Elle est émue aux larmes. Quelques-unes s’échappent et coulent le long de ses joues lorsqu’elle évoque la fraternité des cortèges. Puis d’autres encore lorsqu’elle explique à quel point elle aime la France et combien les inégalités la secouent. Elle voudrait simplement que tout le monde vive dignement. La dignité. Elle en sait quelque chose. Née en France d’un couple de Marocains immigrés. Son père est venu se battre en 1944. Aujourd’hui il a 96 ans et lorsqu’un homme politique s’exprime à la télévision, il revêt son uniforme et ses décorations. Elle sourit. S’il voyait ça, s’il la voyait.

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École militaire. Lui aussi il porte un béret, mais le sien est bleu. Il porte aussi un gilet sur lequel est inscrit « sécurité ». Et aussi une veste. Militaire. Dessus sont accrochées des décorations. Pas une. Pas deux.

Une petite dizaine.

Les manifestants viennent le voir, le regardent, s’interrogent. Il répond il discute il explique.

Il parle de solidarité, de partage.

Il vient de l’Allier tous les samedis parce que : « Ce n’est plus possible de supporter ça », et le reste de la semaine, c’est dans sa ville qu’il œuvre pour les Gilets jaunes. Il ne vient pas seul, ils sont une quinzaine à faire le trajet tous les week-ends. Quand il manifeste, il a l’œil. Repère les situations de conflits.

Ça c’est sa vie de Gilet jaune, mais sinon, il est instructeur en école de gendarmerie.

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En tête de cortège, il hurle comme un loup en se frappant la poitrine et en se retournant vers la meute qui remonte le boulevard Beaumarchais. Il se sent bien. Plus tôt, avenue Daumesnil, un autre Gilet jaune portait un masque de loup, bleu gris, bleu nuit, et frappait opiniâtrement un panneau de sens interdit. Quand un journaliste interloqué a voulu recueillir ses impressions, il lui a adressé une fin de non-recevoir. Il n’avait que ça à déclarer : « Le pouvoir au peuple ». Si le journaliste est capable de se souvenir de ça. Avenue Montaigne, celui-là est à visage découvert, les bras ballants, et il est presque front contre front avec un CRS cagoulé et casqué qui lui lance des regards mauvais, une caméra de surveillance fixée sur son heaume. Mais ça ne l’affecte pas outre mesure. Il ne regarde pas dans les yeux le responsable du maintien et du rétablissement de l’ordre. Il avance posément sur lui, tête baissée, il rumine et il bronche comme un taureau, il rentre les épaules comme un loup prêt à bondir. Il sait qu’il sera identifié et qu’il sera fiché, il sait tout ça. Il sait autre chose aussi. Il sait que le gros de la troupe derrière lui, la meute, cette fois-ci ne reculera pas. « Les moutons sont devenus des loups » avertit d’ailleurs un graffiti dans les parages.

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Elle est blonde et belle, comme on nous l’inculque, et elle s’en sert. À l’entrée du marché aux fleurs, quai de la Corse, elle s’est positionnée dos aux forces de l’ordre. Elle est de blanc vêtue et s’est grimée à l’image fantasmée de la justice, immaculée. D’une main, elle tient une épée en bois et de l’autre une balance sur un plateau de laquelle pèsent deux cartouches de flashball. Un gilet jaune ne pèse rien sur l’autre plateau. Elle brandit aussi une pancarte : « Les voyous ne sont pas en face de vous, mais au-dessus de vous. ». Le voyou, c’est lui aussi, c’est lui qui le dit, le matin même à la sortie de la station de métro Ménilmontant, lui qui agresse verbalement un groupe de Gilets jaunes en train de se préparer pour leur longue marche hebdomadaire. Il répète à qui veut l’entendre qu’il aime la police, qu’il a fait dix ans de tôle, mais qu’il aime la police, alors que l’État, c’est une mafia (il le sait, parce qu’il est le descendant en ligne directe d’un général de Napoléon), et que tous les manifestants perdront tous leurs yeux. C’est un peu une malédiction qu’il lance. Mais lorsqu’un homme a du mal à enfiler son gilet, il s’empresse de l’assister, avec des égards, et il lui souhaite bon courage. Rien d’incohérent.

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Dans sa petite camionnette verte il klaxonne tant qu’il peut. Il porte aussi un gilet jaune. Il travaille, mais profite du désordre provoqué par les manifestants sur le pont d’Iéna. Certains sont montés dans la benne de son véhicule. Il les trimballe. Il est hilare, sa camionnette verte se faufile au milieu des voitures, des tourbus et bientôt des camions de CRS. Les Gilets jaunes l’acclament. Le cortège, qui n’en est plus un, se dirige vers le Trocadéro qui déjà est parsemé de milliers de minuscules points jaunes. Sur l’esplanade, une pause est nécessaire pour regarder les autres en bas, ceux qui arrivent, la tour Eiffel, le chauffeur de bus qui veut faire demi-tour au milieu du pont et qui consciemment ou non barre la route aux camions bleus. C’est beau d’en bas, c’est beau d’en haut, ça crie ça fume ça monte vers le ciel c’est grand.

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Au niveau du sol, au sol, quai Anatole-France, c’est son neveu qui le relève près du palais Bourbon. L’instant d’avant, les gens se bousculaient pour se prendre en photo, goguenards, devant la majestueuse vue d’ensemble du gouvernement et des députés dans l’hémicycle, dont d’autres Gilets jaunes arrangeaient les portraits de facétieuses façons. L’instant d’après, c’est comme une tempête de sable. Et maintenant, l’oncle a le visage bombé, tuméfié, suite aux coups réglementairement reçus par qui de droit. La loi et l’ordre. Il a 70 ans et mesure 1m62. Il est atteint de rachitisme depuis toujours, et c’est la fièvre révolutionnaire qui l’a fait grandir. Mais il n’osera pas porter plainte contre la police, de peur que. Il attendra que ça passe, que ça dégonfle, et il reviendra, pour que. Elle, au contraire, elle vocifère. Elle a 57 ans, elle marche avec une béquille et vient de se faire renverser sur le sol de la place de la République par « une horrible femme-flic ». La veille, elle a déjà failli étouffer en respirant le bon air lacrymogène. Quatre black blocs ont volé à son secours, l’ont portée à bout de bras loin des gaz, ont pratiqué un massage cardiaque et l’ont fait boire, tout en appelant les médics. Depuis, elle les adore. Avec sa sœur, elle vit dans « la grande couronne ». Elles gloussent en prononçant ce nom-là. « Ça veut dire quoi au juste ? On est reléguées où au juste ? » Elle a failli se jeter sous un RER, suite à onze ans de procès avec une grande entreprise pour un accident du travail qui ne devait pas être reconnu en tant que tel, mais au lieu de cela, « J’ai devenu révolutionnaire ». Elle l’était déjà de cœur, d’esprit et de d’âme, mais pas encore dans le corps. C’est chose faite. Et les deux sœurs sont vindicatives, généreusement vindicatives. Elles motivent la cohorte. Chaque semaine, elles écrivent et impriment de nouveaux tracts. L’atelier de reprographie du coin les soutient et leur fabrique gratuitement les panneaux de leur fantaisie. C’est comme ce jeune qui demande à cette autre jeune, boulevard Richard-Lenoir : « Alors, tu l’as trouvé comment, ce premier gazage ? » Et elle de répondre, enthousiaste : « Génial ! Je reviens la semaine prochaine ! »

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Solidarités ? Devant la gare de Paris-Montparnasse, où elle arrive de Bretagne, elle se met en marche sur ses trois jambes. Jambe gauche, jambe droite, et béquille elle aussi. Avec ça, dit-elle, elle a 20 km d’autonomie. Les samedis où elle ne parvient pas à rassembler l’argent nécessaire pour monter à Paris, elle s’entraîne dans la forêt. Alors ne tardons pas. Sur le boulevard de Belleville, tôt le matin, une autre se plaint plutôt d’avoir passé l’âge de marcher interminablement, et elle engueulerait presque les personnes présentes de n’avoir pas eu l’idée d’aller partout dans Paris des heures durant quand elle aurait encore pu s’ajouter. Au lieu de cela, elle propose deux choses : et d’une, sa version remaniée de La Carmagnole (« Mais le peuple reprend ses droits (bis) / Maint’nant c’est lui qui f’ra la loi (bis) / Coucou nous revoilà / On nous arrêtera pas ») – elle mène les répétitions ; et de deux, de garder les enfants et les petits-enfants des Gilets jaunes qui souhaiteraient pouvoir être libres de leurs mouvements une journée entière. Lui, non loin, il est SDF, et il n’y a aucune raison qu’il ne manifeste pas, tient-il à préciser. Pour qu’il ne défile pas avec tout son barda, sa tente pliable et le reste, quelqu’un lui propose de les entreposer chez lui le temps de la marche, en attendant mieux. Cet autre-là, vers la place de la Nation, c’est aussi un SDF, mais il ne défile pas. Il est étendu sur le trottoir, avec son monde recomposé, en marge du cortège qui lui passe sous le nez. Les manifestants lui donnent tous et toutes quelque chose, les uns et les unes après les autres, de la nourriture, des vêtements, des objets, de l’argent, n’importe quoi qu’ils ont sous la main, sur eux. Il ne sait bientôt plus où entreposer cette manne. Mais ça continue.

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Manifestation déclarée, partie de la place Charles-de-Gaule, elle se dirige vers l’opéra Garnier. Elle est encadrée. Devant derrière côtés. Au bout, tout au bout, à la fin, un cordon et des camions. Au pas.

Elle, elle est aussi au bout, et elle marche. Au pas. « Non monsieur non monsieur je n’irai pas plus vite ! Je suis handicapée monsieur ! J’ai une béquille vous voyez ? Je suis handicapée à cause de ce système pourri qui nous rend tous cinglés ! Non monsieur je suis malade à cause du travail et je n’irai pas plus vite. »

C’est important les derniers.
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On a vu : un homme et une femme en fauteuils roulants offrir du mimosa à tour de bras, et l’homme plus tard, du côté de la rue du Bac, lentement glisser vers les CRS qui pointaient leurs armes, les faire insensiblement et sensiblement reculer, peinturlurés de jaune. Non loin, une jeunesse déguisée en barde ou en aède, ou ce qu’elle pense être tout porteur de poésie, brandir une pancarte édifiante en forme de cœur et proclamer que Paris était désormais « la capitale de l’amour ». Non loin non plus, deux ménagères avec leurs caddies remplis demander timidement la permission de se joindre à un groupe de Gilets jaunes à la dérive. Puis, pendant un quart d’heure, brailler plus fort que quiconque « Macron en prison ! ». S’excuser ensuite de devoir rentrer pour ranger leurs courses. Il a sans doute raison le Gilet jaune qu’on a entendu dire : « La république, ce n’est pas un principe, c’est une sensation. ».

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Familles ? Elle est morte il y a quelques années, mais elle aurait aimé voir ça, donc elle est là. Elle y est. C’était une vraie révolutionnaire, raconte-t-il en traversant le pont Alexandre-III. Et ainsi donc il la balade tous les samedis, il a inscrit son nom au dos de son gilet. Un autre porte la momie de sa grand-mère parce que l’EHPAD était trop cher. Un autre encore, tant d’autres comme lui, arbore simplement : « Pour ma fille ». Et puis un autre : « Macron, t’es foutu, je suis dans la rue ». Et en dessous, signé par ses deux filles : « Papa, nous sommes avec toi ». Et c’est ce que c’est. Là, place Daumesnil, c’est un frère qui s’agenouille derrière sa sœur pour écrire sur son gilet le numéro du nouvel acte auquel ils vont participer. Là, c’est un vieux couple qui, d’acte en acte, vient tantôt déguiser en coq et en poussin, tantôt en chanteur et en chanteuse de discos, pour ne pas passer inaperçu en cas d’arrestation… Et puis il y a celui-là qui croque à belles dents dans son sandwich, en quittant la place de la Madeleine, car il doit repartir dès le milieu de journée ce samedi. Quand il croise un Gilet jaune avec sa famille, en vélos. Lequel lui lance :« Vas-y tranquille. Je rentre les mettre au chaud, et je prends ta relève. ».

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Black blocs. Fumée. Assaut. Forces de l’ordre. Cocktail guerrier. Certains regardent, soutiennent les plus têtes brûlées. Ça vole. Pavés, perroquets, grenades, bouteilles. Quand un trublion est arrêté, la masse jaune et informe le défend. À grand renfort de cris et autre matériaux projetés.

Ça on sait, ça on voit. Les caméras sont braquées.

Mais derrière, juste derrière, un demi-tour suffit. Ils sont une centaine de Gilets jaunes. Musique à toutes berzingues. Années 90 et rythmes endiablés. Une boum. Tous se trémoussent. Sourires aux lèvres et chorégraphies désarticulées.

Trocadéro, une place, deux ambiances.

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Dans le quartier de Montparnasse, ils racontent un ailleurs. Un ailleurs chamarré. Ils sont venus avec des bâtons d’encens, douce fumée...

Sarouel bigarré et gilets jaunes. Assemblage voyant.

Des fez, chapeaux de zouaves, agrémentent leurs looks. Ces deux sont venus pour la joie. Dans le cortège, ils diffusent de la musique grâce à une enceinte que l’un deux porte en sac à dos. Ils connaissent par cœur tous les morceaux et dansent, en continuant d’agiter leurs bâtonnets odorants. C’est agréable cette fumée qui ne pique pas les yeux.

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Aujourd’hui sur les Champs-Élysées ça vole dans les airs. Moins des grenades que mannequins, vêtements, bijoux, montres, produits de beauté, chaussettes aux grands crus de cacao et chocolats en pur fil d’Ecosse, à moins que ce ne soit l’inverse. C’est la Grande Redistribution. Ce qui était à l’intérieur passe à l’extérieur, sans transaction monétaire. Lui, boulevard Malesherbes, il profite d’une brèche dans une vitrine pour s’emparer de chaussures en cuir d’un modèle qu’il n’aurait jamais pu s’offrir. Il les examine, dubitatif sur ce qui fait leur qualité. Un Gilet jaune passant par là lui fait valoir qu’il pourra toujours les mettre pour son prochain entretien d’embauche. « Embauché pour quoi, embauché par qui ? » lui rétorque l’autre. Et il jette les chaussures en cuir dans le feu d’une voiture en flammes.

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Ils n’en croient pas leurs yeux. Sur les Champs- Élysées, les fortifications de ce grand restaurant vont bientôt céder. Et c’est la ruée, le pillage, l’horrible chose, que scande un seul mot repris pas toutes et par tous alentour : « Révolution ! ». Celles et ceux qui n’ont plus peur de le proférer sont comme vous et nous, ça pourrait être n’importe qui. Personne ne s’oppose, personne ne se lamente, personne n’hésite. C’est terrible. Quelqu’un au hasard fait remarquer qu’il ne connaît pas le nom des monuments historiques à Paris, mais que ce grand restaurant, il en a entendu parler toute sa vie, on l’a nargué ou appâté avec ça toute sa vie, et ce n’est décidément pas normal. Toutes sortes de gens s’assoient dans les fauteuils et les canapés sortis sur le trottoir. Feignent de commander en examinant les menus et en éclatant de rire à la vue des prix pratiqués. « Eux, ils pratiquent des prix... Ça s’appelle le vol organisé. Eh bien, nous on pratique le pillage. Ça s’appelle l’envol désorganisé ! ». Jusqu’à ce que quelqu’un au hasard s’impatiente : « Bon, on va quand même pas s’installer là ! Brûlons tout ça. » Et ça ne fait l’objet d’aucun grand débat. C’est terrible.

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Ce jour-là, puisque les forces de l’ordre obéissant aux ordres ont tenu à garder la mainmise sur les Champs- Élysées, les Gilets jaunes se sont emparés de la colline de Montmartre – donnant-donnant – et c’est sous les vivats de plusieurs milliers de personnes que quelques infiltrés déploient un impudique voile jaune au sommet de la basilique boursouflée d’importance. D’autres encouragent les coureurs des Foulées du tertre de Montmartre qui continuent de parcourir les 3 boucles et les 10 kilomètres de leur épreuve. Plusieurs centaines dévalent ensuite librement jusqu’à la gare de l’Est et jusqu’au Canal Saint-Martin, où ça gesticule, s’égaye, s’emporte, s’éparpille. Il y en a un qui gueule : « Plutôt qu’un sang impur abreuve nos sillons, vous voulez pas chanter qu’aucun sang n’abreuve les moutons ? » Un autre embraye : « Pour des raisons de sécurité, tout le monde se met à poil ! ». Disparitions en série. Réapparitions. Les troupes diligentées poursuivent l’invisible, passent le visible et l’invisible au peigne fin, passent d’un côté et de l’autre du canal, elles remontent, redescendent les passerelles, longent les quais, dans un sens puis dans l’autre, nerveuses, hagardes, chagrines, elles guettent, grapillent, laissent des traces sur quelques corps. Il y a des gens, de simples gens, dissimulés n’importe où, avec ou sans gilets, qui attendent à peu près partout et qui germent à peu près partout. Comme a dit doctement un vieux Gilet jaune : « L’important, c’est la désorganisation. ».

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Lui, avenue de la Motte-Piquet, lui c’est un objet, un porte-manteau perroquet tout ce qu’il y a de plus « stylé », abandonné sur la chaussée pour cause de déficience quelconque par un quelconque grand établissement du secteur. Un premier Gilet jaune le récupère et le prend à l’épaule sans raison apparente. Pour la joie sans doute de revendiquer l’absurde, le gratuit, aussi, comme sources de vie. Ce faisant, il attire l’attention et le porte-manteau perroquet passe de main en main, on y accroche des gilets, des vestes, de l’espoir. Il fait parler. Arrivé place du Trocadéro, on perd sa trace au moment des charges routinières de CRS. Il aura dû servir d’arme par destination ou arme improvisée, « objet dont la fonction première n’est pas d’être une arme mais qui est utilisé, ou destiné à être utilisé, comme tel dans certaines situations. » On en découvrira ultérieurement les débris dans le caniveau et dans les branches, quelques arceaux comme des points d’interrogation. Fin de vie d’un porte-manteau perroquet devenu bélier ou catapulte. Le grand établissement exprime ses regrets. La survie et la vie continuent et dorénavant rivalisent.

Si vous regardez bien, à Paris ces jours-ci, vous verrez d’un côté toute une population de consommateurs ou de fidèles aux terrasses chauffées, dans les magasins climatisés, dans l’éventualité des urnes tièdes. Quelque chose comme la vie continue. Et de l’autre tout un peuple d’infidèles qui se démène vaille que vaille et tourbillonne. Chacun vaquant à ses occupations, chacun à sa place ou se déplaçant vite, très vite à l’occasion. Celles et ceux qui ont les moyens entre eux, et les autres, celles et ceux qui tourbillonnent. Du côté du peuple qui est en train de faire sa propre connaissance, on a vu, ici ou là : un curé en soutane et un immigré pakistanais discuter du sens de l’hospitalité, des joyeux drilles de toutes sortes, une femme semble-t-il BCBG expliquer la situation au Venezuela à un jeune dit de banlieue aux oreilles duquel pendaient des écouteurs, deux inconnus s’échanger des références comme des leviers ou des pieds de biche : Les syndicats contre la révolution du poète Benjamin Péret et Note sur la suppression générale des partis politiques de la philosophe Simone Weil. Également une « anarcho-royaliste » qui aspire à un poète comme roi, qui milite au sein de la Brigade de l’Esthétique, un « islamo-royaliste » aussi, cela s’est vu, et pourquoi pas un « islamo-gauchiste », figure fanfaronne désignée à l’opprobre générale de la bien-pensance : le grand n’importe quoi. Et pourquoi pas. Des Franco-Algériens furibards, le spectre des Gitans, des boulangers de Briançon et des informaticiens de Saint-Etienne . Ça draine.

Et ça dure. L’agitation dure. Elle dure un peu trop longtemps d’ailleurs, elle empêcherait presque une autre actualité de coaguler, de prendre mécaniquement le dessus. Tout a été entrepris pourtant, soit pour ramener à la raison les déraisonnables, soit pour avilir cette peuplade de séditieux qui ne peut pas être le peuple, puisqu’un peuple qui se respecte doit d’abord et avant tout respecter ses représentants et ses gouvernants, garder son (leur) calme. S’il ne s’oublie pas en tant que peuple (tandis que la classe bourgeoise et dirigeante s’efforce de faire croire qu’elle n’existe pas plus que ça, qu’il ne peut donc pas y avoir de lutte des classes), il apporte la preuve que, par lui-même, il ne saurait être que débraillé, brutal, bestial, inculte, informe. Ingouvernable, c’est-à-dire incapable de reproduire sans discuter les mots d’ordre de cette classe bourgeoise et dirigeante qui n’existe donc pas, mais qui lance depuis nulle part ses accusations et ses maléfices habituels : elle a tenté l’homophobie et la xénophobie, elle a tenté l’antisémitisme et le sexisme, elle tente toujours la barbarie sous toutes ses formes – tous les fléaux qu’elle a elle-même lâchés mais qu’elle attribue aux autres dans une manœuvre d’une exquise perversion.

Or l’agitation dure, ça use la patience, ça emmerde le monde, cet autre monde enchaîné qui se déchaîne, avec sa déplorable indétermination : pas assez de leaders charismatiques qu’on pourrait ensuite débaucher, pas assez de programmes clairs et nets qu’on pourrait ensuite démonter, pas assez d’organisation et de concertation, toutes ces sortes de choses censées légitimer un mouvement social. Excusez du peu. Oui, excusez du peu, qui est un trop-plein, car ce mouvement-là entend rester une expérimentation. Il y a tant de choses à redécouvrir. Dans une société bien ordonnée qui produit principalement du capital et du déchet, les Gilets jaunes s’assemblent et se dépensent dans le désordre, se dépensent sans compter, sans savoir, tout en sachant.

Entre chaque samedi, des cellules se réunissent pour réfléchir aux actions menées spontanément et pour en envisager d’autres. Chacun et chacune s’essaye à la politique, chacun et chacune se mêle de tout, sur tous les sujets – la triade de l’accès au logement, à l’alimentation et à la santé ; l’éthique, l’écologie, l’économie, la déséconomisation du monde comme on dit la désinfection – on perd précieusement son temps à palabrer, on divague, on a raison. Un ancien serine d’ailleurs : « Mais qu’est-ce qui nous presse ? Nous sommes là depuis longtemps, nous sommes là pour longtemps. C’est eux qui nous obligent à nous précipiter, à gagner ou à perdre. Mais nous, on n’a aucune échéance, c’est autre chose qu’on veut, et ça, ils ne peuvent pas nous le prendre. » D’ores et déjà, l’un des grands rétablissements opérés par les Gilets jaunes est d’avoir su résister à l’épreuve du temps imposé. D’avoir foudroyé le calendrier. Il faut les voir discuter de la nécessité ou non de déclarer les manifestations. Déclarer : avertir, et donc prévenir, aider à prévenir, à circonscrire. Ou au contraire déborder. Déborder comme dans : contre toute attente. Comme dans : dépasser les espérances, et le désespoir. Créer dans les rues des courants et des contre-courants, fluer et onduler, boucler, faire des nattes à la ville. Les Gilets jaunes ont refait des villes et des campagnes des terrains de jeu, le mal est fait. Désormais il faudra faire avec ce haut mal, ce bienfait. Grands joueurs, beaux joueurs, ils ont aussi envahi le terrain mental, ils obnubilent, ils obsèdent, ils prennent et donnent du plaisir à satiété, malgré la misère qui les cerne et les accapare. Neuf écrivains martiniquais (Ernest Breleur, Patrick Chamoiseau, Serge Domi, Gérard Delver, Edouard Glissant, Guillaume Pigeard de Gurbert, Olivier Portecop, Olivier Pulvar, Jean-Claude William) l’avaient pressenti dès 2009 :

« Par cette idée de ’haute nécessité’, nous appelons à prendre conscience du poétique déjà en œuvre dans un mouvement qui, au-delà du pouvoir d’achat, relève d’une exigence existentielle réelle, d’un appel très profond au plus noble de la vie. (…) Nous sommes tous victimes d’un système flou, globalisé, qu’il nous faut affronter ensemble. Ouvriers et petits patrons, consommateurs et producteurs, portent quelque part en eux, silencieuse mais bien irréductible, cette haute nécessité qu’il nous faut réveiller, à savoir : vivre la vie, et sa propre vie, dans l’élévation constante vers le plus noble et le plus exigeant, et donc vers le plus épanouissant. Ce qui revient à vivre sa vie, et la vie, dans toute l’ampleur du poétique. »

Cécile Carbonel est comédienne
Alexandre Pierrepont est anthropologue

Voir en ligne : https://lundi.am/Dans-les-rues-ruin...


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