Voici 3 articles pour réfléchir au dernier 1er mai à Paris (et ailleurs), pour aller au delà de l’émotion et des accusations mutuelles, pour chercher et rendre possible des synergies et stratégies pertinentes, ...quand c’est possible. Sortir des rituels et du ring fermé où enferme le système policier ?
- CGT VS cortège de tête & co : penser stratégiquement plutôt que moralement ou en fonction de nos identités politiques
- 1er mai, manifestations... : sortir du ring, se libérer des rôles préétablis et des pièges policiers et médiatiques ?
Affrontements du 1er mai : peut-on se payer le luxe de régler nos différends historiques à coups de poing ?
L’attaque de syndicalistes de la CGT lors du défilé du 1er mai pose de nombreuses questions auxquelles répondre s’avère tout autant complexe qu’impératif. Juliette Rousseau livre une première analyse invitant à repenser certains fondamentaux du mouvement social.
Les tensions entre certaines parties du cortège de tête et les syndicats ne sont pas nouvelles. Les manifestations de cet hiver, contre la loi « Sécurité globale », avaient déjà donné à voir un spectacle assez pathétique, avec les attaques de certains camions syndicaux et les réactions binaires qui s’en sont suivies, signe d’une tension grandissante dans les cortèges. Ce qu’il s’est passé le 1er mai n’a donc rien de très surprenant . Et pourtant, ça n’en est pas moins attristant.
Je ne suis pas certaine de savoir si ce qui me choque le plus ce sont les images de l’attaque sur le service d’ordre de la CGT (SO), ou bien les réactions qu’elles ont suscitées au sein de la gauche.
(...)
Pourtant, l’organisation politique, les luttes, les insurrections se sont toujours structurées autour d’une multitude de formes d’organisation. Selon leur classe, là où ils vivent et travaillent, leurs attachements et leurs affinités, les gens mobilisent différents outils, différentes grilles de lecture.
(...)
Évidemment, nos affinités politiques et espaces d’organisation sont traversés de conflits, de rapports de force, il ne s’agit pas de le nier, ni de dire qu’il faudrait les évacuer. Et oui, la composition est un travail difficile et ingrat, et il y a des trahisons. Mais à quel moment est ce que nous nous sommes mis.es à croire que l’on pouvait s’en passer ? Quel genre d’enfants privilégiés sommes-nous pour croire que nous pouvons continuellement pinailler et remettre la construction à plus tard ? L’Histoire se précipite sur nous la gueule ouverte et nous sommes trop occupé.es à nous chamailler.
Reprendre la rue face au fascisme et à l’autoritarisme de l’État est crucial, et personne ne sait de façon totale comment s’y prendre. Nous n’avons pas ni n’aurons jamais des formes homogènes d’action politique, mais nous pouvons a minima essayer de les penser ensemble. Si nous nous en donnions les moyens, nous pourrions commencer par reconnaître l’inefficacité des modes d’actions consacrés, au premier rang desquels les manifs (voir à ce sujet l’analyse de l’historien Samuel Hayat sur twitter). Nous pourrions aussi discuter de la pertinence des actions offensives, de l’opportunité des moments et lieux où elles se mènent, de ce qu’elles construisent et de ce qu’elles défont. Nous pourrions chercher ce qui donne de la joie et de la puissance au-delà de la binarité fatigante du défiler/casser.
(...)
Sortons de nos habitudes, de nos espaces, ne nous satisfaisons pas des idées toutes faites que nous avons sur tel ou tel camp, soyons plus intelligent.es que cela. Non pas au nom d’une morale supérieure mais par sens des responsabilités, parce que nous n’avons vraiment pas d’autre choix. Et si vous me trouvez naïve ou trop idéaliste je vous invite à visionner à nouveau les images du 1er mai parisien et à me dire si l’alternative vous paraît désirable. Ça n’amuse personne de se confronter à celles et ceux dont les idées ou les pratiques nous paraissent erronées, voire nous gênent. Ça n’est évident pour personne de trouver le dénominateur commun quand nos rapports au pouvoir, à l’organisation, peuvent diverger autant. Mais combien de temps allons-nous continuer d’agir comme si nous pouvions refuser de faire ce travail ?
« CGT, collabos »
« CGT, collabos » - « Ce que la surexposition médiatique et politique de cette bagarre permet d’occulter, c’est le déroulé réel de ce 1er mai. »
Premier Mai 2021, on s’ennuie en France. Les infos s’inquiètent de ces « festnozs », « rave party » et « free party » qui se sont tenus ces derniers soirs. Les journalistes sont indignés, les citoyens jouent aux fayots, les préfets tiennent des conseils de crise et les tribunaux sont saisis pour enquêtes pour « mise en danger de la vie d’autrui ». Mais le commentariat est aux aguets : la manifestation du 1er mai à Paris devrait offrir l’occasion de faire chauffer les claviers. Banco : les camions de la CGT se sont fait agresser. Qui, pourquoi ? Les différentes chapelles construisent l’ennemi qui les arrange.
(...)
Personne ne sait donc qui a bien pu "organiser" le "guet-apens" dénoncé par Martinez, mais toute la gauche a quelque chose à en dire. L’empressement à se poser en victime et à fantasmer un ennemi intérieur et insaisissable (à la fois fasciste et autonome, GJ et organisé), se calque exactement sur la fabrique des polémiques évoquées plus haut (visant habituellement à dédouaner le maintien de l’ordre). Fabrique qui vise notamment à empêcher de demander "pourquoi" et à resituer l’événement dans son contexte immédiat et historique - s’empêcher de réfléchir, en somme.
(...)
Concernant celles et ceux qui n’avaient, dans la bagarre, ni brassards, ni casques, ni gazeuses, ni cartes d’adhérents, ils sont désormais sous la menace d’une enquête policière, qui pourra se nourrir des images des documentaristes de manifestations (qui courent à la moindre effusion) et des investigations des Sherlocks du dimanche.
Enfin, conséquence plus désastreuse sûrement : la radicalisation du maintien de l’ordre, qui mise sur la séparation du bon (l’ordre) et du mauvais (le reste, donc réductible), sait désormais pouvoir s’appuyer sur des relais volontaires.
(...)
Ce que la surexposition médiatique et politique de cette bagarre permet d’occulter, c’est le déroulé réel de ce 1er mai, l’état des forces en présence et leurs stratégies (ou absence de stratégie). Ce que nous avons vu c’est un cortège syndicale affaibli stopper la manifestation pendant quasiment deux heures afin de se distinguer d’un cortège « de tête » massif. Une fois la manifestation divisée, le dispositif policier mis en place par la préfecture pouvait se concentrer sur la tête de cortège (qu’il faudra bien un jour se résoudre à appeler « corps » quitte à ce que les ballons syndicaux en deviennent la « queue »). De là, les centaines de CRS, Gendarmes mobiles et BRAV pouvaient harceler et terroriser des manifestants qui ne parvinrent pas à recomposer un cortège capable de leur faire face. Résultat des courses : la Préfecture a matraqué et limité la casse, la CGT a défendu son petit pré carré et le cortège « de tête » pourtant supérieur numériquement, est à peine parvenu à manifester.
🛑 DE QUOI CE 1ER MAI EST-IL LE NOM ? ⚠️
Depuis samedi, l’attaque du SO de la CGT par d’autres manifestants a fait couler beaucoup d’encre.
Il déchaine les passions et déchire les fronts de résistance face au pouvoir qui, lui, se frotte les mains. Plutôt que d’apporter une nouvelle tribune pour distribuer les bons et mauvais points, nous relayons la très bonne analyse de Samuel Hayat.
Chercheur au CNRS et lui même syndiqué (Solidaires), il propose de prendre un peu de hauteur pour comprendre l’évolution de la situation des manifestations en France depuis plusieurs années :
Quelques éléments socio-historiques pour comprendre les heurts entre autonomes et service d’ordre (SO) de la CGT le 1er mai – heurts qui révèlent une crise profonde et durable de la forme-manifestation.
D’abord il faut comprendre que la manifestation telle qu’on la connaît (un défilé pacifique et encadré sur un parcours négocié entre organisations et préfecture) est un mode de protestation qui n’a rien de naturel, il a une histoire, et elle est assez récente. En France, les premières manifestations de masse encadrées par des organisations ont lieu dès 1848, mais c’est surtout la 2e manifestation Ferrer, le 17/10/1909, après un défilé réprimé dans le sang, qui voit la ‘manif’ prendre sa forme actuelle. L’idée est simple : pour être légale, une manifestation est négociée et encadrée, et les organisateurs s’engagent à y maintenir l’ordre, notamment avec un SO qui fait la police dans le cortège, en étroite collaboration avec les forces de l’ordre.
Cette forme-manifestation a été si bien intégrée par les organisations et par la police que tout ce qui en sort (manifs non déclarées, détournées, éclatées en petits groupes) pose de sérieux problèmes de maintien de l’ordre (cf les 1res manifs des Gilets jaunes). Mais surtout, cette naturalisation de la forme-manifestation par les organisations crée un fossé entre la culture manifestante des militant.e.s organisé.e.s et les pratiques des militant.e.s autonomes, qui ignorent, critiquent, détournent ou refusent les codes de la manifestation. Le 1er mai 2021 à Paris, on en a vu un exemple frappant : le SO de la CGT veut maintenir l’intégrité du cortège et donc empêche le reflux des manifestant.e.s du ‘cortège de tête’ gazé.e.s par la police, puis les dégage de la place de la Nation pour que leurs camions passent.
Pour certain.e.s autonomes, ces pratiques relèvent de la collaboration avec le pouvoir, et révèlent un privilège des syndicats (notamment le droit d’avoir matraques et gazeuses) et… c’est vrai ! Mais c’est comme ça que s’est construite et imposée la forme-manifestation. D’un côté, on a le SO de la CGT qui fait ce qu’il fait depuis plus d’un siècle : il encadre, en collaboration avec la police, et parfois violemment, une manifestation de masse. De l’autre, des autonomes pour qui cette collaboration est insupportable. Le fossé est immense.
Notons qu’il n’y a rien de nouveau ici. Ces heurts sont aussi vieux que la forme-manifestation. Mais aujourd’hui les rangs des autonomes grossissent, sur fond de désaffection des organisations, et surtout de changement d’attitude du pouvoir, qui fragilise la forme-manifestation. En effet, la forme-manifestation, pour être efficace, suppose que la police accepte que le maintien de l’ordre dans la manif soit fait essentiellement par les organisations, et que le pouvoir accepte d’écouter les manifestant.e.s même quand le défilé est pacifique.
Or ces deux conditions sont mises à mal. La police intervient de plus en plus au sein des cortèges, et les organisations l’acceptent. Et surtout, le pouvoir se contrefiche ostensiblement des manifestations. Il n’y voit plus une menace. "Ce n’est pas la rue qui gouverne".
Pour que la forme-manifestation fonctionne, il faut qu’elle fasse peser la menace d’un déferlement populaire, contenu par les organisations et l’autocontrôle du peuple. Cette menace suppose que tout le monde joue le jeu et "y croit". Le pouvoir ne le fait plus, plus du tout. Dans ces conditions, on comprend mieux les autonomes, que ce soit des militant.e.s aguerri.e.s ou des nouveaux et nouvelles venu.e.s : il s’agit de revivifier la menace d’une révolte, qu’un siècle de défilés encadrés et policés a émoussé. Il faut refaire peur au pouvoir.
Si les organisations, notamment syndicales, veulent se faire les garantes de la forme-manifestation, il va falloir négocier ferme pour 1) qu’arrête le harcèlement policier des manifestations et 2) que les manifestations pacifiques aient un effet sur le gouvernement. Sans cela, le refus de la forme-manifestation par la revivification de la révolte va attirer toujours plus de monde, et désormais le mouvement social se fera non seulement hors des organisations, mais contre elles. Le 1e mai 2021 est un avertissement qu’il faut prendre au sérieux.
Samuel Hayat.
(sur Cerveaux non disponibles)
Forum de l’article