Lorsqu’une société s’effondre, il y a toujours des excès : comme un animal que l’on a enfermé depuis longtemps et qu’on lâche subitement dans la nature libre de toute entrave, l’homme asservi depuis des siècles tâche d’assouvir sa faim, de satisfaire ses désirs et ses rancunes ; alors il pille, brûle et tue. Dans les premières heures de liberté, on pilla : d’abord les armuriers pour se procurer des armes, puis divers magasin d’alimentation, de vêtements et de meubles. Je me souviens d’avoir vu emporter la porte d’une armoire à glace par un type habillé d’un pantalon rapiécé et d’une vieille chemise, pendant qu’à côté on mettait à sac la boutique d’un tailleur. Intrigué, je lui offris mon aide pour transporter une autre pièce du meuble. Il me répondit qu’il n’avait besoin que de la glace car sa femme ne désirait que cela depuis leur mariage.
Ceci dit, il faut que je reconnaisse que les syndicats et les autres organisations révolutionnaires prirent vite leurs responsabilités, et tout rentra dans l’ordre. Les ateliers et les usines reprirent leurs activités, les commerces se transformèrent en centre de distribution. Comme dans toute révolte populaire, on avait ouvert les portes des prisons, mais tous les détenus n’étant pas des prisonniers politiques, on organisa des services de surveillance : il ne fallait pas que ce qui appartenait à tout le monde fût détourné au profit de quelques-uns.
Les consignes de surveillance ne furent pas confiées à des groupes spécialement constitués, mais à tous les ouvriers et militants de la ville. A tour de rôle, des volontaires allaient monter la garde ou patrouiller dans les rues.