Une analyse éclairante, lucide et pertinente, à partager absolument dans toutes les chaumières :
Fascisme. Fascisation. Antifascisme. par Ugo Palheta
Partout dans le monde, des États-Unis au Brésil en passant par l’Inde, l’Italie ou la Hongrie, la question du fascisme est revenue au premier plan. Non pas simplement en raison de la progression – ou des victoires électorales – d’organisations d’extrême droite, mais aussi du fait d’indéniables poussées autoritaires et d’une accélération des politiques de destruction des droits des travailleurs·ses, couplées à la montée des nationalismes identitaires et à des processus de radicalisation/légitimation du racisme.
Cette dynamique est particulièrement visible en France depuis quelques années : qu’on pense au durcissement de la répression policière et judiciaire (contre les migrant·e·s, les quartiers d’immigration et les mobilisations sociales), au caractère systématique (et systématiquement impuni) des violences policières et à l’impossibilité même pour le pouvoir de reconnaître leur existence, ou encore à la banalisation médiatique et politique de l’islamophobie, jusqu’au plus haut sommet de l’État comme on l’observe avec l’actuel pseudo-débat sur le « séparatisme ».
Auteur de La Possibilité du fascisme (La Découverte, 2018), Ugo Palheta propose dans cet article des éléments de réflexion sur le fascisme (d’hier et d’aujourd’hui), sur les processus de fascisation et sur l’antifascisme nécessaire, en espérant que cela puisse contribuer à une compréhension commune des batailles présentes et à venir.
voir aussi (et les liens indiqués) :
Les idées d’extrême droite s’épanouissent au gouvernement avec Darmanin et Macron - D’autres voies collectives vont-elles naître ?
- Le fascisme se veut ni de droite ni de gauche - Basculement de la démocratie libérale au néo-fascisme
- Fascisation en cours de la France sous régime macroniste
Extraits très éclairants de cet article essentiel de Ugo Palheta :
Dans le cas du fascisme de notre temps (néofascisme), il est évident que ce sont les effets cumulés des politiques menées depuis les années 1980 dans le cadre du « néolibéralisme », cette réponse des bourgeoisies occidentales à la poussée révolutionnaire des années 1968, qui ont abouti partout – à des rythmes inégaux selon les pays – à des formes plus ou moins aiguës de crise politique (taux d’abstention croissants, effritement progressif ou effondrement brutal des partis de pouvoir, etc.), créant les conditions d’une dynamique fasciste.
En lançant une offensive contre le mouvement ouvrier organisé, en brisant méthodiquement tous les fondements du « compromis social » d’après-guerre, qui dépendait d’un certain rapport entre les classes (une bourgeoisie relativement affaiblie et une classe ouvrière organisée et mobilisée), la classe dominante s’est rendue progressivement incapable de bâtir un bloc social composite et hégémonique. À cela doit être ajouté la très forte instabilité de l’économie mondiale et les difficultés rencontrées par les économies nationales, qui affaiblissent profondément et durablement le crédit que les populations peuvent accorder aux classes dirigeantes et leur confiance dans le système économique.
- Basculement de la démocratie libérale vers le néo-fascisme ni de droite ni de gauche
- Les nuages noirs de la fascisation s’accumulent en France
Contrairement à une idée reçue (dans une partie de la gauche), le fascisme n’est pas une simple réponse désespérée de la bourgeoisie à une menace révolutionnaire imminente mais l’expression d’une crise de l’alternative à l’ordre existant et d’une mise en échec des forces contre-hégémoniques. S’il est vrai que les fascistes mobilisent la peur (réelle ou non) de la gauche et des mouvements sociaux, c’est bien l’incapacité de la classe exploitée (prolétariat) et des groupes opprimés à se constituer en sujet politique révolutionnaire, et à engager une expérience de transformation sociale (même limitée), qui permet à l’extrême droite d’apparaître comme une alternative politique et de gagner l’adhésion de groupes sociaux très divers.
Dans la situation présente, comme durant l’entre-deux-guerres, affronter le danger fasciste suppose non seulement de mener des luttes défensives contre le durcissement autoritaire, les politiques anti-migratoires, le développement des idées racistes, etc., mais aussi (et plus profondément) que les subalternes – exploité·es et opprimé·es – parviennent à s’unifier politiquement autour d’un projet de rupture avec l’ordre social et à se saisir de l’opportunité que constitue la crise d’hégémonie.
La banqueroute de la droite et les trahisons de la gauche donnent du crédit à l’idéal fasciste d’une dissolution des clivages politiques et des antagonismes sociaux dans une « Nation » enfin « régénérée » parce qu’unifiée politiquement (en réalité mise sous la coupe des fascistes), unanime idéologiquement (c’est-à-dire privée de tout moyen d’exprimer publiquement une quelconque forme de contestation) et « purifiée » ethno-racialement (autrement dit débarrassée des groupes considérés comme intrinsèquement « allogènes » et « inassimilables », « inférieurs » mais « dangereux »).
En faisant de la « Nation » la solution face à des méfaits – crise économique, chômage, « insécurité », etc. – invariablement attribués à ce qui lui est réputé étranger (en particulier tout ce qui touche – de près ou de très loin – à l’immigration), le fascisme prétend s’ériger en force « anti-système » et constituer une « troisième voie » : ni droite ni gauche, ni capitalisme ni socialisme. La banqueroute de la droite et les trahisons de la gauche donnent du crédit à l’idéal fasciste d’une dissolution des clivages politiques et des antagonismes sociaux dans une « Nation » enfin « régénérée » parce qu’unifiée politiquement (en réalité mise sous la coupe des fascistes), unanime idéologiquement (c’est-à-dire privée de tout moyen d’exprimer publiquement une quelconque forme de contestation) et « purifiée » ethno-racialement (autrement dit débarrassée des groupes considérés comme intrinsèquement « allogènes » et « inassimilables », « inférieurs » mais « dangereux »).
Reste que, dans un second temps, passé ce qu’on pourrait nommer son moment « plébéien » ou « anti-bourgeois » (caractère auquel le fascisme ne renonce jamais totalement, au moins en discours, ce qui fait l’une de ses spécificités), les dirigeants fascistes aspirent à nouer une alliance avec des représentants de la bourgeoisie – généralement par la médiation de partis ou de dirigeants politiques bourgeois – pour sceller leur accès au pouvoir, utiliser l’État à leur profit (pour des buts politiques mais aussi à des fins d’enrichissement personnel, comme l’ont montré toutes les expériences fascistes et comme l’illustrent régulièrement les condamnations judiciaires de représentants d’extrême droite pour détournement de fonds publics), tout en promettant au capital l’anéantissement de toute opposition. Des prétentions initiales à une « troisième voie » ne reste rien, le fascisme ne proposant pas autre chose que de faire fonctionner le capitalisme sous le régime de la tyrannie.
- Basculement de la démocratie libérale vers le néo-fascisme ni de droite ni de gauche
- Au coeur de la tempête fascisante, où se mélangent droite extrême, macronistes, bloc bourgeois et extrême droite
La crise de l’ordre social se présente aussi comme crise des rapports d’oppression, dimension particulièrement aigüe dans le cas du fascisme contemporain (néofascisme). La perpétuation de la domination blanche et de l’oppression des femmes comme des minorités de genre se trouve en effet déstabilisée voire mise en péril par la montée, à l’échelle mondiale (quoique très inégale selon les pays), des mouvements antiracistes, féministes et LGBTQI. En s’organisant collectivement, en se révoltant respectivement contre l’ordre raciste et hétéro-patriarcal, en parlant d’une voix propre, les non-Blanc·he·s, les femmes et les minorités de genre se constituent toujours davantage en sujets politiques autonomes (ce qui n’empêche nullement les divisions, en particulier si manque une force politique capable d’unifier les groupes subalternes).
Ce processus ne peut manquer, en réaction, de susciter des radicalisations raciste et masculiniste, qui se déploient sous des formes et dans des directions variées mais trouvent leur pleine cohérence politique dans le projet fasciste. Celui-ci articule en effet la représentation délirante d’un retournement en cours ou déjà advenu des rapports de domination (avec ces mythologies variées que constituent la « domination juive », le « grand remplacement », la « colonisation à l’envers », le « racisme anti-blancs », la « féminisation de la société », etc.) à la volonté fanatique des groupes oppresseurs de maintenir, quoi qu’il en coûte, leur domination.
La crise de l’ordre existant n’est pas simplement économique, sociale et politique. Elle se présente également, notamment du fait du basculement climatique en cours, comme crise environnementale.
Le néofascisme apparaît pour le moment divisé par les phénomènes morbides associés au capitalocène. Une grande partie des mouvements, idéologues et dirigeants néofascistes minimisent notamment le réchauffement climatique (voire le nient purement et simplement), plaidant pour une intensification de l’extractivisme (carbo-fascisme). À l’inverse, certains courants que l’on peut qualifier d’éco-fascistes prétendent constituer une réponse à la crise environnementale mais ne font guère que raviver et maquiller en « écologie » les vieilles idéologies réactionnaires de l’ordre naturel, toujours associées aux idées de rôles et de hiérarchies traditionnels (de genre notamment), mais aussi de communautés organiques fermées (au nom de la « pureté de la race » ou au prétexte de l’« incompatibilité des cultures »). De même utilisent-ils bien souvent l’urgence du désastre pour en appeler à des solutions ultra-autoritaires (éco-dictatures) et racistes (leur néo-malthusianisme justifiant presque toujours pour eux une répression accrue des migrant·es et un empêchement quasi-total des migrations).
Plus profondément, le projet fasciste consiste à intensifier ces rapports (d’oppression) de manière à produire un corps social extrêmement hiérarchisé (du point de vue de la classe et du genre), normalisé (du point de vue des sexualités et des identités de genre) et homogénéisé (du point de vue ethno-racial). L’enfermement et le crime de masse (génocide) n’est donc nullement une conséquence fortuite mais une potentialité inhérente au fascisme.
Pour autant, le fascisme se situe dans un rapport ambivalent vis-à-vis des mouvements sociaux. Dans la mesure où son succès dépend de sa capacité à apparaître comme une force « anti-système », il ne peut se contenter d’une opposition frontale aux mouvements de contestation et aux gauches. Ainsi les fascismes – « classiques » ou actuels – ne cessent-t-il d’emprunter une partie de leur rhétorique à ces mouvements pour façonner une synthèse politique et culturelle puissante.
Les régimes libéral et fasciste ne s’opposent pas comme s’opposeraient la démocratie et la domination. Dans les deux cas est obtenue la soumission des prolétaires, des femmes et des minorités ; dans les deux cas se déploient et se perpétuent des rapports imbriqués d’exploitation et de domination, et toute une série de violences associées inévitablement et structurellement à ces rapports ; dans les deux cas se maintient la dictature du capital sur l’ensemble de la société. Il s’agit en réalité de deux formes distinctes prises par la domination politique bourgeoise, autrement dit de deux méthodes différentes à travers lesquelles on parvient à soumettre les groupes subalternes et à les empêcher d’engager une action de transformation révolutionnaire.
Le passage aux méthodes fascistes est toujours précédé par un ensemble de renoncements, par la classe dominante elle-même, à certaines dimensions fondamentales de la démocratie libérale. Les arènes parlementaires sont de plus en plus marginalisées et contournées, à mesure que le pouvoir législatif est accaparé par l’exécutif et que les méthodes de gouvernement deviennent de plus en plus autoritaires (décrets-lois, ordonnances, etc.). Mais cette phase de transition entre démocratie libérale et fascisme passe surtout par la limitation croissante des libertés d’organisation, de réunion et d’expression, ou encore du droit de grève.
C’est sans grande proclamation que s’opère le durcissement autoritaire, qui fait reposer de plus en plus le pouvoir politique sur le soutien et la loyauté des appareils répressifs d’État, l’entraînant dans une spirale anti-démocratique : quadrillage sécuritaire de plus en plus serré des quartiers populaires et d’immigration ; manifestations interdites, empêchées ou durement réprimées ; arrestations préventives et arbitraires ; jugements expéditifs de manifestant·es et usage croissant des peines de prison ; licenciements de plus en plus fréquents de grévistes ; réduction du périmètre et des possibilités de l’action syndicale, etc.
Le fascisme procède spécifiquement par l’écrasement de toute forme de contestation, que celle-ci soit révolutionnaire ou réformiste, radicale ou modérée, globale ou partielle. Partout où le fascisme devient pratique de pouvoir, c’est-à-dire régime politique, il ne reste plus rien ou presque au bout de quelques années, et parfois de quelques mois, de la gauche politique, du mouvement syndical ou encore des formes d’organisation des minorités, c’est-à-dire de toute forme stable, durable et cristallisée de résistance.
Là où le régime libéral tend à tromper les subalternes en cooptant une partie de ses représentants, en incorporant certaines de leurs organisations dans le cadre de coalitions (en tant que partenaire mineur, n’ayant pas voix au chapitre) ou de négociations (prétendu « dialogue social » dans lequel les syndicats ou associations jouent le rôle de faire-valoir), voire en intégrant certaines de leurs revendications, le fascisme aspire à détruire toute forme d’organisation inassimilable dans l’État fasciste et à déraciner jusqu’à l’aspiration même à s’organiser collectivement hors des cadres organisationnels fascistes ou fascisés. Le fascisme se présente en ce sens comme la forme politique que prend la destruction presque complète de la capacité d’auto-défense des subalternes – ou sa réduction à des formes de résistance moléculaires, passives ou bien clandestines.
Il faut noter toutefois que, dans cette œuvre de destruction, le fascisme ne peut s’assurer la passivité d’une grande partie du corps social par des moyens uniquement répressifs ou par des discours ciblant tel ou tel bouc-émissaire : il ne parvient à stabiliser sa domination qu’en satisfaisant réellement les intérêts matériels immédiats de certains groupes (travailleurs privés d’emploi, petits indépendants appauvris, fonctionnaires, etc.), du moins ceux qui, au sein de ces groupes, sont reconnus par les fascistes comme de « vrais nationaux ». (...)
Si le fascisme fait donc effectivement appel aux masses, ce n’est donc nullement pour stimuler leur action autonome à partir d’intérêts spécifiques (politique de classe), en favorisant par exemple des formes de démocratie directe où l’on discuterait et agirait collectivement, mais afin d’appuyer les chefs fascistes et de leur donner un argument de poids dans les négociations avec la bourgeoisie pour l’accès au pouvoir. La participation populaire aux mouvements fascistes – et encore davantage aux régimes – est pour l’essentiel commandée d’en haut, dans ses objectifs comme dans ses formes, et elle suppose la déférence la plus absolue à l’égard de ceux qui seraient voués par nature à commander.
Le fascisme constitue une contre-révolution « posthume et préventive »[6]. Posthume dans la mesure où il se nourrit de l’échec de la gauche politique et des mouvements sociaux à se hisser à la hauteur de la situation historique, à se constituer en solution à la crise politique et à engager une expérience de transformation révolutionnaire. Préventive parce qu’il vise à détruire par avance tout ce qui pourrait nourrir et préparer une expérience révolutionnaire à venir : organisations explicitement révolutionnaires mais aussi résistances syndicales, mouvements antiraciste, féministe et LGBTQI, lieux de vie autogérés, journalisme indépendant, etc., autant dire la moindre forme de contestation de l’ordre des choses.
Dimension la plus visible du fascisme classique, les milices extra-étatiques sont en réalité un élément subordonné à la stratégie des directions fascistes, qui en usent tactiquement en fonction des exigences imposées par le développement de leurs organisations et la conquête légale du pouvoir politique (qui suppose dès l’entre-deux-guerres, et encore davantage aujourd’hui, d’apparaître un tant soit peu respectable, donc de mettre à distance les formes les plus visibles de violence). La force des mouvements fascistes ou néofascistes se mesure alors à leur capacité à manier – selon la conjoncture historique – tactique légale et tactique violente, « guerre de position » et « guerre de mouvement » (pour reprendre les catégories de Gramsci).
La victoire du fascisme est le produit conjoint d’une radicalisation de pans entiers de la classe dominante, par peur que la situation politique leur échappe, et d’un enracinement social du mouvement, des idées et des affects fascistes. Contrairement à une représentation commune, bien faite pour absoudre les classes dominantes et les démocraties libérales de leurs responsabilités dans l’ascension des fascistes vers le pouvoir, les mouvements fascistes ne conquièrent pas le pouvoir politique comme une force armée s’empare d’une citadelle, par une action purement extérieure de prise (un assaut militaire). S’ils parviennent généralement à obtenir le pouvoir par voie légale, ce qui ne veut pas dire sans effusion de sang, c’est que cette conquête est préparée par toute une période historique que l’on peut désigner par l’expression de fascisation.
C’est seulement au terme de ce processus de fascisation que le fascisme peut apparaître – évidemment aujourd’hui sans dire son nom, et en maquillant son projet, étant donné l’opprobre universelle qui entoure les mots « fascisme » et « fasciste » depuis 1945 – à la fois comme une alternative (fausse) pour des secteurs divers de la population et comme une solution (réelle) pour une classe dominante politiquement aux abois. C’est alors que, de mouvement essentiellement petit-bourgeois, il peut devenir un véritable mouvement de masse, interclassiste, même si son cœur sociologique, qui lui fournit ses cadres, demeure la petite bourgeoisie : petits indépendants, professions libérales, cadres moyens.
La fascisation s’exprime de multiples manières, à travers une grande variété de « symptômes morbides » (pour reprendre là encore l’expression de Gramsci), mais deux vecteurs principaux peuvent néanmoins être soulignés : le durcissement autoritaire de l’État et la montée du racisme.
Si le premier a évidemment pour principal terrain d’expression les appareils répressifs d’État (avec cet acteur spécifique de la fascisation que constituent les syndicats policiers), il ne faut pas oublier la responsabilité première des dirigeants politiques, dans le cas français de Sarkozy et Hortefeux à Macron et Castaner en passant par Hollande et Valls. Et si les violences policières s’inscrivent dans l’histoire longue de l’État et de la police, c’est bien la crise d’hégémonie, c’est-à-dire l’affaiblissement politique de la bourgeoisie, qui rend celle-ci de plus en plus dépendante de sa police et qui accroît la force, mais aussi l’autonomie, de cette dernière[7] : le ministre de l’Intérieur n’a plus tendanciellement pour fonction de diriger (et de contrôler) la police mais de défendre celle-ci coûte que coûte, d’en accroître les moyens, etc.
La montée du racisme combine également l’histoire longue de l’État français, vieille puissance impériale dans laquelle l’oppression coloniale et raciale a occupé – et ne cesse pas d’occuper – une place centrale, et l’histoire courte du champ politique. Face à la crise d’hégémonie, l’extrême droite et des secteurs de la droite – étant entendu que ces forces politiques représentent des fractions de classe distinctes – ont pour projet de solidifier un bloc blanc, capable de porter une forme de compromis social sur une base ethno-raciale, par une politique d’éviction systématique des non-Blanc·he·s ou autrement dit de préférence raciale. En outre, en faisant sans cesse valoir le danger que représenteraient les migrant·es et les musulman·es pour l’ordre public mais aussi pour l’intégrité culturelle de la « Nation », ces forces justifient la licence donnée aux forces de police dans les quartiers d’immigration et contre les migrant·es, l’accroissement de la répression des mouvements sociaux, en un mot l’autoritarisme d’État.
Pour le dire simplement, la fascisation de la police ne s’exprime et ne s’explique pas principalement par la présence de militants fascistes en son sein, ou par le fait que les policiers votent massivement pour l’extrême droite (en France et ailleurs), mais par son renforcement et son autonomisation (notamment des secteurs préposés aux tâches les plus brutales de maintien de l’ordre, dans les quartiers d’immigration, contre les migrant·es et secondairement dans les mobilisations). Autrement dit, la police s’émancipe de plus en plus du pouvoir politique et du droit, c’est-à-dire de toute forme de contrôle externe (sans même parler d’un introuvable contrôle populaire).
La police ne se fascise donc pas dans son fonctionnement parce qu’elle serait progressivement grignotée par les organisations fascistes. Au contraire, c’est parce que tout son fonctionnement se fascise – évidemment à des degrés inégaux selon les secteurs – qu’il est si facile pour l’extrême droite de diffuser ses idées en son sein et de s’implanter. Cela est particulièrement visible à travers le fait que l’on n’a pas assisté ces dernières années à une progression dans la police du syndicat lié directement à l’extrême droite organisée (France Police-Policiers en colère) mais à un double processus : la montée de mobilisations factieuses venant de la base (mais couverte par le sommet, au sens où elles n’ont fait l’objet d’aucune sanctions administratives) ; et la radicalisation droitière des principaux syndicats policiers (Alliance et Unité SGP Police-FO).
- Basculement de la démocratie libérale vers le néo-fascisme ni de droite ni de gauche
- Un jour, une éclaircie, grâce à l’antifascisme et aux forces émancipatrices anticapitalistes pro-démocratie directe ?
Dans la mesure où il dérive en premier lieu de la crise d’hégémonie et du durcissement des affrontements sociaux, le processus de fascisation s’avère éminemment contradictoire et, par-là, hautement instable. Il ne s’agit en aucune manière d’une voie royale pour le mouvement fasciste.
La classe dominante peut en effet parvenir dans certaines circonstances historiques à faire émerger de nouveaux représentants politiques, à intégrer certaines demandes provenant des subalternes et à bâtir ainsi les conditions d’un nouveau compromis social (qui lui permettent de ne pas avoir à céder le pouvoir politique aux fascistes pour conserver son pouvoir économique)[8] ; il est néanmoins peu probable que les classes dominantes soient amenées, dans le contexte présent, à accepter de nouveaux compromis sociaux sans une séquence de lutte de haute intensité imposant un nouveau rapport de force moins défavorable aux classes populaires.
Si le processus de fascisation n’aboutit pas nécessairement au fascisme, c’est aussi qu’au mouvement fasciste comme aux classes dominantes font face la gauche politique et les mouvements sociaux. Le succès des fascistes dépend en dernier ressort de la capacité – ou au contraire de l’impuissance – des subalternes à investir victorieusement tous les terrains de lutte politique, à se constituer en sujet politique autonome et à imposer une alternative révolutionnaire.
L’affaire est complexe car il ne suffit pas pour l’antifascisme d’affirmer son féminisme ou son antiracisme, de faire la critique du néolibéralisme ou d’appeler à défendre « la laïcité » pour faire apparaître le caractère réactionnaire du néofascisme. Dans la mesure où l’extrême droite a repris à son compte une partie au moins du discours anti-néolibéral, tend de plus en plus à adopter une rhétorique de défense des droits des femmes, use d’un pseudo-antiracisme de défense des « blancs » et s’érige en protecteur de la laïcité, l’antifascisme ne peut se contenter de formules vagues en la matière. Il doit impérativement préciser le contenu politique de son féminisme et de son antiracisme, ou encore expliquer ce qu’il faudrait entendre par « laïcité », sous peine de laisser subsister des angle-morts dans lesquelles ne manquent jamais de s’engouffrer les néofascistes (« fémonationalisme », dénonciation du « racisme anti-blancs » ou falsification/instrumentalisation de la laïcité), mais aussi sous peine de se mettre à la remorque des néolibéraux (qui ont leur propre « féminisme », celui des 1%, et leur « antiracisme moral », généralement sous la forme d’un appel à la tolérance mutuelle). De même doit-il préciser l’horizon politique de son opposition au néolibéralisme ou de sa critique de l’Union européenne, qui ne peut être celui d’un « bon » capitalisme national enfin régulé.
On voit à quel point le défi, pour l’antifascisme, n’est pas simplement de nouer des alliances avec les militant·es d’autres causes, qui laisseraient chaque partenaire inchangé, mais de redéfinir et d’enrichir l’antifascisme à partir des perspectives qui émergent au sein des luttes syndicales, anticapitaliste, antiraciste, féministe ou écologiste, tout en nourrissant ces dernières de perspectives antifascistes. C’est à cette condition que pourra se renouveler et progresser l’antifascisme, non comme un combat sectoriel, une méthode particulière de lutte ou une idéologie abstraite, mais comme sens commun imprégnant et impliquant l’ensemble des mouvements d’émancipation.
En complément, voir aussi cet article qui élargit et approfondit le propos :
La civilisation, l’Etat, le libéralisme, le système technicien mènent au fascisme, aux systèmes totalitaires - Avec le macronisme, l’ultracapitalisme triomphant et le régime policier en vigueur, le totalitarisme s’accroît
Forum de l’article
page précédente | page suivante
page précédente | page suivante