Avec Fatima Daas, naissance d’une subjectivité politique entre désir et rébellion

Paul B. Preciado

dimanche 1er novembre 2020, par Minou.

Musulmane et lesbienne, l’écrivaine Fatima Daas a déclenché une controverse en disant ne pas pouvoir s’empêcher de penser que l’homosexualité est un péché. Pour Paul B. Preciado, ces paroles sont complexes et importantes, car elles se situent en dehors du féminisme républicain.

Le travail de cartographie des modalités d’un présent révolutionnaire peut évoquer le corps du cartographe comme athlétique, courant d’une lutte à l’autre, un corps vigoureux et viril, présent dans toutes les manifestations. Et pourtant, au contraire, cette cartographie commence dans les lits, dans les hôpitaux et dans les cimetières. Comme nous l’enseigne l’artiste coréenne-américaine et malade chronique Johanna Hedva, c’est avec le corps blessé par la violence patriarcale et coloniale, et par la destruction écologique, que nous devrons faire la prochaine révolution. Ainsi, cette cartographie de notre présent révolutionnaire commence d’abord par acter la difficulté de se lever.

Depuis que j’ai été malade du Covid en mars dernier, je n’ai pas retrouvé ma vitalité physique. Chaque jour, au réveil, je perçois mon corps comme un Lego fait de pièces éparpillées, que je cherche désespérément sur le lit et que j’assemble d’abord avec ma conscience, avant de pouvoir me lever. Ce corps brisé est aussi un agent de la révolution à venir, un cartographe blessé, un cheval de Troie déjà éventré, un oiseau messager avec une aile cassée.

Certains jours, je n’arrive pas à retrouver les morceaux de hanche, de pied, de genou ou de cheville, et je passe toute la matinée allongé, entouré de livres qui se confondent avec mes membres éparpillés : Eula Bliss, Adrienne Rich, Emmanuelle Bayamack-Tam, Virginia Woolf. Les livres : des organes magiques abstraits qui sortent d’un corps et peuvent être assemblés dans un autre. Virginie passe par la maison et laisse le livre de Fatima Daas sur ma table. Peu à peu, La Petite Dernière se fraye une place parmi les autres livres, parmi mes autres membres, et m’accompagne pendant les matins sans pieds.

La Petite Dernière devient un organe parmi mes organes. Je tremble en lisant Fatima Daas parce que j’aurais pu écrire la même chose à 25 ans en tant que fille lesbienne d’une famille catholique espagnole dans une ville de la périphérie, où être lesbienne était aussi, comme le dit, non sans difficulté Fatima Daas, « un péché ». Avant de perdre ma foi, je me souviens avoir pensé, comme Fatima Daas : « J’ai peur que Dieu ne m’aime pas, qu’il ne m’aime pas comme je l’aime, qu’il m’abandonne, que je ne sois pas ce que je devrais être, que je mette en doute ce que Dieu me dit de faire, que je me retrouve seule, que je me réveille au milieu de la nuit terrifiée. »

Se réveiller à la sexualité, c’est se réveiller à la peur. Moi aussi, comme la narratrice du livre, je croyais que j’aimais Dieu plus que les filles – peut-être parce qu’à l’époque, dans une petite ville catholique, Dieu était plus accessible qu’elles. Plus tard, Nietzsche et Jill Johnston m’ont fait changer d’avis. Dieu est devenu distant et les filles ont frappé à ma porte.

Il y a vingt ans, il était difficile de s’affirmer comme lesbienne dans une famille catholique espagnole. Mais en lisant La Petite Dernière, je me rends compte qu’il est encore plus difficile de s’affirmer en tant que lesbienne dans une famille musulmane en France, en 2020, car cette affirmation implique non seulement (ce qui est déjà beaucoup) de « déshonorer » la famille, comme c’était également le cas dans un contexte catholique, mais remet aussi en cause la représentation féministe eurocentrée dominante, dans laquelle une lesbienne est avant tout une femme blanche chrétienne – plus ou moins laïque. On ne sait pas qui a le plus peur du livre de Fatima Daas, des imams de Clichy-sous-Bois ou des féministes de Saint-Germain. Mais Nietzsche et Jill Johnston sont certainement du côté de La Petite Dernière.

"Sick Women Theory", essai de Johanna Hedva paru dans "Mask Magazine" en 2016. © Mask Magazine "Sick Women Theory", essai de Johanna Hedva paru dans "Mask Magazine" en 2016. © Mask Magazine
Car, selon une loi tacite, pour les Françaises, il n’y a pas seulement, comme le souhaite le ministre français de l’Éducation nationale, une façon républicaine de s’habiller : il existe aussi une façon républicaine d’être lesbienne. Pas de décolleté, pas de minijupe. Pas de voile, pas de moustache. Pas de halal, pas de gender queer. Pas de putes, pas de trans. Pas de sexe, pas de spiritualité. Une bonne lesbienne républicaine est avant tout une femme blanche chrétienne – même si elle est afro-européenne, elle doit s’exprimer comme si elle ne l’était pas, elle doit assumer la fausse universalité de la femme blanche hétérosexuelle.

"Sick Women Theory", essai de Johanna Hedva paru dans "Mask Magazine" en 2016. © Mask Magazine

Il n’est pas possible de s’affirmer en tant que musulmane lesbienne sans nier l’un des deux termes : une bonne lesbienne est une lesbienne qui renie l’islam. Une lesbienne doit être une bonne femme de la nation. La bonne lesbienne se bat avant tout pour la liberté républicaine de « toutes les femmes », et se dresse donc, avec une force égale, contre « l’esclavage » des femmes dans la prostitution et contre la « soumission » des femmes musulmanes – elle n’a même pas besoin de leur parler car elle considère qu’elles manquent de souveraineté puisqu’elles sont sous l’influence de la prostitution ou de l’islam. Caroline Fourest, par exemple, serait une bonne incarnation de la républicaine lesbienne. Même Éric Zemmour pourrait devenir un bon candidat républicain lesbien si jamais il changeait de sexe et de sexualité – mais pas d’idéologie.

Dans notre cartographie d’un présent révolutionnaire, la voix hachée de Fatima Daas s’oppose à l’image lisse et vide de la bonne lesbienne républicaine. Chaque brève section de La Petite Dernière commence par un ou plusieurs énoncés à la première personne qui fonctionnent, loin de leur apparente simplicité, comme des oxymores politiques, puisque chaque identification semble nier ou remettre en question celle qui suit : « Je m’appelle Fatima Daas/ Je suis française/ Je suis musulmane/ Je suis lesbienne/ Je suis porteuse d’une maladie chronique. »

L’affirmation d’identités politiquement irréconciliables (française, musulmane, lesbienne) montre non seulement que les privilèges ou l’oppression sociale et politique sont, comme le souligne la théoricienne afro-américaine Kimberlé Crenshaw, « l’effet de l’intersection de différentes positions de classe, race, sexe ou sexualité », mais aussi qu’il existe des zones de forte densité nécropolitique (où se croisent les catégories subalternes de femme, lesbienne, trans, musulmane, migrante, malade…) dans lesquelles la vie est constamment menacée et où l’auto-nomination est refusée.

Le sujet politique qui donne voix à La Petite Dernière est non seulement en dehors du spectre de la représentation démocratique française, mais aussi en dehors du féminisme républicain. C’est pourquoi les paroles de Fatima Daas sont importantes, car de la même façon que certaines radiations nous permettant de détecter l’existence de l’antimatière, elles nous permettent de savoir qu’il y a vie et subjectivité politique, qu’il y a désir et plaisir, qu’il y a connaissance et rébellion, exactement là où le croisement de différentes formes d’oppression devait provoquer uniquement le silence et la mort.

Pour embrasser les mots complexes de Fatima Daas, il est nécessaire de parler non seulement de l’intersection de multiples oppressions, mais aussi de disjonction de l’énonciation politique. Alors que la notion d’intersectionnalité nomme le croisement des vecteurs de domination, la disjonction indique la difficulté de la culture hégémonique à représenter des positions subalternes qui remettent en cause l’identité dominante.

J’appelle disjonction politique la condition normative qui rend inhabitables et non énonciables certaines zones d’intersection des différents vecteurs d’oppression. La disjonction politique est celle qui oblige à « choisir » entre la classe ouvrière et l’homosexualité (comme dans le cas d’Édouard Louis, comme s’« il n’y avait pas de pédés parmi les travailleurs ») ou entre le lesbianisme et la religion musulmane (comme dans le cas de Fatima Daas), ou entre le handicap et le changement de sexe (comme dans le cas de l’artiste trans sans bras Lorenza Böttner ou de l’activiste trans Zig Blanquer), car comment une personne atteinte d’une maladie chronique ou considérée comme handicapée pourrait-elle se permettre de changer de sexe ?

C’est cette disjonction de l’énonciation politique qui a empêché la militante afro-américaine Angela Davis de parler publiquement de sa sexualité lesbienne pendant des années. C’est cette disjonction qui a obligé James Baldwin à ne pas mentionner son homosexualité dans ses textes de lutte pour les droits civiques aux États-Unis (et par extension Raoul Peck dans Je ne suis pas votre nègre), parce que tant les Black Panthers que les partisans de Martin Luther King considéraient l’homosexualité comme intolérable, parce qu’elle était, respectivement et selon le cadre d’interprétation, soit « une forme de décadence de la bourgeoisie blanche », soit « un péché ».

Résultat de cette intersection disjonctive, dans le livre de Fatima Daas, les phrases sont coupées encore et encore. Puis la voix de la narratrice recommence. Les paragraphes sont presque inexistants. Le discours est segmenté par des positions d’énonciation entre lesquelles il ne peut y avoir de continuité. Le récit unique devient impossible. Le sujet politique, comme la protagoniste qui souffre elle-même d’asthme, ne peut pas respirer. Le langage s’étouffe. Le roman explose en vers. Au bord de l’invisibilité et du silence, la prose devient poésie.

Pourquoi n’est-il pas possible d’écouter Fatima Daas et d’accepter la complexité de sa position sans lui demander de s’excuser de ne pas être une bonne lesbienne ou une bonne musulmane ? Pourquoi lui couper encore une fois la parole ? Faire la révolution féministe ne signifie pas simplement atteindre une masse critique où toutes les femmes (blanches, racisées, lesbiennes, handicapées, travailleuses du sexe, migrantes, ouvrières, transsexuelles) acceptent comme les leurs les revendications de liberté et d’égalité des femmes blanches de classe bourgeoise dans la société hétérosexuelle. Non seulement il n’est pas nécessaire que l’énonciation soit homogène pour faire la révolution, mais, au contraire, seule l’hétérogénéité de l’énonciation éloigne la révolution du danger du totalitarisme, de la répression de la dissidence et de la purification du sujet révolutionnaire.

La féministe chicana Chela Sandóval a raison de rappeler que si l’hétérosexualité eurocentrée est dominante dans la société patriarcale, elle est déterminée à l’être aussi dans les luttes féministes. Sans projet antiraciste transversal, l’extension pop du féminisme eurocentré génère, comme effet collatéral, l’exclusion des « mauvaises filles » du féminisme. Notre cartographie est celle des monstres : nous allons nous intéresser aux moments d’émergence de trois figures disjonctives qui font exploser le féminisme républicain blanc hétéronormatif : la position trans ou non binaire, celle des travailleuses du sexe, et celle de femmes racisées (marquées comme migrantes, parfois comme musulmanes, d’autres fois simplement comme « esclaves » ou « sauvages »).

Fatima Daas appartient à cette généalogie d’écrivaines et d’écrivains qui, comme Audre Lorde (poétesse lesbienne, mère, noire, atteinte d’un cancer du sein), Gloria Anzaldúa (lesbienne chicana, créatrice d’une langue frontalière), Dorothy Allison (qui écrit à partir de l’affirmation de son statut de femme white trash, lesbienne et praticienne de la sexualité BDSM qui a survécu à l’abus sexuel et au viol) ou Leslie Feinberg (homme trans et activiste des mouvements ouvriers et antiracistes aux États-Unis), ont nommé les intersections disjonctives pour les transformer en connexions révolutionnaires.

Je vous laisse avec la voix de Fatima, avec sa vibration rebelle : « À la Grande Mosquée, l’imam doit entendre les mêmes histoires plusieurs fois par jour. Alors, j’essaie en même temps de répéter la mienne d’histoire en formulant la chose le plus simplement possible./ J’avais eu cette idée en faisant la prière de l’après-midi,/ Alors, dans la grande salle au rez-de-chaussée, à côté de femmes./ Comme moi./ Des musulmanes./ Comme moi./ Là, l’imam peut ouvrir la porte à tout moment. Ce sera à moi de parler./ La jeune femme au voile bleu va s’en aller./ Je ne la croiserai plus./ L’imam refermera la porte derrière nous./ Une chaleur va me parcourir./ Je devrai raconter l’histoire de mon amie lesbienne musulmane. »

Voir en ligne : https://www.mediapart.fr/journal/cu...


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