Anti-communisme

À propos du soulèvement à Hong Kong par des camarades Américains

samedi 23 novembre 2019, par janek.

Il y a deux semaines, nous publiions un article d’Alain Brossat fustigeant le mouvement à Hong Kong et sa jeunesse nihiliste manipulée par des intérêts géopolitiques qui profitent, en dernière instance, aux États-Unis de Trump. Cette semaine, voici justement l’analyse produite par des camarades américains qui sont allés à Hong Kong fin août et parviennent à mêler le récit d’une journée importante de manifestation (le 31 août) à une analyse plus fine de la situation : à côté de toute idéologie figée, ils tentent de mettre en avant ce que le mouvement a su inventer de nouveau à même la lutte. Entre la stratégie « Be water » et la mise en lumière du contrôle social à la chinoise, les auteurs voient également quelques limites du mouvement, dont la contradiction finale réside dans le fait d’avoir besoin, pour gagner, d’activer une contestation au sein même de l’empire chinois.
Au moment où nous finissons la mise ne page de cet article, l’université Polytechnique de Hong Kong est encerclée depuis plusieurs heures par la police qui a bouclé le quartier. On trouve un fil telegram des événements par ici

Ce n’était plus qu’une question de temps. Les manifestants et les flics le savaient. Le 1er octobre, un adolescent se faisait tirer à bout portant une balle en pleine poitrine par la police. La balle manqua son cœur d’environ 3 centimètres.

Des milliers de Hongkongais se rassemblèrent le lendemain après-midi sur un terrain de jeux pour plier des grues en papier et souhaiter au jeune manifestant un prompt rétablissement. Ils tenaient des banderoles disant « Arrêtez de tirer sur nos enfants ! » et utilisèrent les lampes de leur smartphones comme des torches pour illuminer la nuit. Au milieu de l’aire de jeu, un millier de grues en origami épelaient « Hongkongers, add oil ! », une expression cantonaise qui en est venue à définir le mouvement, signifiant grosso modo : ne nous arrêtons pas, continuons, ajoutons de l’huile sur le feu. En moins d’une heure, les manifestants dressaient des barricades dans les rues et jetaient des cocktails Molotov sur les commissariats les plus proches.

Le mouvement qui a commencé avec une manifestation contre une proposition d’accords d’extradition avec la Chine entre à présent dans son quatrième mois d’affilée, sans qu’on puisse en entrevoir la fin. La proposition de loi – à présent retirée – aurait donné au Parti communiste chinois une latitude sans précédent pour extrader dissidents, criminels et réfugiés, et les amener à comparaître devant l’opaque système judiciaire chinois. Arrivé à la suite de la Loi sur la morale et l’éducation de 2012 et de la Réforme électorale de 2014, cet amendement n’était que la dernière en date des tentatives de démantèlement du précaire arrangement politique concernant la région : « Un Pays, Deux Systèmes ». Le mouvement ayant rapidement évolué en une large résistance au contrôle de la Chine, et le gouvernement de Hong Kong ayant déclaré l’état d’urgence, la situation est dans l’impasse et la violence s’intensifie des deux côtés.

Dans la suite, nous présentons une chronologie succincte des moments-clé du mouvement, expliquons pourquoi les tensions sont si fortes dans le delta de la rivière des Perles et envisageons les leçons tactiques et stratégiques que nous pouvons en tirer. Nous ne jugerons pas le mouvement sur la base de son idéologie, mais regarderons ce qu’il a produit comme grammaire et comme arsenal pour les futures luttes contre les systèmes de surveillance techno-autoritaire à venir.

Discorde sauvage

La première manifestation d’importance contre la proposition de loi pour l’extradition eut lieu le 9 juin, où plus d’un million de personnes descendirent dans les rues. Le 15 juin, Carrie Lam, la chef de l’exécutif de Hong Kong, annonça la suspension de la proposition, ce qui fut perçu par la plupart comme une tentative de noyer le poisson pour faire passer la loi plus tard, en catimini.

Quelques heures après l’annonce, un jeune homme en imperméable jaune, le visage caché par un masque chirurgical et des lunettes de soleil, escaladait les échafaudages en bambou d’un grand centre commercial du quartier des affaires. Quelques jours plus tôt, Carrie Lam avait qualifié d’émeute une manifestation pacifique ayant eu lieu dans ce même centre commercial. Quand l’homme déploya des banderoles depuis le toit, demandant au gouvernement de retirer la qualification d’émeutiers des manifestants et de libérer ceux qui avaient été arrêtés, il devint clair que le mouvement se dirigeait vers quelque chose de bien plus vaste que la seule demande du retrait de la proposition de loi.

Des milliers de personnes regardèrent en direct des négociateurs de la police et des membres du Parlement tenter de convaincre l’homme de redescendre. Il restait dos aux caméras, montrant le message inscrit sur sa veste : « Carrie Lam tue Hong Kong ». Après cinq heures éprouvantes, l’homme sauta de l’immeuble de sept étages, évitant volontairement le matelas gonflable que les pompiers avaient installé en contrebas. Marco Leung Ling-Kit, l’homme à l’imperméable jaune, devint le premier martyr des manifestations. Le mouvement n’était plus contre la proposition de loi, il portait sur l’absence de futur de Hong Kong. Des millions de personnes descendirent dans les rues le lendemain, adoptant le noir comme uniforme de deuil. Les gros titres des journaux évaluèrent le nombre des manifestants à « deux millions plus un ».

Avec le testament de Marco Leung en ligne de fond, le mouvement se rassembla autour de cinq demandes phares : 1) le retrait pur et simple de la loi sur l’extradition, 2) le retrait de la qualification juridique des manifestants en « émeutiers », 3) la libération immédiate des personnes arrêtées, 4) une enquête indépendante sur la police de Hong Kong, 5) le suffrage universel.

Trois nouveaux suicides, le 29 juin, le 30 juin et le 3 juillet ont eu lieu avant et après le spectaculaire envahissement du conseil législatif le 1er juillet. Face à un mouvement diffus et sans leader, la police de Hong Kong était aux abois. À la mi-juillet, ils inondaient de lacrymo des stations de métro entières, aspergeaient et matraquaient quiconque était vêtu de noir, arrêtaient jusqu’aux enfants et personnes âgées. Quand les quartiers prirent des airs d’occupation policière, les habitants commencèrent à descendre de leurs appartements pour harceler la police, les traitant de « terroristes » et de « criminels » . Certains partagèrent sur Telegram les codes de leurs immeubles pour que les jeunes puissent s’abriter de la police. Le 21 juillet, une centaine de personnes soupçonnées d’appartenir aux triades, portant masques et tuyaux de plomberie, attaqua des manifestants dans une station de métro de banlieue. Ces derniers furent bloqués dans la station après que la ville eut décidé d’annuler tous les trains quittant la manifestation. Pour la première fois, les forces de polices étaient aux abonnés absents. Le gouvernement collaborait avec la mafia pour éliminer le mouvement.

Une grève générale eut lieu le 5 août, avec sept cortèges différents sillonnant la ville. Les postes de police étaient encerclés par des manifestants toutes les nuits, les manifestations dégénéraient fréquemment en de dangereux affrontements contre des gangsters. Deux jours de suite, les 12 et 13 août, l’unique aéroport de Hong Kong fut entièrement bloqué après qu’une jeune street médic fut éborgnée par la police. Le mois d’août fut ponctué par trois autres actions massives : une marche pacifique de 1,7 millions de personnes le 18 août et une chaîne humaine de deux cent mille personnes s’étirant de la ville jusqu’aux montagnes, inspirée des actions qui, dans les pays baltes, avaient précipité la chute de l’Union Soviétique. Les affrontements culminèrent le 31 août et prirent une tournure dramatique ce soir-là, lors d’une terrible manifestation de violence policière. Trois personnes ont disparu à cette occasion, beaucoup pensent qu’ils ont étés tués par la police.

Battez-vous pour la liberté, soutenez Hong Kong !

Hong Kong est une place de marché libre international depuis son occupation par les Anglais en 1842. Sous la dynastie Qing, au XVIIIe siècle, la plupart des échanges commerciaux avec l’étranger était confinée dans un petit système portuaire du delta de la rivière des Perles. Connu sous le nom de système de Canton, il limitait l’installation des marchands étrangers aux marges de la ville et leur en interdisait l’accès. Le commerce était sujet à un nombre infini de régulations, et le désir de l’Angleterre de contourner ces lois pour faire main basse sur des biens comme le thé, la soie ou la porcelaine explique en grande partie ses vues sur Hong Kong. Pour contrebalancer ses pertes commerciales, l’Angleterre commença à importer des quantités massives d’opium depuis l’Inde sur les marchés chinois, et après les deux Guerres de l’opium, Hong Kong fut officiellement cédée aux Anglais. En 1864, la ville était devenue le principal centre financier d’Asie du sud-est.

Au cours des années suivantes, les migrations vers Hong Kong se poursuivirent sans discontinuer, non seulement en raison des opportunités économiques, mais aussi à cause des inondations, des famines et des guerres qui caractérisaient l’effondrement de la dynastie Qing. Sous l’occupation anglaise, les marchands n’étaient plus soumis aux mêmes régulations qu’au sein du système de Canton et pouvaient faire commerce sans les interférences de la loi chinoise. Ces facteurs contribuèrent à faire de Hong Kong une étrange oasis, terre d’accueil pour un mélange de marchands, de financiers et de familles prolétaires, mais aussi pour des réfugiés, des criminels, et des dissidents fuyant les persécutions des autorités chinoises.

Hong Kong resta une ville portuaire modèle tout au long du XXe siècle, devenant la plaque tournante indispensable au commerce extérieur de la Chine quand celle-ci s’ouvrit au marché international à la fin des années 70. Étant donné son histoire de zone grise de l’hyper-capitalisme, Hong Kong est sans surprise l’une des villes les plus inégalitaires du monde en termes de répartition des richesses. C’est aussi une des villes où le marché de l’immobilier est le plus surévalué, laissant ceux au bas de l’échelle – les jeunes en particulier – avec peu de possibilités de mobilité sociale et un sombre pressentiment pour le futur.

Après la rétrocession de Hong Kong à la Chine en 1997, ces problèmes ont été enterrés sous un tas de législations dont le but est de réintroduire petit à petit Hong Kong sous la coupe du Parti Communiste, avant la date butoir de 2047, quand la politique de « un pays, deux systèmes » aura légalement expiré. C’est cette hypothèque sur le futur qui a secoué l’été Hongkongais.

31 août. D’une certaine façon, tout le monde savait qu’aujourd’hui ça serait énorme. Peut-être à cause des attaques des triades tôt ce matin, ou des arrestations des figures du mouvement la veille. En tout cas, le gouvernement a annulé l’autorisation de manifester à la dernière minute. Pour contourner ça, une église a décidé de prendre en charge l’organisation de la marche, puisque l’État ne peut pas légalement interdire les rassemblements religieux. Toutes les stations de métro autour du lieu de rassemblement ont été fermées, alors nous avons pris le ferry depuis Kowloon jusqu’à l’île de Hong Kong – c’était avant qu’ils fassent des descentes de flics sur les ferries. Nous avons échangé des regards complices avec un autre groupe de jeunes bien louches à l’autre bout du bateau. Nous arrivons en retard, peu après 14h. Il pleut et la foule a déjà commencé à marcher. Des dizaines de milliers de parapluies manœuvrent avec dextérité, dessus, dessous, autour les uns des autres, sous le ciel gris acier. Le long de la route nous croisons des flics anti-émeutes en faction devant les commissariats, mais la marche vient juste de se lancer, ce n’est pas encore le moment. On se croirait vraiment dans une procession religieuse : sombre et silencieuse, tout le monde vêtu de noir, le silence rompu seulement par des hymnes, qui, comme des lamentations, s’élèvent lorsque nous passons devant la police, des « sing hallelujah » chantés dans plusieurs langues qui se fondent en une seule et menaçante mélodie.

Quand la marche s’est officiellement terminée, nous avons regardé sur Telegram où était le prochain rencard, et pris le chemin d’un important quartier de boutiques. Nous nous asseyons au bord du trottoir avec nos amis, regardant passer le flot continu de manifestants qui se déverse dans la rue devant nous. Les gens s’équipent tranquillement, s’aidant les uns les autres à ajuster leurs casques et leur masques à gaz. La foule gonfle dans l’heure qui suit et nous regardons ces milliers de personnes passer d’une marche religieuse au black bloc le plus grand que nous n’ayons jamais vu. L’atmosphère est tendue par anticipation.


La « démocratie » que revendique le mouvement se comprend comme un terme valise dans lequel il faudrait ranger les libertés civiles comme la liberté de parole et la liberté de la presse, ainsi qu’un certain nombre de réformes obtenues durant les émeutes contre l’Angleterre en 1967. La peur de perdre ces libertés motive une large part de la jeunesse, dont une partie a passé sa vie à regarder la poigne autoritaire du Parti se refermer lentement sur leur maison. Le pouvoir extatique et créatif du mouvement peut être vu comme la résultante de la non-identification des manifestants au modèle omnipotent de gouvernance du Parti communiste, un étalage impressionnant des manières que trouvent les gens pour défier la surveillance de masse et le terrorisme d’État.

Ce n’est pas un hasard si les affrontements les plus violents avec la police n’ont pas lieu sur l’île de Hong Kong – le Manhattan de Hong Kong – mais de l’autre côté de l’eau, dans les quartiers populaires de Kowloon. Mong Kok, lieu des émeutes des boulettes de poisson en 2016, au « croisement des activités des triades, de la prostitution, de la bouffe pas chère et des marchands ambulants [1] », ressemble à une zone de guerre plongée dans la nuit, alors que des émeutiers réunis en rassemblements éclairs jouent au chat et à la souris avec des forces de police dans tous leurs états, ce depuis des semaines. Des adolescents du quartier en cagoules et Yeezys construisent des barricades aux côtés de travailleurs migrants pakistanais, tandis que la police balance ses gaz lacrymogènes sans discrimination, empoisonnant les milliers de résidents qui vivent dans les immeubles surpeuplés au-dessus. Il serait naïf de présumer qu’il n’y a pas dans le mouvement des personnes qui visent la création d’une nouvelle identité ethno-nationaliste, mais que les partisans de ce mouvement aient fait de la défense de ces quartiers une stratégie centrale montre bien que le « Hong Kong Way » (n.d.t. : la manière de faire à la hongkongaise) a une place à offrir à quiconque participe au mouvement.

Les adolescents et les migrants ne sont pas les seuls à se battre pour Hong Kong : le mouvement fait fondre beaucoup de barrières sociales auparavant infranchissables. En réponse aux tentatives de propagande du gouvernement pour monter la jeunesse indisciplinée contre les adultes plus « rationnels », des brigades de personnes âgées se sont formées mi-juillet en soutien à la lutte. Ces formations de « Cheveux argentés » – certains ont 70 ou 80 ans – portent des gilets jaunes et se positionnent en première ligne, afin de retarder les charges de police et de permettre aux plus jeunes frontliners de s’échapper. Le 28 août, plus de cent mille femmes sont descendues dans la rue lors d’un rassemblement #MeToo pour dénoncer les agressions sexuelles et le harcèlement commis par la police. Il y a même eu une manifestation célébrant la vie sauvage et les animaux domestiques qui ont souffert de l’exposition prolongée aux gaz lacrymogènes.

La manifestation quitte le quartier commercial pour aller vers le quartier général de l’armée chinoise. L’ambiance passe de lugubre à électrique. Tout le monde est entièrement équipé. Un ami court taguer un pont gigantesque, et une douzaine d’inconnus armés de parapluies l’encerclent pour le protéger des caméras de vidéosurveillance. Alors que nous approchons du quartier général, quelques manifestants grimpent sur un immeuble et se mettent à déchirer un panneau publicitaire qui annonce la prochaine célébration des 70 ans du gouvernement chinois. La foule applaudit tandis que les symboles de la domination tombent en lambeaux dans les rues au-dessous. Nous arrivons devant les baraquements en passant par une passerelle au-dessus de l’autoroute, et un nombre encore plus important de manifestants se trouve en dessous. Les policiers ont installé des barricades et préparent leurs armes. Nous savons tous ce qui va se passer, tout le monde est prêt. Quelques flics nous regardent depuis les toits loin au-dessus. Ils agitent le drapeau orange, signalant qu’ils s’apprêtent à tirer. Et volée après volée, les cartouches de gaz lacrymogènes rebondissent sur le pont, chacune calmement neutralisée par une des nombreuses équipes, armées seulement de cônes de circulation et de bouteilles d’eau. Sur le front gauche, une formation serrée avance lentement derrière un mur de panneaux de signalisation reconvertis en boucliers, alors que la police commence à les canarder. Sur la droite, une autre formation profite de la diversion pour effectuer une percée, jetant des pierres sur les flics et des Molotov sur le bâtiment lui-même. Derrière nous, des équipes logistiques garnissent la rambarde de ravitaillements en eau et en morceaux de briques. Nous nous trouvons parmi des rangs inombrables de visages cachés derrière des masques, des parapluies et des casques jaunes.


L’insistance du mouvement à ne subir « aucune division, aucune dénonciation, et aucune trahison » a été formulée le 1er juillet, lorsque des manifestants ont envahi le Conseil législatif. Ce jour-là, un débat a pris corps entre les partisans d’une occupation du bâtiment, à l’image du mouvement des tournesols à Taïwan, et ceux qui leur répondaient qu’il n’y avait aucun intérêt à investir ce lieu en attendant de s’y faire arrêter. Quelques instants avant que les Raptors – les forces d’élite de la police – n’arrivent, quelques manifestants ont couru pour embarquer de force ceux restés en arrière, les sauvant d’un tabassage en règle et d’arrestations certaines. À partir de ce moment, « on vient ensemble, on part ensemble » est devenu l’un des principes du mouvement.

Le mouvement est uni derrière cinq demandes qui semblent impossibles à satisfaire, et se tient vent debout contre une répression implacable. Le refus de négocier du gouvernement a préservé l’unité pratique du mouvement, repoussant le moment où les dissensions pourraient apparaître. Cette unité est à la fois une bénédiction et une malédiction. D’un côté, elle a permis de créer des liens forts entre les combattants des premières lignes et les manifestants pacifistes, auxquels il est souvent fait référence comme, respectivement, « les mains et les pieds » du mouvement. De l’autre côté, en adoptant cette image romantique de l’unité, le mouvement prend le risque d’obscurcir les réelles divisions qui naissent au sein du mouvement et qui ont à proposer des conceptions très différentes de ce que pourrait vouloir dire « libérer Hong Kong ».

TECHNOLOGIE ET MAGIE

On peut étudier l’organisation du mouvement pour déterminer sa consistance éthique, et observer ses cibles pour avoir une idée de son intelligence stratégique et de ses limites.

ÉTUDE DE LA CIBLE
Le développement des systèmes informatiques de la Chine est un élément central de son grand plan de « nouvelles routes de la soie », une sorte de Guerre de l’opium expansionniste inversée. Le PCC vise à faire rentrer dans son giron des portions de l’Asie centrale, du Moyen-Orient et de l’Afrique en y vendant des infrastructures logistiques et de communication stratégiques. Les pays qui seront dans l’incapacité de rembourser ces investissements de plusieurs milliards de dollars se verront obligés de faire de grandes concessions. Cette stratégie de la dette et de la dépendance à l’infrastructure chinoise garantit que l’avenir de ces régions sera suspendu au bon vouloir du PCC.

Sur le plan national, le PCC compte mettre sa population entière sous la coupe du système Sesame Credit d’ici 2020. Ce système de contrôle social et de régulation économique, qui repose sur des décennies de bureaucratie administrative centralisée, récompense et punit chaque citoyen en fonction de ses choix économiques, de ses relations sociales et de ses habitudes en ligne. Quelqu’un qui a un mauvais score peut se voir interdire de prendre l’avion ou d’utiliser les transports publics. À l’inverse, un bon score donne accès aux universités les plus prestigieuses ou aux prêts avec les taux les plus avantageux. Dans l’ensemble, le système de contrôle et de surveillance chinois constitue un réseau diffus de lignes de caste à travers la société. Malgré la libéralisation des marchés depuis les années 80, ces systèmes de contrôle limitent énormément la mobilité sociale.

Le pire cauchemar de nombreux Hongkongais est le système d’apartheid mis en place dans la province chinoise du Xinjiang, où la population locale musulmane est sous une surveillance constante. Des checkpoints gouvernementaux sont établis dans toute la région pour prélever des échantillons de voix et scanner les iris de toute personne de l’ethnie ouïghour. Le gouvernement impose l’installation de balises GPS dans chaque véhicule. La reconnaissance faciale est utilisée pour surveiller le niveau d’implication des enfants lors de leçons où on leur inculque de s’identifier comme « Chinois avant tout ». Les musulmans pratiquants disparaissent dans des « camps de rééducation » où on leur dit qu’ils auront de meilleures chances d’être relâchés s’ils mangent volontairement du porc et arrêtent de faire la prière.

Incapables de voir ou d’entendre quoi que soit, et encore moins de communiquer verbalement au milieu des lacrymos, nous synchronisons nos actions de manière primaire. Ce chaos n’est pas déterminé par le désordre, mais par sa vitesse ; symbiose et attention créent de l’ordre. Soudain, un canon à eau apparaît sur la route derrière le QG militaire et commence à arroser. Une confusion momentanée s’empare de la foule : personne ne s’attendait à ce qu’une teinture bleue ultraviolette soit mélangée à l’eau. Le mot tourne que des flics anti-émeute arrivent derrière nous, et même si nous avons l’avantage du nombre, nous décidons de passer notre chemin. Nous nous échappons par une ruelle. Confiants grâce à notre nombre, nous avançons à une allure tranquille et ôtons notre équipement un instant : tout le monde est épuisé. Au passage, quelqu’un nous tend des McMuffins. Quand nous nous regroupons devant le commissariat, des gamins ont déjà construit une barricade énorme avec des matériaux de chantier. Après une heure de jets de projectiles sporadiques, les flics finissent par charger et la barricade de transforme en un mur de flammes comme par magie. La manifestation se disperse, et des milliers de personnes en habits de motard s’éparpillent dans tous les sens. Il est déjà 10 heures, mais la nuit est loin d’être finie.

LA FORME DE LAVOLTE QUI VIENT
Nous allons identifier quelques-uns des outils essentiels utilisés par les manifestants pour déborder ces formes de contrôle avancées. Les lignes de front s’organisent de manière anonyme. Les gens paient des cartes Sim en liquide pour enregistrer des numéros de téléphone temporaires sur des messageries chiffrées comme Telegram où ils s’assignent des tâches, comme la construction d’une barricade ou le sabotage des feux de circulation. À l’inverse des black blocs aux États-Unis, où les groupes affinitaires se constituent sur la base de réseaux d’amitié de confiance, à Hong Kong, en première ligne, personne ne se connaît en dehors des manifestations. Cela permet un certain niveau de sécurité : si quelqu’un se fait prendre, il ou elle ne pourra balancer personne. Le travail est spécialisé, et les tâches sont coordonnées volontairement dans des groupes Telegram de milliers de personnes. Des groupes s’organisent en portant des drapeaux de couleur, pour que les gens à l’arrière sachent ce qui se passe en première ligne. D’autres groupes sont chargés d’étouffer les grenades lacrymo, à l’aide de couvercles et de bidons d’eau. Ceux qui ne peuvent pas prendre le risque d’être en première ligne organisent les réseaux de communication depuis chez eux, synthétisent les informations des gens sur place et les rediffusent à des dizaines de milliers de gens sur des sites de cartographie en direct. Les forums en ligne comme LIHKG fournissent une plateforme qui permet d’avoir des échanges plus longs et de voter sur la direction stratégique du mouvement.

Quand les manifestants en première ligne utilisent de la « magie de feu » (lancent des cocktails Molotov ou enflamment une barricade), les « magiciens de lumière » utilisent des pointeurs laser pour empêcher les flics d’avancer. Ce qui permet de maintenir une distance suffisante pour que la manifestation ait le temps de souffler. Avec un laser bleu, en visant directement la lentille, on peut mettre hors service les caméras de la police. Les nuits qui suivent les grosses manifestations, les forums sont inondés de récits où les gens racontent comment ils ont « rêvé » d’utiliser de la « magie » en « faisant du shopping ». Les métaphores et les euphémismes permettent aux participants de discuter ouvertement de tactiques tout en gardant un certain niveau d’opacité.

Parapluies et lunettes de soleil, ponchos de pluie jetables, masques chirurgicaux premier prix, cônes de signalisation, équipements électroniques produits en masse : ce sont des objets facilement accessibles, des éléments de base de la vie à Hong Kong. Comme avec le gilet jaune en France, les manifestants ont transformé les objets du quotidien en arsenal.

Le 24 août, pendant une manifestation, des gens ont sorti une meuleuse pour faire tomber une tour de surveillance. Mettant en œuvre une forme de recherche prolétarienne, ils ont démantelé la tour pour en examiner les entrailles. Après avoir vérifié que ces tours contenaient les mêmes composants que le système de surveillance au Xinjiang, plus d’une vingtaine de ces tours ont été attaquées ce jour-là. Le soir, nous avons demandé à un vieux camarade ce qu’il pensait de cette action. Il a répondu : « C’était la chose la plus maline à faire. Le gouvernement assure que ça n’allait pas servir à faire de la reconnaissance faciale. La seule façon de vérifier était de faire tomber cette tour. » Le jour suivant, l’entreprise qui fournissait les pièces de ces tours a annoncé qu’elle annulait le contrat qui prévoyait l’installation de 350 de ces « lampadaires intelligents » dans toute la ville.

Une heure plus tard, un rassemblement éclair surgit dans un des principaux quartiers commerçants de Kowloon, et entreprend d’en barricader les rues étroites. Nous nous y dirigeons dès que nous apprenons que l’action est en cours. Mais la police a la même idée. Alors que nous marchons, une caravane d’environ 50 fourgons anti-émeute nous dépasse. Mais le temps que les flics arrivent, le rassemblement s’est déjà dispersé et se dirige vers un autre endroit à bloquer. Les flics descendent de leurs fourgons en tenue anti-émeute, armés jusqu’aux dents, mais ne trouvent aucun manifestant. La composition de la foule s’est complètement métamorphosée, les flics sont baisés. Il reste à peine quelques jeunes masqués, et les habitants descendent dans la rue pour voir ce qui se passe. Ils invectivent les flics : « Qu’est-ce que vous foutez ici ? Y’a même pas de manifestation ! ». Les flics démantèlent maladroitement les barricades, ralentis par la foule d’habitants en colère. Au bout d’une heure, ils finissent par remonter dans leurs fourgons et partir. Nous dégageons aussi, en faisant des détours pour éviter le métro et poser quelques tags. Quand nous arrivons à Mong Kok, la même scène vient de se dérouler. Les flics sont encerclés par des milliers de citoyens en colère, qui les injurient en cantonais. Nous apercevons une escouade de Raptors sortir du commissariat et se ruer dans la station de métro Prince Edward — nous ne découvrirons que plus tard ce qu’ils s’apprêtent alors à faire.

Un autre exemple de ce type de sabotage ciblé est la destruction à grande échelle des stations de métro. Le métro (Mass transit railway, MTR) est vital pour la stratégie « be water [sois comme l’eau] » des manifestants, qui nécessite qu’ils aient accès à des moyens de transport rapides pour se déplacer spontanément d’un quartier à l’autre, pour se décentraliser et se regrouper. À partir du 25 août, le MTR a commencé à annuler tous les arrêts aux stations où des manifestations étaient prévues, ce qui a forcé les gens à faire de longs trajets à pied, et qui en a laissé coincés dans des zones peu sûres. L’idée a commencé à émerger que l’État était derrière tout ça, pour gêner les manifestants. Des posts ont commencé à apparaître sur les forums, décrivant le MTR comme un rouage de la « machine pacificatrice nationale » du PCC. Des memes et des vidéos de propagande ont été créés pour encourager les gens à « Rejoindre le mouvement de fraude du métro ». C’est un changement majeur, comparé à la civilité bien ordonnée de la pratique qui avait cours jusque-là, où des personnes sympathiques laissaient des pièces pour que les manifestants puissent acheter des tickets anonymement.

Cette méfiance à l’égard du MTR s’est confirmée le 31 août, quand il a stoppé toutes les rames et permis à la police d’entrer dans la station fermée Prince Edward pour tabasser sauvagement manifestants et civils. Le lendemain, 32 stations – soit un tiers des stations de Hong Kong – ont été vandalisées : caméras de surveillance et tourniquets démantelés, stations inondées à la lance à incendie, guichets automatiques défoncés par des équipes d’ « ingénieurs » (l’argot du mouvement pour les saboteurs doués). Après ça, la police a commencé à faire des descentes dans tous les transports publics, à contrôler les identités et fouiller les sacs dans les bus et les ferries. Face au danger grandissant que représentent désormais les transports en commun, des groupes « Bus Scolaire » sont apparus sur Telegram, où des milliers de gens se coordonnent pour aller chercher les manifestants en voiture.

BE WATER, MY FRIEND

Maintenant que le projet de loi d’extradition est en passe d’être retiré, ce sont les revendications autour de la responsabilité de la police qui sont mises en avant. C’est à présent un des plus importants mouvements contre les violences policières qui ait jamais existé. Ce qui est aussi une limite : le mouvement est coincé dans un cycle réactif qui consiste à provoquer la police puis à s’indigner de sa violence. Les révoltes prises dans ce cercle de vengeance sont « destinées, au-delà de la conscience des rebelles, pas tant à vaincre l’adversaire démoniaque, qu’à le contrer avec des victimes héroïques [2] ». Le slogan populaire, tiré de Hunger Games, « si nous brûlons, vous brûlerez avec nous » est une illustration parfaite de cette politique de destruction mutuelle assurée. Les manifestations sont souvent annoncées comme une réponse à telle ou telle attaque de la police ou de la mafia. La conséquence malheureuse de ce cycle est que le mouvement parait coincé dans un scénario de fin de partie, où les adversaires attendent de voir qui tiendra le plus longtemps, ou – plus tragiquement – qui tirera le premier. Seules des révolutions opportunistes peuvent voir le jour dans le contexte de la formation d’un nouveau gouvernement pour « restaurer la loi et l’ordre ». Il n’existe pas de société démocratique « juste » que les Hongkongais pourraient invoquer pour les sauver. Mettre fin à ce cycle de violence signifierait abolir la police elle-même et, par extension, le capitalisme.

Pour un public occidental, il est nécessaire d’expliquer la stratégie « be water », développée en réponse aux échecs du Mouvement des Parapluies. Avec ses occupations permanentes, son discours pacifiste et ses leaders politiques, les leçons de ce mouvement ont formé une culture où les stratégies qui ne fonctionnent pas sont vite abandonnées. La stratégie est simple : « Perturber et déserter ». Les gens s’organisent quand même sur le long terme dans leurs quartiers, se coordonnent pour l’entretien et la défense des Murs Lennon (des murs, présents dans toute la ville, où l’on peut accrocher des messages) par exemple, mais l’accent est mis sur la spontanéité, l’imprévisibilité et l’adaptation.

Un post populaire sur un forum explique bien en quoi consiste cette stratégie. Citons-le largement : « Ça fait depuis le 5 août qu’on parle de flash mob, mais en vrai quand est-ce qu’on a vraiment fait une flash mob ? À chaque fois ça tourne en face à face et on attend de se faire encercler… Personne pige que dès l’instant où on a forcé les flics à enfiler leur équipement anti-émeute, on a gagné ? Dès qu’ils sont appâtés, c’est là qu’il faut se disperser… Ensuite ils sont obligés de rester plantés là 3-4 heures avant de rentrer au comico, de se déséquiper, de taper des rapports… Quand on parle de baiser les flics, c’est ça ! De la torture mentale ! Dès que ça tourne au face à face, dès que quelqu’un se fait arrêter, c’est là qu’ils vont l’emmener au comico et se défouler sur lui. Baiser les flics, c’est les rendre tendus sans qu’ils puissent jamais se relâcher. Ne pas avoir d’organisation ou de leaders, c’est notre plus grande force. Tout ce dont on a besoin, c’est “d’être comme l’eau”, de ne pas être impulsifs, de se disperser dès que les flics s’équipent, c’est comme ça qu’on les baise vraiment. »

Les forcer à attaquer, et les laisser derrière nous. Des principes simples qui permettent de bloquer l’économie et de mobiliser des ressources de la police.

Il est tard maintenant, et nous avons été dans la rue toute la journée. Nous rentrons à la maison pour souffler un peu et ouvrir une bière. Quand nous rentrons dans l’appartement, nous tombons sur un groupe de camarades plus vieux qui suivent en direct les événements de la nuit. Ils nous acclament bruyamment quand nous entrons. Nous finissons par nous remotiver et décidons de redescendre dans la rue. Cette fois-ci nous n’allons pas très loin. À un pâté de maisons de chez nous, nous apercevons des jeunes qui courent dans notre direction. Nous avançons prudemment pour voir ce qui les fait fuir. Nous sommes certains de passer pour des touristes innocents. Un peu plus loin, la situation est tendue : un street medic se fait arrêter, et les flics tiennent la foule à distance avec leurs bâtons. Quand les Raptors chargent, la petite foule se disperse dans des rues dangereuses. Alors que nous courons, un camarade nous attire dans la cage d’escalier d’un immeuble. Nous grimpons dix étages et arrivons sur le toit. Nous respirons un peu et pouvons admirer la vue de la révolution en train de se dérouler à nos pieds. Depuis notre point de vue, nous voyons que toutes les rues qui mènent au quartier ont été bloquées. C’est un concert de klaxons, et beaucoup d’automobilistes ont laissé leur voiture pour se joindre à la foule. Nous visons les flics en contrebas avec nos lasers et rigolons en les voyant chercher d’où ça vient. L’humeur est extatique et intrépide en cette heure de révolte, et tout le monde peut le sentir. Vers 4 heures du matin, les flics sont obligés de se replier jusqu’à leur comico, abrités derrière des boucliers géants.

Lors de la conférence de presse deux jours plus tard, la cheffe de la police Yu Hoi-Kwan a déclaré que « certains manifestants se faisaient passer pour des civils ». Cependant, elle dû admettre plus tard qu’il n’était « pas facile pour la police de faire la différence entre journalistes, civils et manifestants ». Cette nuit la police s’est barricadée chez elle, et la rue était à nous.

CASQUES JAUNES, GILETS JAUNES, MASQUES NOIRS

Le mouvement à Hong Kong nous montre une chose essentielle à propos du futur de la révolution : tout le monde ne sera pas là pour les mêmes raisons. Nous serons pris dans une alliance impossible. Les mouvements comme celui-ci, qui chamboulent les traditionnelles catégories de gauche et de droite, continueront à naître face à l’effondrement de l’organisation actuelle du monde. Nous devons développer des manières de faire partisanes pour nous connecter à ces mouvements et cultiver un leadership discursif, technique et infrastructurel. Si nous n’y prenons pas part dès le début, nous courons le risque très sérieux d’abandonner l’élan populaire aux réactionnaires.

Nous vivons une transition de long terme, vers une ère de technologie disruptive et de rééquilibrages géopolitiques, le tout tassé par une urgence climatique qui transformera nos existences pour toujours. Ce qui arrive sera bien différent des révolutions des rêves nostalgiques des gauchistes. Nous sommes encore au début de ce basculement. L’âge de l’anarchie est loin d’être achevé ; il a toujours été là, étouffé sous un milliers d’États-nations en échec, de mastodontes industriels vieillissants ou de seigneurs de guerre techno-féodaux qui rêvent de fusées spatiales. Face à tout cela, nous comprenons que tout est bel et bien possible.

L’effondrement de l’État-nation est une réalité incontournable. Ses institutions sont rendues inopérantes par le climat. Mais nous ne sommes pas condamnés à périr avec elles. Les techniques utilisées lors des manifestations à Hong Kong doivent dépasser les nécessités de l’affrontement avec la police et être utilisées pour construire des manières de vivre complètement différentes. Il ne pourra jamais y avoir de révolution « à l’intérieur » de Hong Kong, seulement en dehors. La Chine contrôle ses ressources. C’est la contradiction finale de la lutte à Hong Kong : la révolution ne pourra réussir qu’avec l’aide du continent. Le fait que le mouvement soit centré sur lui-même est son plus grand point faible, « qui [l’]empêche de chercher de l’autre côté de la frontière pour trouver [ses] alliés naturels parmi les travailleurs migrants en révolte du delta de la Rivière des Perles [3] ». Nous devons être capables de considérer nos situations de façon non locale. Les communistes en lutte contre les démocraties occidentales doivent pouvoir s’identifier aux militants pro-démocratie qui se battent contre le Communisme à l’Est. Ils doivent se reconnaître les uns les autres comme les partisans de la même lutte. Ces endroits en bordure de l’ancien bloc socialiste, comme Hong Kong ou l’Ukraine, sont particulièrement importants pour les partisans internationaux. Nous devons trouver des moyens de nous assurer que les perspectives autoritaires et racistes ne deviennent pas hégémoniques.

Comme pour le printemps arabe, les gauchistes pourraient ne pas prendre au sérieux le mouvement à Hong Kong, en considérant qu’il ne s’agit que d’une lutte pour la « démocratie ». Mais les mouvements n’entrent pas toujours dans le moule des discours bien établis. Comme l’ont écrit des amis au début du mouvement des Gilets Jaunes, « quiconque s’auto-satisfait dans son idéologie politique se condamne à périr, terrible leçon du XXIe siècle [4] ». Les idéologies du XIXe et du XXe siècle peuvent instruire, mais pas déterminer le contenu ou la forme du désordre émergent. Depuis les marges de la vie prolétaire, de nouvelles hypothèses émergeront pour résoudre les impasses du présent, et dans la plupart des cas elles déploieront sous des costumes méconnaissables et des slogans vides. Si l’on ne prête attention qu’à ce à quoi on s’attend, en jugeant ces mouvements selon des critères idéologiques préconçus, nous ne parviendrons jamais à saisir leurs avancées les plus uniques et singulières. Nous passerons à côté de ce qui est entièrement nouveau et incroyablement complexe, né de circonstances singulières : on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.

Quant à nous, aux États-Unis : cela pourrait arriver ici. Tandis que s’élève l’État chinois, l’État américain s’effondre. Si les États-Unis se balkanisent, comme tous les empires finissent par le faire, nous pourrions nous retrouver à défendre des manières de vivre que nous pensions acquises. Il n’y a pas de révolution aux États-Unis sans guerre civile. Qui sait ? Nous pourrions bien être les nouveaux Américains.

CODA : UN MESSAGE AUX CASQUES JAUNES

Hongkongais, vous qui êtes si courageux : nous soutenons votre combat pour la libération. Mais nous vous portons un message de prudence. Le gouvernement américain – la « démocratie » qu’il est censé représenter – est autant en faillite que le PCC. Dans notre pays, vous ne trouverez aucune justice, comme l’ont découvert tant d’entre nous pendant Occupy Wall Street, au sein de Black Lives Matter et sur les plaines de Standing Rock. Nous aussi rassemblons nos forces. Comme vous, nous nous sommes révoltés contre l’absence de futur, nous avons pleuré sous les lacrymos dans les centres commerciaux de nos enfances, nous avons été torturés et humiliés dans les cachots de la police. Nous aussi avons goûté à la victoire, ne serait-ce qu’un instant. Nous avons construit des barricades et libéré nos ami.es, allumé des feux et écrit l’histoire. Nous admirons votre détermination et votre persévérance, votre capacité à prendre soin les uns des autres si consciencieusement. Votre courage nous donne espoir et élan, clarté et assurance. L’ampleur de votre mouvement, son ingéniosité technique et sa joie créative continuera à nous impressionner dans les années à venir, et nous partagerons ses tactiques secrètes avec les révolutionnaires d’ici. Vous avez montré ce qui est possible quand des millions de personnes collaborent dans une situation d’urgence, de défaite et de catastrophe et se battent pour leurs vies contre toute attente.

Nous nous tenons à vos côtés contre toutes les polices et tous les gouvernements, qu’ils soient capitalistes ou communistes, fascistes ou démocratiques. De la France à la Papouasie occidentale, du Soudan à Hong Kong, de Puerto Rico à Okinawa, au Kurdistan et au Chiapas : les peuples ont choisi. Hongkongais, votre combat n’est pas terminé, ce ne sera pas votre dernière bataille. Aucune façon de retrouver les grâces de l’Empire ne restaurera la gloire de Hong Kong. Les démocraties occidentales tombent comme des dominos, et l’Amérique n’a clairement jamais été « great ». Continuons à regarder vers l’avant et guidons nos cœurs au-delà de nos vérités d’hier.

Notre imagination révolutionnaire à tous semble prisonnière d’un cadre de pensée anachronique qui, ironiquement, ne remonte pas assez loin dans le temps. Avec la montée des eaux dans le delta de la Rivière des perles, vos luttes, comme toutes les autres, deviendront des luttes environnementales, pour l’accès à la nourriture, à un abri, à des soins, à l’eau. Nous ne lutterons plus pour remporter des négociations avec les gouvernements, mais pour élaborer des manières de vivre collectives qui ne soient pas désastreuses et qui nous offrent un aperçu de la belle vie : nous devons nous battre et nous devons gagner. Jeunes de Hong Kong, vous nous avez emmenés si loin : nos regards sont tournés vers vous pour les luttes à venir.

Et si vous brûlez, nous brûlerons avec vous.

Vitalist international

En mémoire des martyrs du mouvement.

Mr. Leung Tsun Kit (35 ans) – 15 juin 2019
Ms. Lou Yan (21 ans) – 29 juin 2019
Zhita Wu (29 ans) – 30 juin 2019
Mrs. Mak (28 ans) – 3 juillet 2019
Mr. Mui (32 ans) – 5 juillet 2019
Mr. Fan (26 ans) – 22 juillet 2019
Mr. Kwok (25 ans) – 27 août 2019
Mr Gei (16 ans) – 2 septembre 2019

Voir en ligne : https://lundi.am/Anti-communisme

P.-S.

[1]

[2] Furio Jesi

[3] Voir le texte Black versus Yellow

[4] https://en.liaisonshq.com/2019/02/20/30-novembre-2018-paris/


Forum de l’article

  • Anti-communisme Le 25 novembre 2019 à 23:04, par americaine

    Merci janek pour cet article éclairant. Cependant, ne pourrais-tu utiliser le mot étasunien ou étasunienne pour parler des natifs de ce pays nord-américain ?

    Répondre à ce message

  • Anti-communisme Le 24 novembre 2019 à 11:24, par Etienne

    Passionnant article qui donne autant de raisons d’espérer que de craindre. Optimisme, dans le sens où la critique des étudiants de Hong Kong envers la Chine soulignant en creux la proximité entre le néoconfucianisme autoritaire de Xi et le néo-libéralisme autoritaire de Macron, que les étudiants de Hong Kong

    Optimisme, dans le sens ou ce qui se passe à Hong Kong ne fait que préfigurer ce qui se passera en Chine et que je pressens venir depuis 30 ans, notamment au travers de l’observation la jeunesse chinoise et des modifications de son comportement. Soyons précis : lorsque j’ai fait mes études, notamment de chinois, à la fin des années 80, les Chinois que nous croisions étaient des étudiants soldats, triés sur le volet, notamment pour leur fidélité idéologique, sans vie personnelle, travaillant jour et nuit d’arrache-pied. Leurs groupes étaient quasi militarisés, avec parmi eux, un commissaire politique étudiant. Trente ans plus tard, j’embauchai des jeunes étudiants chinois les jeunes chinois qui pensent amusement, voyage, découverte, et même décroissance. Ils ne sont plus triés sur le volet pour leur fidélité idéologique, représentent d’autres classes sociales. Ils sont pour la plupart enfants uniques, hyper-choyés en décalage avec la relative rudesse de l’éducation confucéenne traditionnelle. Leur statue d’enfant unique les a fait d’eux des individualistes, dans une culture traditionnellement construire autour du collectif. Ils sont aussi les enfants de l’ouverture économique, entreprise non pas pour le bénéfice des populations, mais par nationalisme des oligarchies chinoises. Or, cette ouverture économique a ouvert une forme de champ de liberté en Chine (on peut déménager ou changer de travail comme on veut en Chine aujourd’hui, ce qui n’était pas le cas jusqu’à la fin des années 80) à laquelle les jeunes chinois se sont habitués. Qu’on le veuille ou non, la jeunesse gagne à l’usure sur les dormes politiques périmées. C’est pourquoi la conviction est ancrée que la Chine continentale connaîtra un jour ou l’autre une conflagration politique considérable, aux résultats tout à fait incertains.
    Tout à fait d’accord avec les auteurs qu’il n’’existe pas aujourd’hui de modèle politique vers quoi les esprits pourraient aspirer et inspirer leurs actions. La chute du « communisme » en 89 ne fait que précéder l’effondrement en cours du « libéralisme » (les deux « ismes » entre parenthèses, pour signifier que leur manifestation pratique n’est qu’une caricature de leurs concepts fondateurs). A défaut de modèles global et convainquant à quoi tendre, pas de stratégie possible. Nul doute que ces modèles émergeront dans les mois à venir, finiront par convaincre.
    L’article n’aborde que tangentiellement la question de l’Islam radical, pourtant très présent en Asie centrale et du sud (Malaisie, Indonésie, Philippines, Singapour). Or la critique radicale musulmane s’adresse aux mêmes dérèglements du monde que celle des étudiants de Hong Kong, que celle des Gilets jaunes, ou encore des mouvements sociaux d’Amérique latine.
    Même situation de départ : une immense lassitude des peuples face à la dérive hyper-libérale du monde (fût-il communiste ou musulman), la montée partout de l’autoritarisme techno-libéral, l’assassinat de la soutenabilité, pour des solutions radicalement inverses. Autoritaire et théocratique pour une partie du monde musulman, aspirant à plus de liberté et de démocratie pour les pseudo-démocraties qui sont les nôtres, qui elles n’ont pas la ressource d’un modèle théologique tout prêt, mais qu’elles doivent inventer quelque part entre collectivisme autoritaire et libéralisme ultra-individualiste et ultra inégalitaire.
    Plus les jours passent, plus la situation mondiale est explosive. C’est le propre des crises d’aligner sur une même ligne de départ d’immenses dangers, d’immenses espoirs. On ne connait pas la suite de la compétition.

    加油 ! (jiā yóu)

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