Amnésie sociale et écologique & covid-19

Rien ne saurait manquer à ceux qui ont perdu les moyens d’exprimer ce qu’ils n’ont plus l’occasion de ressentir

mercredi 4 novembre 2020, par Auteurs divers.

Chaque génération s’habitue au pire du présent et ne connaît pas le pire d’avant elle, ainsi, au fil du temps tout empire sans qu’on s’en rende compte.

AMNÉSIE SOCIALE ET ÉCOLOGIQUE & COVID19

Certains parlent d’amnésie écologique ou environnementale pour désigner le fait que chaque génération tend à considérer l’état du monde naturel tel qu’il était au moment où elle grandissait comme situation de référence, n’en ayant pas connu d’autre. Ainsi, de génération en génération, on s’habitue à un milieu toujours plus dégradé. Et les dégradations qu’une génération observe ne reflètent jamais l’ampleur du désastre.

Il en va du social comme de la nature — les deux sont liés. N’ayant pas connu d’autre état social que celui dans lequel elles baignent depuis leur enfance, les générations s’habituent graduellement à un climat social toujours plus délétère, à des dispositions sociales toujours plus mauvaises. Ces dernières années, par exemple, on a vu 13 vaccins rendus obligatoires, le droit du travail être inexorablement démoli parmi pléthore de régression sociales (au niveau des services publics, par exemple, et dans à peu près tous les domaines sociétaux) ; les drones et toutes sortes de dispositifs de surveillance, de technocontrôles (reconnaissance faciale, etc.) être déployés ; Macron s’apprête à rendre l’instruction à l’école obligatoire ; etc. (j’en passe et des meilleurs, et j’en oublie aussi).

Le climat social dans lequel évoluent les enfants d’aujourd’hui, avec l’épidémie du « covid19 », masques obligatoires à l’école, distanciation, confinement, etc., va profondément imprégner plusieurs générations. Qui vont s’habituer. Qui pourront supporter, tolérer, accepter pire plus tard. Et d’autres générations suivront, qui s’accoutumeront à pire encore. Etc.

L’amnésie sociale (et aussi environnementale, ou écologique, c’est pareil), Jaime Semprun l’a terriblement bien définie en une phrase, dans sa Défense et illustration de la novlangue française : « Rien ne saurait manquer à ceux qui ont perdu les moyens d’exprimer ce qu’ils n’ont plus l’occasion de ressentir. »

B. Traven faisait remarquer : «  L’homme peut justement s’habituer à tout, à naitre, à mourir, à tuer. C’est le tragique même de l’homme, et non son privilège, comme d’aucuns l’affirment.  »

Et ajoutait : « Au lieu de s’habituer, il vaudrait mieux que les hommes dépérissent et s’éteignent plus souvent, plus rapidement, et se donnent plus promptement la mort. Peut-être l’humanité finirait-elle alors par s’élever jusqu’à l’animal. »

Simone Weil constatait déjà, à son époque, dans ses Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (1934), que les populations étaient réduites à l’état de « misérables troupeaux d’êtres affolés, prêts à céder aux terreurs les plus insensées et à accueillir avec reconnaissance les plus humiliantes tyrannies ».

- Voici comment elle introduisait ces Réflexions :

« La période présente est de celles où tout ce qui semble normalement constituer une raison de vivre s’évanouit, où l’on doit, sous peine de sombrer dans le désarroi ou l’inconscience, tout remettre en question. Que le triomphe des mouvements autoritaires et nationalistes ruine un peu partout l’espoir que de braves gens avaient mis dans la démocratie et dans le pacifisme, ce n’est qu’une partie du mal dont nous souffrons ; il est bien plus profond et bien plus étendu. On peut se demander s’il existe un domaine de la vie publique ou privée où les sources mêmes de l’activité et de l’espérance ne soient pas empoisonnées par les conditions dans lesquelles nous vivons. Le travail ne s’accomplit plus avec la conscience orgueilleuse qu’on est utile, mais avec le sentiment humiliant et angoissant de posséder un privilège octroyé par une passagère faveur du sort, un privilège dont on exclut plusieurs êtres humains du fait même qu’on en jouit, bref une place. Les chefs d’entreprise eux-mêmes ont perdu cette naïve croyance en un progrès économique illimité qui leur faisait imaginer qu’ils avaient une mission. Le progrès technique semble avoir fait faillite, puisque au lieu du bien-être il n’a apporté aux masses que la misère physique et morale où nous les voyons se débattre ; au reste les innovations techniques ne sont plus admises nulle part, ou peu s’en faut, sauf dans les industries de guerre. Quant au progrès scientifique, on voit mal à quoi il peut être utile d’empiler encore des connaissances sur un amas déjà bien trop vaste pour pouvoir être embrassé par la pensée même des spécialistes ; et l’expérience montre que nos aïeux se sont trompés en croyant à la diffusion des lumières, puisqu’on ne peut divulguer aux masses qu’une misérable caricature de la culture. scientifique moderne, caricature qui, loin de former leur jugement, les habitue à la crédulité. L’art lui-même subit le contrecoup du désarroi général, qui le prive en partie de son public, et par là même porte atteinte à l’inspiration. Enfin la vie familiale n’est plus qu’anxiété depuis que la société s’est fermée aux jeunes. La génération même pour qui l’attente fiévreuse de l’avenir est la vie tout entière végète, dans le monde entier, avec la conscience qu’elle n’a aucun avenir, qu’il n’y a point de place pour elle dans notre univers. Au reste ce mal, s’il est plus aigu pour les jeunes, est commun à toute l’humanité d’aujourd’hui. Nous vivons une époque privée d’avenir. L’attente de ce qui viendra n’est plus espérance, mais angoisse.

Il est cependant, depuis 1789, un mot magique qui contient en lui tous les avenirs imaginables, et n’est jamais si riche d’espoir que dans les situations désespérées ; c’est le mot de révolution. Aussi le prononce-t-on souvent depuis quelque temps. Nous devrions être, semble-t-il, en pleine période révolutionnaire ; mais en fait tout se passe comme si le mouvement révolutionnaire tombait en décadence avec le régime même qu’il aspire à détruire. Depuis plus d’un siècle, chaque génération de révolutionnaires a espéré tour à tour en une révolution prochaine ; aujourd’hui, cette espérance a perdu tout ce qui pouvait lui servir de support. Ni dans le régime issu de la révolution d’Octobre, ni dans les deux Internationales, ni dans les partis socialistes ou communistes indépendants, ni dans les syndicats, ni dans les organisations anarchistes, ni dans les petits groupements de jeunes qui ont surgi en si grand nombre depuis quelque temps, on ne peut trouver quoi que ce soit de vigoureux, de sain ou de pur ; voici longtemps que la classe ouvrière n’a donné aucun signe de cette spontanéité sur laquelle comptait Rosa Luxemburg, et qui d’ailleurs ne s’est jamais manifestée que pour être aussitôt noyée dans le sang ; les classes moyennes ne sont séduites par la révolution que quand elle est évoquée, à des fins démagogiques, par des apprentis dictateurs. On répète souvent que la situation est objectivement révolutionnaire, et que le “facteur subjectif” fait seul défaut ; comme si la carence totale de la force même qui pourrait seule transformer le régime n’était pas un caractère objectif de la situation actuelle, et dont il faut chercher les racines dans la structure de notre société. C’est pourquoi le premier devoir que nous impose la période présente est d’avoir assez de courage intellectuel pour nous demander si le terme de révolution est autre chose qu’un mot, s’il a un contenu précis, s’il n’est pas simplement un des nombreux mensonges qu’a suscités le régime capitaliste dans son essor et que la crise actuelle nous rend le service de dissiper. Cette question semble impie, à cause de tous les êtres nobles et purs qui ont tout sacrifié, y compris leur vie, à ce mot. Mais seuls des prêtres peuvent prétendre mesurer la valeur d’une idée à la quantité de sang qu’elle a fait répandre. Qui sait si les révolutionnaires n’ont pas versé leur sang aussi vainement que ces Grecs et ces Troyens du poète qui, dupés par une fausse apparence, se battirent dix ans autour de l’ombre d’Hélène ? »

Avec le recul, on peut constater les points sur lesquels elle se trompait (notamment l’avenir du progrès technoscientifique, qu’on n’arrête toujours pas, qui continue d’être aveuglément idolâtré, malgré les ravages qu’il cause partout, dans la vie des gens comme dans le monde naturel), les choses qui n’ont pas changé, les points qui semblent toujours aussi justes aujourd’hui.

Plus loin dans le livre, elle écrivait :

« Il apparaît assez clairement que l’humanité contemporaine tend un peu partout à une forme totalitaire d’organisation sociale, pour employer le terme que les nationaux-socialistes ont mis à la mode, c’est-à-dire à un régime où le pouvoir d’État déciderait souverainement dans tous les domaines, même et surtout dans le domaine de la pensée. […] Cette évolution ne fera que donner au désordre une forme bureaucratique, et accroître encore l’incohérence, le gaspillage, la misère. […] Quand le chaos et la destruction auront atteint la limite à partir de laquelle le fonctionnement même de l’organisation économique et sociale sera devenu matériellement impossible, notre civilisation périra ; et l’humanité, revenue à un niveau de vie plus ou moins primitif et à une vie sociale dispersée en des collectivités beaucoup plus petites, repartira sur une voie nouvelle qu’il nous est absolument impossible de prévoir.
[…] Se figurer que l’on peut aiguiller l’histoire dans une direction différente en transformant le régime à coups de réformes ou de révolutions, espérer le salut d’une action défensive ou offensive contre la tyrannie et le militarisme, c’est rêver tout éveillé. Il n’existe rien sur quoi appuyer même de simples tentatives. La formule de Marx selon laquelle le régime engendrerait ses propres fossoyeurs reçoit tous les jours de cruels démentis ; et l’on se demande d’ailleurs comment Marx a jamais pu croire que l’esclavage puisse former des hommes libres. Jamais encore dans l’histoire un régime d’esclavage n’est tombé sous les coups des esclaves. La vérité, c’est que, selon une formule célèbre, l’esclavage avilit l’homme jusqu’à s’en faire aimer ; que la liberté n’est précieuse qu’aux yeux de ceux qui la possèdent effectivement ; et qu’un régime entièrement inhumain, comme est le nôtre, loin de forger des êtres capables d’édifier une société humaine, modèle à son image tous ceux qui lui sont soumis, aussi bien opprimés qu’oppresseurs.

[…] Il n’y a pas de secours à espérer des hommes ; et quand il en serait autrement, les hommes n’en seraient pas moins vaincus d’avance par la puissance des choses. La société actuelle ne fournit pas d’autres moyens d’action que des machines à écraser l’humanité ; quelles que puissent être les intentions de ceux qui les prennent en main, ces machines écrasent et écraseront aussi longtemps qu’elles existeront. Avec les bagnes industriels que constituent les grandes usines, on ne peut fabriquer que des esclaves, et non pas des travailleurs libres, encore moins des travailleurs qui constitueraient une classe dominante. Avec des canons, des avions, des bombes, on peut répandre la mort, la terreur, l’oppression, mais non pas la vie et la liberté. Avec les masques à gaz, les abris, les alertes, on peut forger de misérables troupeaux d’êtres affolés, prêts à céder aux terreurs les plus insensées et à accueillir avec reconnaissance les plus humiliantes tyrannies, mais non pas des citoyens. Avec la grande presse et la T.S.F., on peut faire avaler par tout un peuple, en temps que le petit déjeuner ou le repas du soir, des opinions toutes faites et par là même absurdes, car même des vues raisonnables se déforment et deviennent fausses dans l’esprit qui les reçoit sans réflexion ; mais on ne peut avec ces choses susciter même un éclair de pensée. […] Il en est ainsi pour tout. Les moyens puissants sont oppressifs, les moyens faibles sont inopérants. […] L’unique possibilité de salut consisterait dans une coopération méthodique de tous, puissants et faibles, en vue d’une décentralisation progressive de la vie sociale ; mais l’absurdité d’une telle idée saute immédiatement aux yeux. Une telle coopération ne peut pas s’imaginer même en rêve dans une civilisation qui repose sur la rivalité, sur la lutte, sur la guerre. En dehors d’une telle coopération, il est impossible d’arrêter la tendance aveugle de la machine sociale vers une centralisation croissante, jusqu’à ce que la machine elle-même s’enraye brutalement et vole en éclats. Que peuvent peser les souhaits et les vœux de ceux qui ne sont pas aux postes de commande, alors que, réduits à l’impuissance la plus tragique, ils sont les simples jouets de forces aveugles et brutales ? Quant à ceux qui possèdent un pouvoir économique ou politique, harcelés qu’ils sont d’une manière continuelle par les ambitions rivales et les puissances hostiles, ils ne peuvent travailler à affaiblir leur propre pouvoir sans se condamner presque à coup sûr à en être dépossédés. […] Dans une pareille situation, que peuvent faire ceux qui s’obstinent encore, envers et contre tout, à respecter la dignité humaine en eux-mêmes et chez autrui ? Rien, sinon s’efforcer de mettre un peu de jeu dans les rouages de la machine qui nous broie ; saisir toutes les occasions de réveiller un peu la pensée partout où ils le peuvent ; favoriser tout ce qui est susceptible, dans le domaine de la politique, de l’économie ou de la technique, de laisser çà et là à l’individu une certaine liberté de mouvements à l’intérieur des liens dont l’entoure l’organisation sociale. C’est certes quelque chose, mais cela ne va pas loin. Dans l’ensemble, la situation où nous sommes est assez semblable à celle de voyageurs tout à fait ignorants qui se trouveraient dans une automobile lancée à toute vitesse et sans conducteur à travers un pays accidenté. Quand se produira la cassure après laquelle il pourra être question de chercher à construire quelque chose de nouveau ? C’est peut-être une affaire de quelques dizaines d’années, peut-être aussi de siècles. Aucune donnée ne permet de déterminer un délai probable. Il semble cependant que les ressources matérielles de notre civilisation ne risquent pas d’être épuisées avant un temps assez long, même en tenant compte de guerres, et d’autre part, comme la centralisation, en abolissant toute initiative individuelle et toute vie locale, détruit par son existence même tout ce qui pourrait servir de base à une organisation différente, on peut supposer que le système actuel subsistera jusqu’à l’extrême limite des possibilités. »

(post de Nicolas Casaux)


Forum de l’article

  • Amnésie sociale et écologique & covid-19 Le 7 novembre 2020 à 16:24, par Auteur Divers

    BILAN DU PROGRÉS

    Si tant de gens adhèrent à l’idée de progrès, croient que malgré tout, tout ce qui se passe est au moins en partie bel et bon, que l’électricité, la voiture, l’avion, l’internet, et le monde qu’ils produisent et qui les produit, tout de même, c’est une amélioration par rapport à quelque « avant », c’est (au moins en bonne partie) parce qu’on leur a assuré que le passé était synonyme de toutes les horreurs et souffrances et malheurs imaginables. Et aussi en partie parce qu’ils n’ont rien connu d’autre que ce monde totalitaire déjà là, où en cours de consolidation hégémonique. Ce livre de Baudouin de Bodinat (et aussi son autre intitulé Au fond de la couche gazeuse) est excellent parce qu’il dresse un portrait incisif de ce prétendu « progrès », parce qu’il donne à voir dans quel genre de monde on se trouve, et quelles sont ses dynamiques. Quelques extraits :

    ➡ Voici ce que j’ai pensé en me réveillant : chaque matin nous reprenons conscience dans un monde un peu plus étroit et confiné qu’il n’était la veille : les horizons s’en sont rapprochés et nous éprouvons que leur confusion se referme sur nous ; la voûte du ciel s’en est un peu plus solidifiée d’oxyde de carbone, de couloirs aériens, d’ondes hertziennes. Chaque matin la sonnerie du réveil nous ramène dans l’air irrespirable de ces pensées jamais renouvelées et ouvrant la fenêtre nous retrouvons le monde encore appesanti de magasins géants avec leurs parkings, de sorties d’autoroutes, de banques de données, d’ordures ménagères imputrescibles ; un peu plus encombré de télécopieurs, de caméras de surveillance, de guichets automatiques qui nous tutoient, de chaînes de télévision spécialisées, de fongicides mutagènes, de métaux lourds, d’herpès, de cancers du sein, d’hémorragies intestinales ; chaque matin nous ressuscitons à un monde taché de mazout qui perd ses arbres et se dessèche, où la nature sénile et délabrée égare ses typhons dans les zones tempérées, où les charters du tourisme de masse mettent en loques l’ozone stratosphérique, où des instituts stratégiques de prévision préparent la mise en exploitation de la Sibérie et du Canada grâce au réchauffement de la Terre, où des chalutiers informatisés se disputent, parmi les plastiques et toutes les merdes flottantes de l’avenir moderne réalisé, les derniers thons rouges dénoncés par des satellites d’observation. Chaque matin nous nous réveillons dans un monde que la plupart n’ont jamais connu autrement que par ces jours sans lointains, sans l’espace terrestre devant eux pour une longue suite d’années où rien n’était inscrit encore ; que par ces jours où les générations futures débarquent constamment sans attendre que les anciennes aient laissé la place, parce qu’il n’y a plus d’avenir, de lendemains de l’humanité, et qu’il faut bien mettre tous ces gens quelque part.
    [...]
    Donc chaque matin nous nous levons dans un monde appauvri et renfermé, sans aérations, qui est une intéressante expérience de laboratoire suivie par les caméras de satellites géostationnaires (au-delà c’est le vide cosmique), et il y a encore des gens pour ne pas le voir, même maintenant que c’est presque fini.
    À ce propos j’ai pensé que le bain de fièvre productive, d’images animées qui parlent, de bruits stridents, de circulation motorisée en tous sens et d’informations instantanées, où nous survivons il faut bien le dire au jour le jour dans les vapeurs d’ozone photochimique et d’oxyde d’azote, ainsi que dans une cage de Faraday immense ceinturée de périphériques ; que ce traitement particulier étourdit nos esprits animaux et anesthésie à la longue nos fibres nerveuses les plus fines et nous laisse insensibles à l’ambiance générale de débâcle, de catastrophe imminente où nous sommes jetés dès le réveil. Tout est là pour nous en avertir et même visiblement il n’est pas prévu que ce monde ait à vieillir : tout s’y détériore aussitôt, comme ces monuments récents qu’il faut déjà remettre à neuf ; tout s’y fait dans une précipitation d’urgence, de sauve-qui-peut, de ça ira bien comme ça : casernements montés à la va-vite pour y tasser les surnuméraires, forages pétroliers en haute mer, nappes phréatiques volées à ceux qui ne sont pas nés, radiations et carcinogènes tolérés après tout dans nos assiettes, etc.
    Nous n’ignorons pas que l’absurde édifice de l’économie mondiale peut s’écrouler d’un moment à l’autre, qu’il lui faut chaque jour brancher de nouveaux ordinateurs pour tenter d’identifier les contradictions qui grandissent et se multiplient insolublement, que les irrégularités de la nature augmentent en violence et démontrent la fragilité des artifices dont dépend notre subsistance, que chacun thésaurise à la manière de points-retraite au long de sa vie les lésions d’une maladie hideuse pour finir ; mais la sensation nous manque, nous n’éprouvons pas que c’est à nous que cela arrive : à qui l’on montre de fastidieux charniers humains à ciel ouvert parce que cela change des poissons couverts d’ulcères là où l’on se baigne et des villes bombardées dont les habitants vont au travail et regardent eux aussi la télévision, ou de ces nouvelles dermatoses très curieuses : « Voyez, les malades souffrent atrocement « ; devant qui on peut déployer le panorama d’un paysage travaillé en jardin depuis le néolithique en disant : « Voyez, c’est là que passeront les super-voies du ferroutage et des trains à grande vitesse pour aller plus vite », et puis des contrées en proie aux flammes à cause du dessèchement, ailleurs par hélicoptère des populations filmées sur les toits pour échapper à la montée des eaux, des usines d’insecticides en feu, des bidonvilles de vingt millions d’habitants sans canalisations et leurs enfants des statistiques de malnutrition : « Voyez, ceux qui survivront seront idiots », etc. ; et qui assistons à tout cela comme s’il s’agissait d’un univers fictif que la radiovision diffuserait pour nous changer les idées ; ou plutôt : qui contemplons tout cela aussi paisiblement que le ferait un chargement de porcs mis sous psychotropes pour voyager jusqu’à l’abattoir automatique.
    [...]
    À ce sujet je me suis souvenu d’une publicité dans la rue pour de l’eau minérale : une première affiche montrait une bouteille d’eau sur fond de coupe géologique : « 15 ans pour la filtrer dans les montagnes », sur une deuxième, un tas informe de plastique translucide : « 2 secondes pour la compacter dans la cuisine ! » J’ai trouvé que c’était en résumé le miracle du rationalisme : cent cinquante millions d’années pour perfectionner la vie terrestre, et grâce à son ingéniosité en deux siècles la voilà compactée, ne tenant presque pas de place dans le sac poubelle.
    [...]
    Parler de seconde nature constate le fait que l’hybris marchande affranchie de la raison humaine s’est substituée à l’ancienne nature qu’elle a fait disparaître, que c’est elle maintenant la cause et la condition de la vie terrestre ; ses sciences rationalistes donnant seules la définition de ce qui existe et produisant la totalité de notre environnement, tout ce qui existe émane d’elle et par là lui est interne. Que dorénavant c’est elle — aveugle, sans issue et fatale comme l’a toujours été la vie végétale — qui nous tire du néant et qui nous y fait retourner ; et qui dans l’intervalle pourvoit au contenu de notre cerveau, nous met au travail, rassasie les besoins qu’elle nous définit et alimente en rêves éveillés synthétiques nos âmes vacantes (c’est ce qu’on appelle la subjectivité), etc. ; car l’humanité a nécessairement une telle raison en dehors d’elle, si elle n’est pas sa propre création : nous avons le Léviathan machinique à la place de la nature immanente et ses sciences instrumentales nous font toutes ensemble une Divinité complète : notre état de créature est ainsi parvenu à l’objectivité ; c’est la raison pourquoi il ne nous est pas concevable ; c’est aussi la raison pourquoi cette domination absolue qui s’exerce sur nous « excède de loin en horreur ce que les hommes eurent jamais à craindre de la nature », pour cela entre autres que cette horreur est inintelligible à l’entendement qu’elle a façonné.
    [...]
    Ce n’est pas mystérieux : la domination produit les hommes dont elle a besoin, c’est-à-dire qui aient besoin d’elle ;
    [...]
    Aussi ai-je eu cette pensée que s’il y avait le moyen de faire concevoir l’émancipation de l’homme à un automobiliste — mais je ne vois pas comment — cela reviendrait à offrir à un plant de tomate en culture hydroponique de reprendre pied dans la vie énergique et changeante d’un potager en plein vent ; ou à proposer à une vache clonée sans cornes et nourrie au soja le transfert dans une préhistoire grouillante de bêtes féroces, où il lui faudrait brouter elle-même l’herbe qui pousse par terre. Et quand une étude scientifique démontre la prédilection des vaches industrielles pour l’élevage hors-sol et le distributeur de croquettes, il n’y a pas lieu d’en extraire de la science-fiction alarmiste, à l’évidence que c’est l’homme cette fois qui a servi utilement de modèle animal.
    [...]
    Car ce n’est pas impunément qu’on mène une vie normale : elle est aussi normale que la prison industrielle qu’il faut avoir intériorisée physiologiquement pour la trouver normale : seule une imagination déjà atrophiée par la médiocrité et le confinement de cette vie totalitaire peut s’en satisfaire et avoir l’usage de ses accessoires, qui achèveront de dessécher tout à fait l’individu. C’est pourquoi il est besoin de lui injecter de la vie artificielle à proportion qu’il s’adapte, et maintenant c’est une perfusion constante d’images en couleurs qui bougent et qui parlent afin qu’il ne s’aperçoive de rien ; afin qu’il ne s’aperçoive pas que sa vie ne vit plus, qu’elle est devenue la fonction biologique dont la production totale a besoin pour prospérer, son tube digestif en quelque sorte. La réification devient à l’homme l’état naturel, normal : il ne se sent contraint par là qu’à être lui-même tel que la fourmilière collectiviste l’a produit et il n’y voit pas d’objection, au contraire : le diorama monotone des paysages du machinisme agricole s’accorde si aisément à la monotonie de la rapide autoroute qui les traverse que l’automobiliste figé à son volant en vient à ressentir une impression de plénitude, d’harmonie heureuse, d’accomplissement universel indépassable.
    [...]
    Voici ce que j’ai pensé d’autre : en 1814 dans une lettre au vicomte de Bonald, Joseph de Maistre [...] écrivait que pour juger d’un siècle, il ne suffit pas de connaitre ce qu’il sait ; il faut encore tenir compte de ce qu’il ignore. Il ajoutait : le nôtre, dès qu’il sort de a + b, ne sait plus ce qu’il dit. (Pour celui où nous sommes et qui a perdu l’intelligence des causes, c’est dès qu’il sort de O ou 1.) Ce qu’on peut entendre ainsi : pour juger du progrès, il ne suffit pas de connaître ce qu’il nous ajoute ; il faut encore tenir compte de ce dont il nous prive.
    La difficulté se présente ici que l’existence humaine et la froideur économique se niant réciproquement, cette dernière en s’étendant a fait disparaître jusqu’au souvenir de ce que fut celle-là ; on n’a rien pour comparer.
    [...]
    À mesure que le monde rétrécit les possibilités se restreignent et avec elles diminue la fatigante obligation de vouloir ce que l’on fait : il n’y a presque plus le choix ; et certainement aucune autre époque n’aura proposé un tel confort subjectif.
    [...]
    Voici ce que j’en pense : que c’est une pitoyable erreur de s’imaginer qu’on sacrifierait beaucoup à la liberté humaine quand on lui immolerait la machinerie de la production totale : ces prétendus besoins sont tous illusoires, absurdes, et vexants ; que ces hochets ridicules dont on amuse notre simplicité d’esprit, jamais l’âme ne s’y reconnut : l’intérêt seul les imagina, la vanité les prescrivit, la faiblesse les réclama ; que ce sont surtout des chimères pernicieuses, de vrais maux déguisés sous une vaine apparence de bien. (D’ailleurs faut-il tant de présence d’esprit pour sortir d’une maison qui tombe en ruine, et qui va nous ensevelir sous son écroulement ?) Que quitterait-on en quittant ce monde disciplinaire ? Ce que quitte celui que le matin délivre d’un songe horrible où c’est de l’eau empoisonnée qu’on boit au robinet. Que c’est ne rien sacrifier à l’émancipation que de lui sacrifier la production industrielle tout entière ; que c’est lui donner le néant, la vanité, le mensonge même ; la moindre des choses pour commencer.

    (post de Nicolas Casaux)

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