À l’heure du café, Cassandre a lâché la nouvelle par-dessus le comptoir avant de réclamer un pastis ballon. Et la bande roulante des breaking news de BFM n’a pas tardé à confirmer ses dires : « Marseille : 2 immeubles s’effondrent. » À 500 mètres de là, le 63 et le 65 de la rue d’Aubagne, quartier Noailles, venaient de s’affaisser sur eux-mêmes. Comme réduits en poussière. « La faute à la pluie », communiquera la mairie. Le procureur et le ministre de l’Intérieur auront beau assurer pendant plusieurs jours qu’ils reste peut-être des « poches de survie », qui a vu cet amas compact parsemé de briques, de poutres et de pierres d’angle ne pouvait croire qu’on y trouverait des survivants.
L’attente va être longue. On parle de dix personnes portées disparues. Des voisins racontent que le 63, vide, était parfois squatté par de jeunes vendeurs de cigarettes à la sauvette. Un trentenaire, propriétaire au 65, est venu constater les dégâts. Devant la montagne de gravats, il a le cran de déclarer aux journalistes que « tout avait été mis aux normes ». Un voisin l’invective : « Sale marchand de sommeil ! Assassin ! » On apprend qu’un expert avait signifié un état de péril imminent le 18 octobre, mais que les locataires avaient ensuite été autorisés à réintégrer les lieux… Sous le choc, des dizaines de voisins s’agglutinent contre les barrières, gardées par des flics harnachés comme pour une émeute. La colère se mêle vite à l’angoisse. Dans le quartier, on savait que ça allait arriver. « Arrêtez de parler de squatteurs, vous n’avez pas honte ?, lance un homme face caméra. Au 65, on payait tous des loyers. » Depuis 9 h 07 ce matin, Rachid est dans un état second. Sorti acheter des clopes, il a entendu son immeuble s’effondrer derrière lui. Sur ses copains Taher et Chérif à qui, au bout d’une nuit de bringue, il avait proposé de dormir chez lui.
Dire les noms
La rue bruisse de rumeurs et de tristes nouvelles. Chaque histoire vient ajouter son lot d’absurdités au fragile mektoub [1]. Si Abdelghani l’informaticien, après avoir filmé les fissures apparues en quelques heures et le son lugubre de l’immeuble qui craquait afin d’alerter le syndic, a eu le temps de quitter l’immeuble dix minutes avant sa chute, d’autres n’ont pas eu cette chance. Ouloume, maman comorienne, venait de laisser son fils El Amine à l’école. Fabien, dit Fausto, avait assisté l’avant-veille au concert hommage à Lux B, MC du Massilia Sound System, avec la crème de la scène musicale locale. Simona, étudiante italienne au sourire bien connu du voisinage, avait rendez-vous à 10 h pour signer un nouveau bail et quitter cet immeuble qui puait la mort. Elle avait offert le gîte à Niassé, un ami italo-sénégalais, piégé lui aussi. Marie-Madeleine, plus âgée, ne sortait presque plus de son T2 du quatrième étage. Julien, veilleur de nuit franco-péruvien, a sans doute lui aussi été surpris dans son sommeil.
Énumérer ces noms ne relève en rien de l’exercice macabre. Il s’agit au contraire de dresser le portrait d’un Marseille populaire que la mairie ne veut plus voir en ville. Dans le même temps, il faut également mettre des noms sur les responsables. « Le Marseille populaire, ce n’est pas le Marseille maghrébin, ce n’est pas le Marseille comorien, martelait le maire (LR) Jean-Claude Gaudin au début de son second mandat [2]. Le centre a été envahi par la population étrangère. Moi, je rénove, je lutte contre les marchands de sommeil et je fais revenir des habitants qui payent des impôts. »
La violence du mépris a fini par tuer. Le pire, c’est que cet homme, qui aura passé sa vie le cul assis sur les sièges du pouvoir, disait cela juste pour flatter l’électorat frontiste. Sa véritable obsession ? Chasser les classes populaires loin du centre. Voilà trois siècles au moins qu’elles y habitent et que, malgré la précarité et l’abandon, elles y insufflent un dynamisme, des liens, des activités et des identités fortes. En face, c’est l’armée suisse : une fois « reconquis » par les « élites », le territoire urbain devient un désert semé de coquilles vides. Personne ou presque pour repeupler la rue de la République, les docks de la Joliette ou le quartier du Rouet… Et Gaudin le sait bien : il présidait déjà la commission de l’urbanisme en 1965, à l’époque du maire « socialiste » Gaston Defferre. Qu’importe si ces opérations se contentent de détruire l’existant : les créanciers d’une ville surendettée y trouvent leur compte en faisant de la plus-value sur le béton, les trottoirs, le littoral, l’espace public. Avant de partir investir ailleurs.
Le Broadway de Marseille
Quelques heures après l’écroulement de la rue d’Aubagne, Yves Moraine, maire (LR) des 6e et 8e arrondissements, se pavane en compagnie de Laure-Agnès Caradec, adjointe à l’urbanisme. On déguste des monceaux de chocolat fin lors d’une réception à la mairie Bagatelle – la bien nommée. Sur les réseaux sociaux, ça circule et ça pique. On retire la photo, mais trop tard.
Sabine Bernasconi, maire des 1er et 7e arrondissements, rêve de faire de la Canebière le Broadway de Marseille. Ses Dimanches de la Canebière, avec piétonnisation éphémère et animations culturelles bénévoles, prétendent attirer à peu de frais une classe moyenne bien blanchie. Depuis le 5 novembre, la dame se fait discrète. Elle a même annulé le dernier « Dimanche » de l’année de peur de le voir envahi par les familles sinistrées en colère. En attendant, profitant d’un arrêté de péril sur un immeuble appartenant à… la Soleam [3], on expulse quatre bouibouis à couscous, une boulangerie et quelques dizaines d’habitants de la rue de la Fare, dans le quartier Belsunce qui dépérit depuis l’éradication de son florissant bazar.
Dans cette république des chapacans [4], la brutalité se veut badine. Gérard Chenoz, élu aux Grands Projets d’attractivité et président de la Soleam, déclare avec désinvolture à des commerçants de la Plaine inquiets des effets du chantier de requalification : « Les touristes, ils veulent pas qu’on enlève les Arabes, ils veulent qu’on balaye plus souvent. Mais avec les voitures, c’est pas possible. Alors je vais piétonniser la rue d’Aubagne et ça va devenir un quartier branché ! » Il est le seul à en rire.
« Violation manifestement délibérée »
Quant à Solange Biaggi, élue déléguée au commerce, elle se vante de faire venir des boutiques et des concept-stores aux prix prohibitifs sur le bas de cette même rue d’Aubagne. Et Martine Vassal, présidente du Département et de la Métropole, sous prétexte de guerre aux kebabs, avoue financer des baux préférentiels pour ces commerces hors-sol, alors que les restos tunisiens ou les salons de coiffure guinéens payent leur loyer plein pot…
Dans une circulaire, Jean-Claude Gondard, directeur des services de la Ville, menace ses agents de sanctions disciplinaires s’ils entrent en contact avec la presse et critiquent leur hiérarchie. Sans doute pour éviter que la vérité ne s’ébruite : au service de gestion des risques bâtimentaires, il n’y a qu’une dizaine de techniciens pour traiter l’avalanche de signalements depuis le 5 novembre et assurer les visites de procédure de péril. On estime à 40 000 les logements insalubres à Marseille. Et à 100 000 les mal logés.
Arlette Fructus, adjointe au logement et présidente de Marseille Habitat, était en mesure de sécuriser au moins le n° 63, préempté en partie en 2012, puis en 2017 dans sa totalité. En 2014, dans une « étude urbaine », la Soleam présente même la réhabilitation comme chose faite. Troublante vantardise vite retirée du site après le 5 novembre : « Programme de sortie : 4 grands T3 (80 m2 hab.) + local commercial en RdC. Coût des travaux : 608 500 € HT. Soit 1 850 € / m² hab. » Sauf qu’ils n’ont jamais été réalisés et que les fenêtres – et sans doute une partie du toit – étaient ouvertes à tous les vents.
Mme Fructus se défausse : l’habitat indigne est surtout privé. Justement : Xavier Cachard, vice-président LR du Conseil régional et avocat spécialisé dans l’immobilier, ayant voté des coupes franches dans le budget réservé à la lutte contre l’habitat insalubre et… propriétaire d’un appartement au 65 rue d’Aubagne, vient de s’effondrer. Suspendu de ses fonctions par son ami et client Renaud Muselier. Cachard est aussi l’avocat de la copropriété du 65. Il savait.
Le 27 novembre 2018, trois semaines après la catastrophe, le procureur de la République annonce l’ouverture d’une information judiciaire pour « homicides involontaires » aggravés « par violation manifestement délibérée d’une obligation de prudence ou de sécurité ».
Et là, il ne faut rien s’interdire
Puis il y a les anonymes du quartier et d’ailleurs. Les délogés, les proches de victimes, les voisines, les amis. Vite, quelques militantes convoquent une réunion dans un local de la rue de l’Arc, où sera fondé le Collectif du 5 novembre – Noailles en colère. Il y a aussi l’association Destination familles, qui fait office de centre social sans en avoir ni le statut, ni les moyens. Tout un tissu social, à la fois dense et précaire, qui se serre encore un peu plus les coudes aujourd’hui en substituant l’entraide à l’impéritie des élus.
Les centaines de personnes évacuées, souvent sans arrêté de péril acté, sont logées dans des hôtels dispersés aux quatre coins de la ville, loin de l’école des enfants. Des propriétaires indélicats leur réclament encore le loyer. Les assurances rechignent à couvrir un sinistre mal défini. Et les démarches se heurtent à l’improvisation d’un guichet unique monté en urgence près du Vieux-Port. « On a l’impression qu’on veut se débarrasser de nous », trépigne une femme enceinte expulsée de chez elle en dix minutes chrono. Sur la porte d’entrée, un simple avis écrit à la main : « Immeuble évacué à titre conservatoire. Appeler Allô Mairie. »
En réponse à ce chaos, une revendication a émergé : la réquisition de logements vides en centre-ville. En particulier sur la rue de la République, cette vitrine de l’opération spéculative Euroméditerranée, où près de mille appartements rénovés restent inoccupés, comme 60 % des locaux de commerce en pied d’immeubles. Si les locataires, les propriétaires occupants et les tailleurs sénégalais de la rue d’Aubagne repeuplaient ce désert d’où les fonds de pension ont expulsé les classes populaires, ce ne serait que justice.
Mardi 6 novembre, un coup de godet de pelleteuse a suffi à faire s’effondrer tout un pan du n° 67. On parle de château de carte, d’effet domino – ces immeubles du XVIIIe siècle s’appuyant les uns sur les autres. Le procureur ordonne alors la « déconstruction » du 69, mais interrompt l’engin quand on découvre que la charpente est saine. Trop tard : de la rue, Maël découvre les placards de sa cuisine et les sacs à dos accrochés au porte-manteau suspendus dans le vide. Les orbites noircies par l’insomnie, il déclare dans une assemblée que même s’ils ont plus de ressources que la plupart de leurs voisins, sa compagne et lui ont décidé de rester et de se battre avec le quartier pour que justice soit faite.
La toute jeune Amel, foulard noué à l’antillaise, prend crânement la parole lors d’une agora de quartier : « Il ne faut pas avoir peur, vous avez le droit de porter plainte, vous avez le droit de vivre dans un endroit sûr, sans craindre que le plafond vous tombe sur la tête. » Kaouther, elle, s’appuie sur son expérience tunisienne : « Il y a l’urgence, la solidarité avec les sinistrés, les délogés. Et puis il y a nos revendications. Et là, il ne faut rien s’interdire. On peut parler de tout, pas seulement de logement. On peut dire la ville dans laquelle on veut vivre. On est là pour ça, tout le monde a droit à une belle vie, à une vie digne. »
Bruno Le Dantec
1] Formule fataliste : « c’était écrit », en arabe.
[2] Jean-Claude Gaudin, dans La Tribune, 5 décembre 2001. Cité dans La Ville sans nom – Marseille dans la bouche de ceux qui l’assassinent, éditions Le Chien rouge, 2007.
[3] Société publique chargée de l’aménagement urbain de la métropole.
[4] « Bras cassé », en marseillais.
CQFD n°171, décembre 2018