« Sortez les guillotines »
On se souviendra très certainement de cet hiver, comme celui qui en France aura mis fin à la « fin de l’histoire ». L’éventualité d’une insurrection, sur laquelle plus personne depuis quelques décennies n’aurait parié un litre de gazole, vient au seuil des fêtes de fin d’année de faire son retour fracassant dans l’imaginaire collectif. Une fois n’est pas coutume, le gouvernement lui-même en brandit le risque suite à l’époustouflant acte III des gilets jaunes le 1er décembre. S’il s’est aventuré dans cette narration, c’est assurément pour se donner une latitude inédite en termes de déploiement policier, d’arrestations préventives et d’intimidations tous azimuts. Mais c’est tout autant pour pouvoir se féliciter dès le samedi suivant d’avoir vaincu la menace, et favoriser ainsi un prompt reflux du mouvement. « Il n’y a pas eu de prise de l’Élysée, le calme est revenu », tel fut le storytelling ânonné par des médias observant un garde-à-vous scrupuleux. Mais rapidement, ce récit du mouvement en perte de vitesse grossièrement construit pour désespérer les protagonistes, tourne au coup de poker hasardeux. La maire de Paris vient la première bousculer le satisfecit général, car malgré le déploiement policier historique du 8 décembre, les affrontements et les saccages dans la capitale ont laissé des ardoises largement supérieures à celles des semaines passées. À défaut de prise du palais d’hiver, on était donc bien loin du calme plat. La poursuite inédite des mobilisations en pleine période de fêtes n’a également pas aidé à corroborer l’hypothèse d’une fin des hostilités. Enfin, l’entrée fracassante des révoltés jusque dans la cour d’un ministère dès les premiers jours de la nouvelle année finit de ragaillardir les plus sceptiques. Les gilets jaunes ne sont pas encore retournés dans leurs boîtes à gants, et l’on peut déjà se réjouir de cette bonne nouvelle : le spectre des insurrections hante à nouveau les palais de nos dirigeants.
« 14 juillet 1789, les casseurs saccagent un monument historique »
Les révolutions en appellent-elles toujours à des images de jadis ? Dans leurs mots, dans leurs gestes, les journées des 1er et 8 décembre puis celle du 5 janvier, sont en tout cas de celles que l’on pensait définitivement cantonnées aux siècles passés. Le gouvernement dénonce les « factieux » et les « séditieux », menace à mi-voix de tirs à balles réelles tandis que ses blindés patrouillent dans différentes villes du pays. En face, on donne l’assaut à l’arc de triomphe, à un ministère, on incendie une préfecture, des péages, des hôtels particuliers dans les beaux quartiers de Paris, on pille tout ce qui peut l’être… Au milieu du tumulte, on perçoit une naissance, un surgissement : celui d’un peuple, un peuple en gilet jaune. Ce qui semblait ces dernières années un savoureux trait d’esprit, un bon mot, un simple retournement, retrouve depuis le 17 novembre toute sa pertinence : « Ce n’est pas le peuple qui fait l’insurrection, mais bien l’insurrection qui fait le peuple. » Et l’insurrection des gilets jaunes a bien modelé son peuple, un peuple rempli d’équivoques : chantant la Marseillaise, brandissant des drapeaux français, puis boxant les policiers, portant au manoscopic une voiture en flamme jusque sous un péage et détruisant la Marianne de l’arc de triomphe. Un magma au sein duquel agissent militants d’extrême droite et d’extrême gauche, fonctionnaires et commerçants, jeunes de cité et retraités. Une entité de circonstance, peut-être, mais qui semble seule à ce jour capable d’obtenir de l’État quelque chose de substantiel. Ce qui veut dire, quand l’intransigeance d’un gouvernement est absolue : de le faire choir.
« Qu’est-ce qui est jaune et qui n’attend plus ? »
Le gilet jaune a surgi avec la force paradoxale de l’insouciance. Il est sorti des voitures, vierge de réflexes militants que certains ont sculpté durant de longues années de luttes. Il est descendu sur les ronds-points armé d’un aplomb et d’une légitimité qui a subjugué un temps le camp adverse. On a pu voir des autoroutes bloquées par quatre personnes, un groupe de trois copains manger leurs sandwichs boulevard Haussmann avec à la main le bouclier d’un CRS qu’ils venaient de savater sous l’arc de triomphe, ou encore des jeunes femmes prendre le temps d’essayer les paires qui leur seyaient le mieux lors du pillage d’un magasin de chaussures. L’inhibition et la peur ont semblé un temps se volatiliser dans ce bel élan populaire. Quant au gouvernement, le fait de faire face à un « sujet politique non identifié » n’a pas facilité ses choix ni ses manœuvres, laissant ainsi le sentiment d’impunité faire son chemin pendant deux bonnes semaines. Mais cette fraîcheur politique des gilets jaunes est par essence menacée. Chaque expérience, chaque coup dur la transforment un peu. Entre arrestations de masse et séquelles du maintien de l’ordre, impossible de savoir jusqu’à quand elle survivra dans cette forme. Trouvera-t-elle autant de force dans l’expérience commune qui s’enrichit chaque jour ?
« Contre la hausse du prix du cocktail molotov »
Par fraîcheur, il ne faudrait surtout pas comprendre naïveté. Bien au contraire. Par une stupéfiante mémoire commune, mêlée à un joyeux désordre idéologique, le mouvement semble avoir convoqué la plupart des gestes et techniques les plus éprouvées des révoltes de la dernière décennie. Que cela soit ces gilets jaunes qui, déjà en 2010, bloquaient les ronds-points contre la réforme des retraites ; les incendies de véhicules, fort prisés lors des révoltes des banlieues ; la temporalité infinie de la longue bataille contre la loi travail refusant de s’arrêter pour cause de vacances ; l’utilisation et l’organisation instantanée via les réseaux sociaux enfin, qu’on a souvent associée aux printemps arabes. Certains, comme le Journal Du Dimanche, ont même osé voir dans les cabanes ayant poussé sur les ronds-points une zadification de la France. Cette synthèse improbable de formes hors des cadres qui les ont vu naître, explique sans doute la capacité tactique inédite de ce mouvement, son sens du rebondissement et de l’effet de surprise.
« Dans un rond–point, on a toujours l’impression de virer à gauche, mais on finit immanquablement par sortir à droite. »
« L’apolitisme » brandi par les gilets jaunes ne va pourtant pas sans contenir quelques périls, notamment de par sa compatibilité avec les idées d’extrême droite. Et le gouvernement, qui fut quand même élu grâce à cette bonne recette du « faire barrage au Front national », n’a pas manqué d’appuyer sur ce risque, mettant en scène le moindre dérapage verbal, la moindre provocation douteuse. S’il y a de véritables frictions au sein du mouvement entre sensibilités de droite et de gauche, il ne semble pas qu’il se construise autour de ce clivage. Il l’a d’une certaine manière ignoré, laissant la place à d’autres, parfois difficiles à discerner. On pointe du doigt les gros contre les petits, on dénonce les nantis, les riches et les technocrates. Dans les beaux quartiers de Paris, ce n’est pas qu’à l’État et aux flics qu’on s’en prend, mais aussi aux habitants. On insulte ceux qui regardent de leurs balcons et étalent leur arrogance en façade, on leur donne du « Jean-Charles », du « Marie-Charlotte » et du « Brigitte », on les moque, on leur jette des projectiles, mais surtout on retourne et on incendie ce qu’on pense être leur véhicule ou celui de leurs amis.
« Un peu plus de monde déteste la police »
Une ligne de front bien plus claire, puisqu’elle traverse la rue, est cependant apparue. Elle sépare celui qui se révolte de celui qui réprime. Un temps niée par des « la police avec nous », elle est aujourd’hui d’une clarté éblouissante. La crosse en l’air n’est pas dans l’air du temps. Les possibilités de retrait ou de neutralité si les choses devaient aller de l’avant se sont peu à peu évanouies. La police n’a pas mis de gilets jaunes, les gendarmes n’ont pas désobéi, bien au contraire, ils se sont servis du mouvement pour obtenir leurs propres revendications sans et contre lui. « Vous enlevez la police l’Élysée est pris d’assaut. […] L’État ne tient qu’à un fil, et ce fil c’est la police. » Cette bonne synthèse d’un journaliste explique certainement le prompt aboutissement des négociations. On se demande d’ailleurs à ce point lequel des deux acteurs commande l’autre. Début janvier, Alliance siffle à peine trois de ses revendications, que Castaner et Philippe courent sur les plateaux télés leur en annoncer publiquement l’octroi. L’inversion de la chaîne de commandement en dit long à propos de ce sur quoi s’appuie l’État et surtout, ce qui se précipiterait pour en prendre la tête si d’aventure il était menacé.
« Je suis Dettinger »
Dans les propos fleuris proférés par les lignes de policiers entre deux jets de grenades GLI F4, on perçoit bien que la bagarre de rue, pour la police, devient si ce n’est une affaire personnelle, du moins partisane. Ils ont largement outrepassé le simple maintien de l’ordre et la simple obéissance à leur hiérarchie pour blesser et mutiler, appuyés en cela par des moyens d’une ampleur inédite. En retour, ils ont suscité à leur endroit une véritable haine qui restera une des principales formes de politisation des dernières semaines, en éloignant de facto les courant les plus dangereusement flicophiles comme le Front national. Le « gitan de Massy », boxeur héroïque de la passerelle Senghor, est l’incarnation parfaite de cet apprentissage, la dignité incarnée par quelques impacts sur casques et boucliers. Les sommes absolument scandaleuses qui lui ont été envoyées dès l’annonce de son arrestation parlent d’elles-mêmes, obligeant le gouvernement à suspendre précipitamment la cagnotte en ligne pour éviter que le désaveu ne devienne trop cinglant. Le mouvement a choisi ses héros. Que deux ans après les attentats de Charlie Hebdo un boxeur de gendarmes ait pris la place des unités antiterroristes dans ce panthéon de circonstance, voilà qui remet l’église au centre du village.
« Enfin les ronds-points servent à quelque chose »
Première possibilité insurrectionnelle de ce siècle, les gilets jaunes bouleversent naturellement la pensée révolutionnaire en France. Les soulèvements à venir ne seront vraisemblablement pas estampillés de gauche, au sens d’héritiers d’un mouvement ouvrier qui les avait jusqu’ici suscités. Et si la situation donne au terme de « révolution » une réalité bien plus palpable, elle pose aussi de nouvelles questions pour le moins délicates. Une révolution des gilets jaunes serait-elle désirable ? Ou plus exactement, que faire pour qu’elle le soit ? Pour qu’elle n’ouvre pas la porte à un régime pire que celui dans lequel nous vivons ? Depuis la zad ou les diverses expériences autonomes de ces dernières années, il faut bien avouer humblement que nous n’avons guère de levier lorsque le cours des choses se bouleverse à l’échelle gouvernementale. On a en effet depuis longtemps refusé de s’y projeter, cherchant plutôt des chemins praticables à l’échelle communale. Mais ceux-ci, aussi valables soient-ils, ne répondent pas aux questions que pose une situation où un pouvoir, à son échelle nationale, se met à vaciller. Situation qui a parfois, à tort ou à raison, pu paraître toute proche.
La foule qui se rassemblait autour des champs et de l’Élysée ces derniers week-ends n’était pas une foule de Parisiens, on venait de tous les coins de France pour se concentrer autour de la représentation majeure de l’État, y percevant une prise depuis laquelle le faire tomber. De par la complexité d’un pouvoir qui est bien loin de se cantonner dans les ors des palais, nous avions quelque peu oublié le fait qu’il s’appuie sur des symboles pour se perpétuer, qu’il est lui-même un symbole auquel on prête foi, et que faire voler en éclats ces charges-là peut suffire, parfois, à le faire choir. Que ce serait-il passé si, par un hasard comme l’histoire en réserve parfois, on avait pénétré en masse dans l’Élysée ? Si pendant quelques heures l’image du pouvoir avait chancelé ? Qu’aurions-nous pu alors réaliser pour que cette situation ouvre à une remise en cause plus profonde de ses structures et non pas à un renfermement immédiat ? Car ils ne manquent pas les parangons d’un pouvoir fort et autoritaire, prêts à fournir des réponses faciles et efficaces dans ces circonstances, qu’ils soient ou non adoubés par les jaunes gilets.
Depuis le désir très sain de refuser tout porte-parole ou tout représentant, il doit être possible d’inventer les gestes nécessaires aux premiers temps d’une destitution. Comment a minima dresser les pare-feu à même d’éviter qu’un autre pouvoir prenant la suite de l’ancien ne s’instaure ? Comment se laisser un temps suffisant à l’éclosion de l’inédit ? Cet inédit qui prendrait, qui sait, ses racines dans la vie de rond-point, c’est-à-dire dans ces manières de vivre inventées à même la route, au creux de jeunes communautés de lutte qui refusent avec opiniâtreté tout retour à la situation antérieure.