L’intelligence artificielle ou le naufrage de l’intelligence

Retour sur deux conférences sur l’intelligence artificielle à Tain l’Hermitage et à Tournon sur Rhône

J’ai assisté à deux jours d’intervalle (les 17 et 19 décembre 2023) à deux conférences sur l’intelligence artificielle qui se sont déroulées près de chez moi, dans deux petites villes mitoyennes de six et dix mille habitants. Ces deux conférences étaient proposées par des associations qui s’affichent « d’éducation populaire » (un café associatif et une université populaire)

Lors de ces conférences, je suis intervenu pour donner ma position sur ce sujet (voir texte ci-après) et dans les deux cas mon intervention a été interrompue, non par les organisateurs mais par le public qui était visiblement dérangé par mes propos (c’est toujours ça de gagner !), qui m’a sommé de dire qui j’étais pour parler ainsi et de raccourcir mon intervention (visiblement, ils avaient mieux à faire…). Les organisateurs, eux, on laissé faire en regardant la pointe de leur chaussure… je n’ai donc pu dans aucun des cas aller au bout de mon intervention !

Ces deux conférences étaient très différentes l’une de l’autre, mais nous disaient clairement chacune à leur manière à quelle étape du processus d’acceptation de l’intelligence artificielle nous nous trouvons. En effet, comme pour toutes les innovations depuis des lustres, le processus est toujours le même et se déroule en trois étapes.

Une première étape consiste à convaincre une élite culturelle, souvent urbaine et argentée (bourgeoise ?) qui va ainsi pouvoir se démarquer du bas peuple en adoptant au plus vite cette nouveauté. C’est généralement assez facile tant ces gens-là sont à l’affût de tout ce qui est nouveau. Le robot ChatGPT (pour prendre cet exemple) est en ce domaine extrêmement intéressant : toute l’intelligentsia culturelle et journalistique s’est jetée dessus, tout en faisant mine de s’en méfier, d’en avoir peur (ah qu’il est bon de jouer à se faire peur !) mais ce faisant ils ont fait le buzz comme on dit et c’est tout ce que demande les marchands car cela n’a pas empêché tout ces tartuffes de se jeter sur l’innovation qui a connu des chiffres de croissance jamais encore vus !

La deuxième étape, celle dans laquelle nous nous trouvons va consister à faire adopter cette innovation au plus grand nombre. Et là, tout les arguments sont bons même les plus contradictoires : rassurer, expliquer que ce n’est vraiment pas grand-chose, que ce n’est que la suite logique de ce qui existait déjà, puis au contraire expliquer que c’est vraiment très important, qu’on ne peut pas s’en passer, et surtout toucher la fibre sensible de chacun d’entre nous : à certains on va parler des applications dans le monde du travail ou pour les études, à d’autres des applications dans leur vie quotidienne, encore à d’autres on va parler jeux et divertissements … ou sécurité. Et aux plus réticents on parlera bien sur des « progrès » de la médecine car, qui refuserait de se faire soigner ? Geneviève Fioraso, alors ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche…. Le disait dès 2012 sur France Inter (je cite) : « La santé c’est incontestable. Lorsque vous avez des opposants à certaines technologies et que vous faites témoigner des associations de malades, tout le monde adhère ».

Enfin, quand le plus grand nombre a adopté, de plus ou moins bon gré, la fameuse innovation, arrive la troisième phase, celle qui consiste à dire (et à montrer dans les faits) aux derniers récalcitrants que de toute façon ils ne peuvent pas faire autrement que d’adopter cette innovation à moins de se marginaliser totalement.

Nous en sommes donc là en ce qui concerne l’intelligence artificielle et ceci explique pourquoi des associations dites d’éducation populaire mais qui de fait ne sont là que pour servir de relais à la « bonne parole » technocratique organisent ce genre de conférence. Où l’on constate encore une fois une dérive des mots et des expressions : si l’éducation populaire n’est pas une éducation à l’esprit critique (voir ci-dessous la très belle définition qu’en donne Jean-Marc Mandosio) alors je ne vois pas l’intérêt de faire de l’éducation populaire, la télé et internet font cela très bien.

Mais venons-en au contenu de ces conférences.

L’intervenant de la première conférence (à Tournon), Rehan Shaikh de Colnet, est diplômé en histoire et en sociologie et s’est présenté lui-même en introduction à son intervention comme sceptique par rapport aux technologies. Son intervention portait plutôt sur des aspects philosophiques et éthiques. Cependant, la ligne était claire et il nous a expliqué comment finalement il en était venu à défendre l’intelligence artificielle : puisque elle est de toute façon « déjà là » et qu’on ne pouvait rien faire contre, on ne pouvait pas faire autre chose que de s’y adapter, qu’il fallait simplement y trouver des « bonnes » applications et même que cela pouvait nous permettre de traquer la méchanceté, la violence, le terrorisme ainsi de suite. Et il a bien entendu sorti le discours imparable sur les possibilités que cela offrait pour la médecine… qui n’accepterais pas de se faire soigner ! Nous étions donc là dans le discours qui s’adresse aux personnes pas très convaincues et qu’il va falloir rassurer : voyez, même moi qui suis pourtant sceptique, moi qui vient des sciences humaines (et non pas des méchantes sciences dures), moi qui vous ressemble en quelque sorte, je pense qu’il peut y avoir de bonnes applications à l’IA… rassurez, rassurez, il en restera toujours quelque-chose

Avec l’intervenant de la seconde conférence, nous étions sur un tout autre registre. Olivier Teytaud, diplômé d’informatique, travaille depuis de nombreuses années sur l’intelligence artificielle, d’abord chez Google et maintenant chez Facebook. Il a basé son intervention sur un discours technique, sur les différentes méthodes et surtout sur les applications concrètes. Sa mission, dans le processus d’acceptation, était de nous faire comprendre que l’intelligence artificielle était quelque chose de très ludique, de vraiment très amusant, qu’il n’y avait vraiment pas de quoi fouetter un chat ! Et en effet après un exposé extrêmement succinct sur l’histoire de l’IA (il n’aurait pas fallu rebuter l’auditoire) il nous a présenté toutes sortes d’application de divertissement, on n’omettant pas tout de même de citer (parce-qu’il pouvait y avoir quelques personnes sérieuses dans la salle) quelques applications plus importantes, comme les utilisations miliaires (utiliser l’IA dans les missiles cela permet d’économiser des soldats !) et bien entendu il a sorti (lui-aussi) la carte de la médecine.

Nous avons quand même avec cette seconde conférence touché le fond de l’infantilisation, de l’imbécilité humaine, l’intervenant demandant à chaque participant ce qu’il voudrait voir dessiner par la dite intelligence artificielle, et nous avons donc vu apparaître sur l’écran des cochons jouant du piano ou Jésus s’envoyant en l’air (oui, oui, je vous jure !) et tout le public riant de bon cœur. Le public a pu aussi poser des questions à l’IA et s’est émerveillé devant les réponses.

C’était un spectacle tellement affligeant, tellement attristant ... Qu’on parle de dessin pour parler de captation de photos dans une base de donnée, nous dit bien où nous en sommes de la perte du sens des mots.

Il se trouve que j’étais en train de lire à ce moment-là un ouvrage de Jacques Ellul, écrit en 1972, qui vient d’être réédité récemment « l’espérance oubliée ». Au début de l’ouvrage Jacques Ellul fait un tableau de la société de cette époque et dépeint une jeunesse triste, la perversion des valeurs, la mort de la parole. En regardant dans la salle toutes ces têtes grises (oui, c’est le public qui vient à ce type de conférence) qui riaient devant tant de bêtises, je me disais que ces gens là étaient jeunes au moment où Ellul écrivait, que c’était donc d’eux (de nous, puisque j’appartiens à cette génération) qu’il parlait, une génération abreuvée à la société de consommation et à la télévision… voilà le résultat. L’intelligence artificielle a de beaux jours devant elle, quand à l’intelligence humaine elle a profondément sombré.

L’intelligence artificielle ou le naufrage de l’intelligence

Intervention dans les conférences sur l’intelligence artificielle de Tournon sur Rhône (Ardèche) et Tain l’Hermitage (Drôme)

J’ai tenté d’intervenir avec ce texte (ou à peu près) dans deux conférences sur l’IA organisées près de chez moi. Dans les deux cas, j’ai été interrompu non par les organisateurs (qui courageusement ne sont pas intervenus) mais par le public qui semblait dérangé par mes propos (c’est déjà ça de pris) et qui me sommait de raccourcir mon intervention !

Il nous faut commencer à dire ce qu’est réellement ce que l’on nomme l’intelligence artificielle et ce n’est pas avec des mots techniques que je vais vous en parler car même si nous avons bien à faire à une technologie, il est important de comprendre que celle-ci est au service d’une idéologie.

Tout d’abord, soyons clair, le mot est une usurpation : le dévoiement du mot d’« intelligence » ne vise qu’à nous faire accepter que l’homme et la machine ne font qu’un, que la machine n’est finalement pas si loin que cela de l’humain et inversement (on nous a déjà fait le coup avec les compteurs intelligents, les smart-City et bien sur le smart-phone ). En fait, de même que les ordinateurs ne sont que des calculateurs logiques et binaires, par opposition à l’intelligence analogique des êtres humains, cette prétendue « intelligence » n’est en réalité que du calcul automatisé par les algorithmes. L’IA est une machine qui avale, digère et régurgite les données que nous lui communiquons.

Donc, qu’est ce que ce qu’on nous vend sous le terme d’intelligence artificielle ?
Il s’agit de nous faire accepter une brique de plus, une nouvelle étape dans l’informatisation, la numérisation et la connexion généralisée du monde et des humains qui a commencé depuis déjà longtemps. Disons que l’on peut situer cela à la sortie de la deuxième guerre mondiale avec la naissance du concept de cybernétique.
Bien entendu tout cela n’a été rendu possible que parce-que nous étions entré depuis plus d’un siècle déjà dans un système technicien (pour reprendre l’expression de Jacques Ellul) ou dans une société techno-industrielle, qui permettait la réalisation matérielle de la cybernétique. Mais aussi car nous étions porté depuis au moins la moitié du 19° siècle par un idéal eugéniste, l’idée de l’amélioration de l’homme, de la création d’un homme nouveau, délivré de ces imperfections, un humain qu’il nous fallait pouvoir transformer pour le faire correspondre à notre idéal, et ceci a pris dès 1957 le nom de transhumanisme.
Nous ne leurrons pas, quand nous parlons d’intelligence artificielle (ou d’utérus artificiel ou bien d’autres choses encore) nous parlons bien de transhumanisme, du transhumanisme déjà là.

Bref, nous sommes donc à une étape de plus. Il a d’abord s’agit pour la science informatique de collecter des données, puis progressivement d’apprendre à les trier, les indexer et enfin à les restituer de façon de plus en plus fine et de plus en plus rapide. La miniaturisation et l’augmentation des vitesses de calcul mais surtout la mise en place dès les années 1990 du réseau internet a permis de faire avancer le processus de plus en plus vite. Internet donnait en effet un élan décisif au captage de données. Il a suffit alors de vendre (ou même de donner !) à chacun d’entre nous toutes sortes de machines, de capteurs de données : caméra, système de reconnaissance faciale ou autre, compteurs dits intelligents, applications en tout genre et bien sur l’indispensable smartphone.
Une fois un nombre suffisant de personnes connectées au système (au niveau mondial bien sur, ces gens là n’ont que faire des frontières !), il suffit de passer à l’étape suivante : le moment où la machine va pouvoir orienter nos choix et nos décisions en captant et interprétant en temps réel les données comportementales de chacun d’entre nous. L’idée étant de pénétrer de plus en plus profondément nos comportements. (il nous faut noter ici une étape très importante dans ce processus au début de 21° siècle, ce que l’on a appelé la mise en place de technologies convergentes : biologie, nanotechnologie, informatique et sciences cognitives).

Qu’est-ce qui est à l’œuvre avec l’IA ?

L’objectif c’est de suggérer continuellement des services et des produits supposé approprié à chacun de nous dans une vision extrêmement rationalisé de la société, c’est l’utilitarisme extrême associé à toujours plus de vitesse. Le moyen c’est l’interprétation en temps réel des données cumulées dans d’immense réservoir de mémoire (le data-center). Entendons-nous bien, il s’agit d’une interprétation statistique d’où d’ailleurs la nécessité de devoir accumuler le maximum de données en tout genre.
Les entreprises de l’IA se positionnent comme des interfaces d’information entre les individus et les grandes entreprises du monde entier dans l’objectif d’une marchandisation généralisée, une marchandisation intégrale de nos vies C’est un nouveau seuil franchie par le néolibéralisme et le techno-libéralisme.
C’est aussi une pression de plus en plus importante sur la décision humaine ; C’est notre autonomie de jugement, notre capacité à appréhender les phénomènes en conscience, individuellement et collectivement qui est appelé à être évacuer au profit d’un système qui encadre, enrégimente l’action humaine individuelle et collective. C’est la disparition, la marginalisation de la contradiction, de la pluralité de jugement. C’est la fin du politique mais aussi la défaite intégrale de l’intelligence.
C’est en cela que l’intelligence artificielle est un pas de plus vers le transhumanisme. Au fur et à mesure de notre acceptation, de notre aliénation au service numérique, les possibilités techniques s’enchaînent sans que jamais on en imagine une limite autre que quelques aménagements à la marge (dit « éthiques ») qui ne sont là que pour nous les faire accepter.
L’intelligence artificielle est un pas de plus que nous devons impérativement et catégoriquement refusé si nous souhaitons rester de simples humains imparfaits.

Mais bien sur nous pouvons faire le choix inverse.
Kevin Warwick, scientifique britannique et professeur de cybernétique à l’Université de Coventry, au Royaume-Uni, qui est en fait un chantre du transhumanisme, disait dès 2002 (je cite) :
« ceux qui déciderons de rester humains et refuseront de s’améliorer auront un sérieux handicap. Ils constituerons une sous-espèce et formerons les chimpanzés du futur. »
Vous voilà prévenus. Pour ma part mon choix est fait, je suis et je resterai un chimpanzé du futur et je préfère disparaître humainement que survivre inhumainement. Thomas d’Aquin disait « l’âne ne désire pas devenir cheval, car il cesserait d’être lui-même ». Je me sens comme cet âne.

Marie-Hélène

J’entends par esprit critique l’attitude consistant à ne porter des jugements que sur ce que l’on s’est d’abord efforcé de comprendre ; à recourir autant que faire se peut à des sources d’information de première main plutôt qu’à des synthèses toutes faites ; à ne rien tenir pour définitivement acquis et à refuser par principe tout argument d’autorité ; à se méfier de l’admiration stérilisante comme des aspirations puériles à l’originalité ; à toujours se demander si ce dont on parle existe réellement, pourquoi certains discours paraissent séduisants alors qu’ils ne résistent pas à un examen approfondi, et comment faire en sorte qu’une pensée soit à la fois logiquement cohérente et empiriquement vérifiable, rigoureusement argumentée et ouverte à la discussion, même lorsque celle-ci prend une tournure polémique. »

— Jean-Marc Mandosio, D’or et de sable (2008)