A l’heure où les manifestations symboliques et les temps festifs sont devenus la norme des « luttes » il est bon de revenir un peu sur le passé.
Veut-on juste diminuer l’écart des inégalités sociales d’une société qui ravage le monde par tous les bouts, ou en finir pour de bon dans le même élan avec les ravages ET avec la possibilité même de l’existence d’inégalités sociales ?
- Attaquer la possibilité même des inégalités sociales, ou quémander de meilleures rémunérations ?
- Nommer, attaquer et menacer les riches et le système qui permet leur existence, ou juste demander de meilleures miettes ?
CAMARADES,
(« qui fait ou subit quelque chose avec et comme une autre personne », « compagnons d’armes », emprunté à l’espagnol camarada (« chambrée », au sens militaire), dérivé de cámara (chambre*))
En 1833, soit il y a environ 200 ans, six paysans, six serfs, vivant à Tolpuddle dans le Royaume d’Angleterre, s’associèrent au sein d’une Friendly Society of Agricultural Labourers (« Société amicale des travailleurs agricoles ») afin de protester contre la baisse progressive des salaires agricoles, qui n’étaient alors que de sept shillings et allaient passer à six — pour protester, en fin de compte, contre les conditions d’existence misérables que cela leur faisait. Ils refusèrent de travailler pour moins de 10 shillings par semaine. Pour ça, pour avoir formé cette « union » (on dirait « syndicat » en français, expression moins heureuse), pour avoir protesté contre l’injustice flagrante dont ils étaient victimes et demandé une rémunération qui leur aurait permis de vivre — à peine — un peu plus dignement, ils furent arrêtés, jugés et condamnés à la déportation en Australie. Cinq d’entre eux débarquèrent à Sydney le 17 août 1834, tandis que George Loveless, l’initiateur de ladite « société amicale » (de l’union, du syndicat), pour cause de maladie, n’y parvint que le 7 septembre. Après quelques années passées aux antipodes, grâce à la pression populaire qui s’exerçait en leur faveur au Royaume d’Angleterre, les six de Tolpuddle furent acquittés et autorisés à rentrer au bercail. Ce film raconte leur histoire.
Une des choses les plus agaçantes, la concernant, c’est — et ça devrait être évident — qu’au lieu d’exiger ce qu’ils étaient en droit d’exiger, au lieu de contester l’injustice manifeste de l’accaparement de la terre par quelques-uns, sa privatisation, la transmission héréditaire de ce patrimoine, etc., au lieu de contester tous les fondements totalement injustes, illégitimes, du capitalisme et de la civilisation, les six de Tolpuddle — à l’instar de nombre de paysans — se contentèrent de demander une meilleure rétribution de leur servitude — revendication qui leur fut refusée, et pour laquelle ils furent condamnés à la déportation.
Progrès. 200 ans plus tard — l’histoire de la civilisation est désespérante — c’est toujours et seulement à une meilleure rémunération et/ou agrémentation de leur servitude que la plupart des gens semblent aspirer (un SMIC plus élevé, une meilleure retraite, payer moins d’impôts, « une fiscalité plus équitable et des grandes fortunes qui payent leur juste part d’impôt » (Oxfam)). C’est en tout cas tout ce que promet l’ambition bigrement courageuse des principales figures de la gauche – de Ruffin à Giraud en passant par Piketty, Montebourg, etc. La même gauche qui nous assure que les choses vont tout de même mieux qu’hier, qu’entre-temps il y a eu toutes sortes « d’acquis sociaux » et le progrès technologique (quelle merveille). Et certes aujourd’hui la servitude est anesthésiée par 4 heures de télévision quotidiennes et toutes sortes de cyber-divertissements ; compensée par une « retraite » en fin de cycle, laquelle aboutit vite à quelque centre de retraitement pour personnes usagées dont personne ne souhaite plus s’occuper ; enjolivée par l’abondance matérielle dans les rayons des supermarchés (bénéficiant surtout aux plus riches) — tout ça pour la modique somme de la destruction inexorable du monde naturel et d’une dépossession toujours plus profonde (perte de savoir-faire liés à la subsistance, au fait de vivre directement au contact des éléments), entre autres.
Nombre de fortunes et de vastes patrimoines édifiés sur des injustices fondamentales, comme la propriété privée (la confiscation) de la terre et l’exploitation des êtres humains, se sont tranquillement transmis entre héritiers jusqu’à aujourd’hui — « Il y a les familles dont l’ancienneté dans le gotha de l’argent est de notoriété quasi publique : les Hermès et leurs différentes branches (Dumas, Puech), héritiers d’une sellerie devenue un des grands noms du luxe, les Peugeot, dont les premiers ateliers datent de la fin du xviiie siècle, les Louis-Dreyfus, négociants depuis au moins 1850, les Hériard-Dubreuil (Rémy Martin, Cointreau...), les Guerlain, les David-Weill (Lazard), les Seydoux (Schlumberger), les Rothschild (la branche Edmond étant la plus riche)... Sans compter les Michelin, curieusement absents des palmarès récents, sans doute parce que la forme juridique de la société de tête du groupe (société en nom collectif) rend plus opaque la propriété du capital. »
Les riches, leurs patrimoines, les artefacts et monuments commandités par et construits pour les riches, célébrés dans les médias, sont (pour cette raison et d’autres) toujours révérés par une partie de la population. Nos institutions sont pour l’essentiel héritées de la royauté, de l’Empire, etc. (à commencer par l’État-nation France, 𝑟𝑒𝑏𝑟𝑎𝑛𝑑𝑖𝑛𝑔 du Royaume de France).
Les pauvres, les exploités, les dépossédés, ceux-qui-ne-sont-rien, nous manquons toujours d’organisation et d’ambition, sommes bien trop policés, polis, dociles. Toutes les fortunes sont illégitimes, iniques, tous les riches et puissants sont des usurpateurs. S’il y a bien eu des révoltes paysannes tout au long de l’histoire de la civilisation — mentionnons celle des Nians, en Chine, dont le crédo était « Tuer les mandarins, tuer les riches, épargner le peuple », qui dura de 1853 à 1868 —, manifestement, aucune n’a véritablement abouti — souvent parce qu’elles finissaient par être récupérées par des réformistes ou parce que leur ambition était initialement réformiste (changer les dirigeants, au lieu de détruire l’organisation du pouvoir).
Dans 𝐿’𝐸𝑠𝑝𝑟𝑖𝑡 𝑑𝑒 𝑟𝑒́𝑣𝑜𝑙𝑡𝑒, Pierre Kropotkine se demande « comment s’y prenaient nos pères pour faire de l’agitation révolutionnaire », et note :
« La chanson, — celle qui est trop franche pour être imprimée, mais qui fait le tour de la France en se transmettant de mémoire, — a toujours été un des moyens de propagande des plus efficaces. Elle tombait sur les autorités établies, elle bafouait les têtes couronnées, elle semait jusqu’au foyer de la famille le mépris de la royauté, la haine contre le clergé et l’aristocratie, l’espérance de voir bientôt venir le jour de la révolution.
Mais c’est surtout au placard que les agitateurs avaient recours. Le placard fait plus parler de lui, il fait plus d’agitation qu’un pamphlet ou une brochure. Aussi les placards, imprimés ou écrits à la main, paraissent chaque fois qu’il se produit un fait qui intéresse la masse du public. Arrachés aujourd’hui, ils reparaissent demain, faisant enrager les gouvernants et leurs sbires. “Nous avons manqué votre aïeul, nous ne vous manqueront pas !” lit aujourd’hui le roi sur une feuille collée aux murs de son palais. Demain, c’est la reine qui pleure de rage en lisant comment on affiche sur les murs les détails de sa vie honteuse. C’est alors que se préparait déjà cette haine, vouée plus tard par le peuple à la femme qui aurait froidement exterminé Paris, pour rester reine et autocrate.
Les courtisans se proposent-ils de fêter la naissance du dauphin, les placards menacent de mettre le feu aux quatre coins de la ville, et ils sèment ainsi la panique, en préparant les esprits à quelque chose d’extraordinaire. Ou bien, ils annoncent qu’au jour des réjouissances, “le roi et la reine seront conduits sous bonne escorte en Place de Grève, puis iront à l’Hôtel-de-Ville confesser leurs crimes, et monteront sur un échafaud pour y être brûlés vifs”. — Le roi convoque-t-il l’Assemblée des Notables, immédiatement les placards annoncent que “la nouvelle troupe de comédiens, levée par le sieur de Calonne (premier ministre), commencera les représentations le 29 de ce mois et donnera un ballet allégorique intitulé 𝐿𝑒 𝑇𝑜𝑛𝑛𝑒𝑎𝑢 𝑑𝑒𝑠 𝐷𝑎𝑛𝑎𝑖̈𝑑𝑒𝑠.” Ou bien, devenant de plus en plus méchant, le placard pénètre jusque dans la loge de la reine, en lui annonçant que les tyrans vont bientôt être exécutés.
Mais c’est surtout contre les accapareurs de blé, contre les fermiers généraux, les intendants, que l’on fait usage des placards. Chaque fois qu’il y a effervescence dans le peuple, les placards annoncent la Saint-Barthélémy des intendants et des fermiers généraux. Tel marchand de blé, tel fabricant, tel intendant sont-ils détestés du peuple, — les placards les condamnent à mort “au nom du Conseil du peuple”, au nom du “Parlement populaire” etc., et plus tard, lorsque l’occasion se présentera de faire une émeute, c’est contre ces exploiteurs, dont les noms ont été si souvent prononcés dans les placards, que se portera la fureur populaire.
Si l’on pouvait seulement réunir tous les innombrables placards qui furent affichés pendant les dix, quinze années qui précédèrent la Révolution, on comprendrait quel rôle immense ce genre d’agitation a joué, pour préparer la secousse révolutionnaire. Jovial et railleur au début, de plus en plus menaçant à mesure que l’on approche du dénouement, il est toujours alerte, toujours prêt à répondre à chaque fait de la politique courante et aux dispositions d’esprit des masses ; il excite la colère, le mépris, il nomme les vrais ennemis du peuple, il réveille au sein des paysans, des ouvriers et de la bourgeoisie la haine contre leurs ennemis, il annonce l’approche du jour de la libération et de la vengeance. »
(Mais la situation a bien changé, ces remarques ne sont peut-être pas d’une grande aide aujourd’hui).
(Post de Nicolas Casaux)
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